mardi 14 février 2012

L'apocalypse, comme si vous y étiez !



Depuis quelques mois et plus encore lors de ce passage en 2012, de nombreuses personnes jouent à se faire peur en agitant l’un des mythes les plus profondément ancrés dans l’être : la fin du monde. Il faut pourtant bien distinguer dans ce motif universel plusieurs déclinaisons qui en modifient sensiblement le sens ; déclinaisons qui ne sont jamais rappelées ou précisées dans l’arène publique. La seule évocation du mot suffit à toucher les consciences, comme s’il était enfoui au plus profond de nous-mêmes, sans avoir besoin d’être éclairé par la raison. Quel est ce mot ? « Apocalypse ». 

Le sens premier du terme « apocalypse » est profondément religieux et en appelle à la ferveur des croyants. Il signifie littéralement « révélation », « dévoilement », et concerne l’homme à l’approche de la fin des temps. On retient souvent la série de cataclysmes qui s’abat sur le monde, tels les quatre cavaliers de l’Apocalypse de Jean, sans faire référence au moment de cette manifestation : la veille du « Jugement dernier ». Autrement dit, l’apocalypse a deux visages : le premier, nocturne, fait face à la monstruosité du monde finissant tandis que le second, lumineux, se tourne vers l’avènement d’une autre réalité, celle de la Jérusalem céleste. Précisons, une nouvelle fois, qu’il s’agit d’un terme religieux qui ne relève pas des lois de l’histoire, mais des impulsions de la foi. Cette « révélation », nous dit Gershom Scholem, est comme « le surgissement d’une transcendance au-dessus de l’histoire, une intervention qui fait s’évanouir et s’effondrer l’histoire, la projection d’un jet de lumière à partir d’une source extérieure à l’histoire »[1]. Il n’appartient, donc, pas à l’homme d’en prononcer l’advenue même s’il a toujours le loisir d’en saisir les signes précurseurs.

            Le deuxième sens du terme « apocalypse » renvoie à sa lecture profane et met tout particulièrement l’accent sur une « catastrophe épouvantable » qui annonce également la fin du monde. Cependant, le sens commun relève moins de la foi qu’il ne fait appel à l’imaginaire de la destruction et de l’extinction, lequel se rattache à une histoire présente vécue sous le signe de la tragédie. L’apocalypse est en quelque sorte une révélation intra-mondaine, une révélation que l’homme porte en lui-même, comme la résultante de ses propres actes. Aussi le jugement est-il sans appel : l’homme est le seul responsable de son hybris (« démesure »). Mais il est aussi le seul juge qui espère toujours, dans un ultime revirement, sauver les apparences du monde. En définitive, cette apocalypse revêt plusieurs degrés selon que le monde se fissure progressivement ou s’écroule subitement, et épouse autant de motifs que le déroulement des événements ne le laisse présager : crise économique, faillite écologique, calendrier maya, catastrophes naturelles, etc.

Dans cette litanie de sombres prédictions que l’on pourrait égrener à n’en plus finir, il est un événement et plus précisément un film qui nous semble toucher du doigt la réalité de l’apocalypse. Un film beau et austère, un film âpre et sombre et, disons-le, un film ennnuyeux et fascinant : Le cheval de Turin de Béla Tarr (sorti il y a quelques semaines dans très peu de salles). La dimension y est autrement plus profonde que le Mélancholia de Lars von Trier dont il faut bien admettre que la beauté esthétique voile un propos d’une grande pauvreté – les pré-visions d’une maniaco-dépressive sur la catastrophe inéluctable qui approche. Au contraire, ce qui marque profondément dans le film de Béla Tarr est sa simplicité abyssale : nul intrigue, nul sentiment, nul épanchement, et encore moins de propos pseudo-mystiques – le film est presque muet – pour entourer l’immense interrogation qui avance : que se passe-t-il dans ce monde balayé par le vent ? Et l’immense espérance qui tient les cœurs dans la dignité : que faut-il faire dans cette vie exténuée ?

De façon très subjective, nous souhaitons aborder quelques-unes des thématiques qui traversent le film et qui dessinent les motifs, non pas de l’apocalypse au sens religieux du terme (« révélation »), mais plus simplement, plus humblement, d’un monde qui s’éteint à petits feux, jusqu’à la dernière lueur de vie.

Il faut d’emblée poser le cadre du film, lequel ne bougera plus tout le long de six chapitres. Deux êtres humains : un père au visage halluciné et une fille aux cheveux ébouriffés. Une ferme perdue au fond d’un vallon dans une campagne aride et profonde de la fin du XIXè siècle. Un cheval fatigué qui tire la charrette du vieil homme, cocher de son état. Un ouragan qui dure des jours et des jours, sans interruption, et qui manifeste l’advenue de quelque chose ; comme un signe des temps. Dans ce décor brut, et dans ce vent qui soulève les feuilles et qui siffle aux oreilles, l’existence est rythmée par des gestes simples, presque frustres, et répétitifs comme un rite : le levée et l’habillage, l’eau à prélever du puits, le repas frugal, la visite au cheval, l’attente devant la fenêtre, et le coucher. Et ce, pendant six jours, car la vie – qu’on l’accepte ou non – n’est qu’une longue répétition dont seuls les points de vue changent[2].

Dans ce film d’une monotonie lancinante, il n’y a donc pas de réflexions à soulever, de métaphores à comprendre, de symboles à déchiffrer, mais tout simplement les motifs d’une vie qui se déplient dans la folie des éléments. Le père et la fille, et nous avec, sont comme des témoins, juste des témoins, qui regardent ce paysage en noir et blanc les absorber, ce vent puissant les balayer. À défaut d’histoire à raconter – Le cheval de Turin se situe à un autre plan de la réalité –, il est possible d’évoquer quelques-unes de ses thématiques qui nous ont rendues si proche, presque palpable, l’apocalypse qui vient. 

Le cheval


Le film s’ouvre sur la dernière épreuve que Nietzsche rencontra dans ce monde : une voix profonde nous rappelle qu’il tomba dans les bras d’un cheval, dans les rues de Turin, que son maître battait à mort ; et Nietzsche lui-même tomba dans les bras d’une douce démence qui devait durer dix ans. La première scène nous emporte aussitôt après dans les pas d’un cheval et de son maître pris dans les bourrasques de vent ; la bête fatiguée et le vieil homme usé qui luttent sur les chemins de l’existence. Et, tout le reste du film, le cheval aux yeux collés et au pelage incertain s’abandonne peu à peu à la mort, comme s’il savait bien avant les autres que tout était perdu. Le père se ravise, la fille le caresse. Il faut survivre tant que les jambes portent l’homme.

Le rite


Dès le début, la fille habille le père, infirme d’un bras, tandis que le père regarde la fille. Tout est là. La vie simple des gens de peu qui ont toujours traversé les épreuves, sans un mot, dans l’immensité de la nuit. C’est un rite que de vivre dans la dignité : chaque jour, les gestes recommencés comme s’ils avaient toujours été là, dans le secret d’une vie qui nous dépasse. « Terrible, terriblement ennuyeux » disaient certains à la sortie du film et l’on aurait pu ajouter : « terriblement vrai ».

L’attente


Il ne se passe pas grand chose dans ce film de 2h30. Et comment ? L’ouragan ne cesse pas de déplier ses énormes bras de vent, soulevant la poussière jusqu’à hauteur du ciel. Le père et la fille, à tour de rôle, s’asseyent devant la fenêtre et regardent dehors, la valse des feuilles qui volent. Dans l’attente. Scènes grandioses où l’on se tient derrière les êtres dans l’immobilité d’une vie qui ne tourne plus. L’attente, cette espérance ultime de voir le ciel s’ouvrir au soleil. L’attente des hommes qui n’abandonnent pas tant que le souffle les tient debout.

La religion


Comment ne pas convoquer les dieux dans la torpeur qui gagne le monde ? Justement, la seule scène qui donne lieu à un monologue est celle d’un étranger proche, le voisin, qui vient chercher un peu d’alcool de vie, comme pour s’étourdir encore. Il s’assied et devise sur les temps obscurs qui tiennent le jour en haleine, sur la faute des hommes qui ont fini par briser l’horloge du monde, sur la justice qui s’ensuit, et sur la peine capitale que nous méritons tous. Le père ponctue cette sombre prophétie d’un mot : « foutaises » ; tandis que sa fille, en arrière plan, continue son labeur. Et l’autre de repartir dans le vent, titubant, et s’abrutissant d’alcool. Tout est dit de la morale et d’une certaine forme de religion.



Le puits


Chaque matin, la fille se lève, ouvre la porte au grand et s’engouffre dans le vent pour aller jusqu’au puits. Deux seaux d’eau pour tenir encore un jour : le repas, la toilette et le rite. L’eau que la nature offre à la vie, comme un répit, avant que le puits ne s’épuise, définitivement. Une carriole de forains était passée la veille pour se servir un peu avant que le père ne les repousse ; un signe : dans leur folie, les forains laissent une Bible. Le soir, la fille en lit quelques phrases, timidement. Les mots n’ont plus de sens mais une sonorité qui fait frémir.
 

La fuite


Quand il ne reste plus d’eau, la fuite s’impose car les veines demandent de la fluidité, et le corps un peu de sang clair. Le père et la fille chargent leur pauvre charrette, harnache le cheval et s’en vont au loin vers l’horizon, un peu plus loin que cet arbre décharné qui n’en peut plus du vent. Mais il est impossible de fuir quand les temps approchent. Cela ne sert plus à rien. Le père et la fille rebroussent chemin et retournent dans leur maison perdue. Comme si de rien était. Le rite se poursuit. 

La lumière 

 

Le film prend toute son ampleur dans l’ultime chapitre, tragique dans son déroulement implacable. Quand on comprend que rien ne pourra sauver le monde de son état de délabrement avancé. Ni homme, ni Dieu. Et le dernier élément qui vient à s’éteindre est le feu de la vie : d’abord, la lumière du ciel qui disparaît en plein jour pour laisser place à la nuit qui enveloppe désormais le père et la fille de son châle noir, terriblement noir ; ensuite, la flamme de la lampe à pétrole qu’on ne peut plus rallumer, sans aucune raison, si ce n’est que la lumière n’a plus sa place dans un monde sans âme. 

La fin


Les dernières images, pénétrantes, laissent peu à peu deviner deux tâches blanchâtres, le père et la fille, assis l’un en face de l’autre, devant leur écuelle et cette pomme de terre au milieu, presque crue. Le père tente de manger, avec toute la dignité qui lui reste, tandis que la fille est comme abattue, la tête renfoncée dans ses épaules. Son père lui dit : « mange ! ». Il n’y croit plus lui-même. L’honneur d’un père face à sa fille, face à la vie, face au néant.

Epilogue


Pour ceux qui aiment à se faire peur en parlant, à tort et à travers, de l’apocalypse qui vient, on ne saurait trop leur conseiller d’aller se rafraîchir l’âme devant un monde qui s’épuise, un monde qui s’éteint, un monde qui disparaît ; et cela n’est pas l’apocalypse ! C’est la fin d’un monde. Et c’est la fin de l’homme. 








[1] Gershom Scholem, Le messianisme juif. Essais sur la spiritualité du judaïsme, trad. par Bernard Dupuy, Paris, Calmann-Lévy, coll. « Diaspora », 1974, p. 35.
[2] Ce que Béla Tarr traduit en filmant toujours les mêmes scènes, pendant six jours, sous des angles à chaque fois différents.

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