mardi 31 juillet 2012

The Dark knight rises


                 [Avertissement à ceux qui n'ont pas vu le film: quelques informations (de plus ou moins grande importance) sont révélées dans l'article qui suit]

          Franck Miller n’est pas un personnage très sympathique. D’abord, il se prononce en faveur de la guerre en Irak et ensuite il se permet de traiter de « pond scum »[1] (qui renvoie à une forme de vie extrêmement primitive et qu’on pourrait traduire par « raclure de marigot » sans rendre justice à la puissance métaphorique de cette insulte. L’anglais est décidément une bien belle langue) les indignés du mouvement Occupy Wall Street. Evidemment, ça énerve un petit peu les milieux progressistes américains et le journal Le Monde[2]. Même Alan Moore trouve que Franck Miller va un peu loin…[3]
      Pas étonnant donc qu’un si mauvais coucheur ait pu rendre vie avec autant de brio à la figure de Batman dans la série The Dark Knight, qui restera dans les mémoires des amateurs de Comics notamment en raison de la branlée magistrale que le chevalier noir inflige à Superman le gentil boy-scout intergalactique.

Mange-ça super naze!

      Quand on y songe, Batman a un caractère au moins aussi détestable que son bienfaiteur. Comme le rappelle notre confrère blogueur l’Odieux Connard, Bruce Wayne aurait pu, après le double meurtre de ses parents, mettre sa fortune au service de programmes de réhabilitation urbaines (version démocrate), verser une généreuse donation aux orphelins de la police (version républicaine) ou encore soutenir activement le lobbying de la NRA et soutenir la candidature de Joe Arpaio[4] à la mairie de Gotham (version Tea Party). Au lieu de cela, Bruce Wayne dépense son temps et son argent à s’entraîner comme un spetznatz et à se constituer un bat-arsenal qui aurait fait pâlir d’envie Saddam Hussein afin de traquer et terrifier la pègre et la racaille dans les rues de Gotham en devenant The Batman.
            Il y a une grande différence entre Batman et un super-héros. Un super-héros se voit doté, à sa naissance ou par accident, de super-pouvoirs  (c’est pour cela qu’on met « super » devant « héros ». CQFD.) qui font de lui un être hors-normes, bien au-dessus des pauvres humains que nous sommes. Grâce à un super-sérum, Captain America est passé du statut de crevette nationaliste à celui de marmule de guerre super-patriotique. Spiderman est devenu un super-yamakazi avec de grands pouvoirs et de grandes responsabilités grâce à une morsure d’araignée radioactive. Superman, lui, se contente d’être super-chiant. De naissance en plus. Batman n’a rien de tout cela : pas de super-sérum, pas de super-araignée radioactive et s’il fumait, il pourrait écraser ses mégots dans un cendrier en kryptonite sans que ça lui fasse lever un sourcil. Batman est seulement Batman. Il ne fume pas, il s’entraîne à mort. Dès le réveil, il enchaîne quelques centaines de pompes et d’abdos avant même d’avaler un café. Il maîtrise le ju-jitsu, le ninjustsu, le karaté chotokan, le kendo, le kravamaga, la capoiera, la boxe, le Tai Chi et même le macramé. Il collectionne les armes à feu, est un as de l’informatique et passe ses vacances dans les quartiers de haute sécurité des prisons chinoises. Batman n’est pas un super-héros, c’est un sociopathe. Chez Franck Miller, Batman est à mi-chemin entre Walt Kowalski, le misanthrope haineux de Gran Torino et Charles Bronson époque Un justicier dans la ville. Il est vieux, méchant, aigri et détient une condition physique qui ferait passer Jonah Lomu pour un handicapé moteur.
        Le choix de Christian Bale pour incarner Batman dans l’adaptation cinématographique de Christopher Nolan atténue quelque peu les traits de caractère initiaux du personnage de Miller. J’apprécie beaucoup Christian Bale et je conseille vivement de regarder Harsh times (2005), dans lequel il incarne un Chicanos de Los Angeles revenu sérieusement fêlé de la cafetière d’un service militaire un peu trop prolongé en Afghanistan. Oui, vous avez bien lu, un chicanos. Rappelons que Christian Bale est né au pays de Galle, ce qui ne semble pas l’empêcher de livrer dans Harsh times une performance parfaite. Avec beaucoup de talent, Bale a incarné, de American psycho à The Dark knight en passant par Harsh times ou The Machinist, toute une galerie de malades mentaux auxquels il apporte sa touche personnelle : il semble posséder une plasticité des traits qui lui permet de passer en deux secondes du registre du gendre idéal (avec un sourire désarmant et un bon regard franc de labrador) à celui du fou furieux prêt à vous arracher le visage pour décorer sa porte d’entrée parce que vous avez regardé sa voiture au feu rouge.

Latino Bale

             Le paradoxe est que le costume de Batman nous empêche de profiter dans The Dark knight de ces capacités de métamorphe psychotique. Avec la cagoule qui lui cache la moitié du visage, il nous reste juste une mâchoire crispée et une voix outrageusement éraillée pour nous indiquer qu’il n’est pas commode. Sans le costume, il redevient Bruce Wayne qui a toujours l’air sympa. Encore que dans The Dark knight rises, Bruce Wayne est un peu défraichi. Depuis le dernier épisode au cours duquel le Joker avait transformé sa petite copine Rachel en méchoui, Bruce a pris un gros coup de vieux. Il s’est laissé pousser la barbiche, ce qui lui donne un air de Christ californien, passe sa vie en peignoir, et arpente poussivement les couloirs de son manoir en s’aidant d’une canne. Il est au trente-sixième dessous le pauvre Bruce et il n’a plus rien à faire. Depuis qu’il a décapité la pègre, plombé les fesses du Joker et défenestré Harvey Dent (alias Double Face) dans l’épisode précédent, Gotham City est devenue une ville tranquille. Les gens n’ont plus besoin de Batman, du coup Bruce Wayne a décidé de devenir The Dude. Pour couronner le tout, son toubib lui annonce sans trop prendre de gants qu’avec son dos en vrac et ses genoux pourris, l’héliski c’est fini pour lui. Il y a de quoi déprimer et Bruce Wayne le vit très mal. Il s’enferme dans sa chambre et ne daigne même plus mettre le nez dehors quand Alfred organise des teufs de barjot dans le manoir sans lui demander la permission. C’est dur de vieillir.

Après Ra's al ghul, Jeff Lebowski, le nouveau mentor de Bruce Wayne

       Heureusement pour Bruce Wayne, et pour le spectateur qui n’avait pas l’intention de regarder le dernier film de Michael Hanecke sur les ravages de la vieillesse et de la maladie d'Alzheimer, une charmante apparition va provoquer chez Grabatman un sérieux retour de sève. La vie de Bruce Wayne bascule, pile à l’heure de Questions pour un champion, quand le machiavélique Alfred envoie une petite soubrette appétissante (Anne Hathaway) amener au reclus son plateau repas pendant que le majordome va jouer les mondains et se siffler quelques verres de Moët et Chandon en compagnie de Justin Bieber et Dr. Dre autour de la piscine du manoir Wayne. La jolie petite servante est aussi bien curieuse. A peine a-t-elle déposé le plateau repas qu’elle part fureter un peu dans la chambre de Bruce qui survient à l’improviste en peignoir…Eh mais...Attendez un peu...Ca me rappelle quelque chose ça…

Ah oui, je me disais bien aussi que ça me rappelait quelqu'un...

           Mais la petite curieuse n'est pas n'importe quelle femme de chambre, elle n’est autre que Catwoman, venue faire le ménage dans le coffre-fort de Bruce, et Catwoman n’est pas le genre de fille à se laisser serrer dans un coin comme ça, même par le patron du FMI, alors un ex-justicier à moitié croulant en robe de chambre vous pensez…D’un coup de talon bien placé elle envoie valser la canne, et le Bruce avec la canne, et se tire avec le collier préféré de la défunte maman du billionnaire. Le pauvre Batman s’est fait taxer ses perlouzes aussi facilement qu’un retraité niçois en vacances. Humiliation. On découvre cependant que Batman n’a pas encore le cerveau complètement liquéfié car il a collé un émetteur dans le collier afin de pister l’accorte voleuse. Ce qui lui donne un prétexte pour se précipiter sur son ordinateur dans sa batcave parce que Batman est aussi un gros geek. On le sent cependant piqué au vif. L’irruption d’Anne Hathaway déguisé en servante a réveillé le démon de midi chez l’homme chauve-souris qui décide illico de reprendre du service. C’est sans doute la signification profonde du titre : The Dark knight rises.
         On a sans doute un peu trop vite attribué à Christopher Nolan la palme de la cohérence et de la maestria scénaristique. Le récit qui s’étale sur 2h45 utilise quelquefois des câbles suffisamment gros pour tracter un lot de vingt batmobiles par hélicoptère et s’offre quelques énormités qui feraient passer Ed Wood pour un réalisateur d'une rigueur exemplaire mais qui sont devenue la règle dans le cinéma hollywoodien. Christopher Nolan s’acquitte cependant honnêtement de sa tâche. Il a su redonner vie à une franchise qui était passée auparavant par les mains de Burton avant d’être consciencieusement massacrée par Joel Schumacher. Il a su également composer avec les exigences inhérentes au genre du blockbuster pour conférer à la série des Dark knight une atmosphère et un traitement originaux et qui ne trahissent pas l’univers de Miller tout en lui ajoutant une petite pincée de James Bond. Après cela, on peut reprocher à Nolan un certain goût pour les scénarios un peu inutilement alambiqués (je n’ai pas toujours que du bien à dire d’Inception par exemple mais ce que fait Nolan est un travail d'orfèvre à côté de ce qu'un tâcheron faussement inspiré comme Damon Lindelof peut accoucher pour Promotheus par exemple…) et la surenchère un peu ridicule de certaines scènes d’actions (qui à force de surenchère finissent quelquefois par être quelque peu confuses). Cependant, Nolan réussit à imposer son univers et cette fois c’est incontestablement le personnage de Bane qui le porte sur ses (très larges) épaules.



          C’est peut-être moins flagrant que dans l’opus précédent mais Batman semble à nouveau quelque peu éclipsé par un adversaire qui prend beaucoup de place dans le récit et à l’écran[5]. Bane est un mercenaire qui a la double caractéristique d’être à la fois une force de la nature et un génie machiavélique. Ce qui lui permet à la fois de casser Batman en deux comme un bretzel et de concevoir un plan inutilement compliqué pour détruire Gotham City. En plus de ces deux particularités plutôt utiles, Bane porte un très seyant respirateur qui lui masque la moitié du visage et s’exprime un peu comme Gros Nounours mais si Bane était vraiment Gros Nounours, Nicolas finirait pendu à un lampadaire et Pimprenelle enchaînerait les passes dans un baraquement sordide de bordel militaire de campagne, ce qui nous enseigne qu’il ne faut pas toujours se fier aux apparences et ne pas faire confiance aux gros messieurs musclés, même quand ils parlent un peu comme le père noël.



          Bane n’est rien d’autre qu’une bonne grosse tranche de nihilisme bodybuildée, cent-vingt kilos (au bas mot) de barbaque haineuse vouée à la destruction de tout ordre social. Dans le film de Nolan, ce croisement entre Kropotkine et Ben Laden fait la nique à la CIA, s’accoquine avec un dirigeant de multinationale véreux auquel il finit par apprendre à tourner sa tête à 180°, transforme un réacteur nucléaire destiné à produire de l’énergie propre (ça alors c'est Henri Proglio qui doit être content) en bombe thermonucléaire, invite la population à rançonner les riches et les bourgeois, prend en otage une place boursière, enferme les forces de police dans les égouts et gâche la finale du super-bowl. Mais quelle sont ses revendications ? Aucune. De toute façon il a prévu de tout faire sauter quoiqu’il arrive. Ce type-là est définitivement cool.
         Le message de Nolan est pourtant transparent : Batman a raccroché les gants et avec lui c’est toute l’Amérique qui a baissé sa garde, permettant au complotistes malfaisants (l’anarcho-nihiliste/l’écolo extrêmiste, tout ça étant un ramassis de cul-de-basse fosse sortis d'une prison moyen-orientale…) de s’implanter au cœur de la nation. Dans les égoûts, sous les pieds des citoyens et de l’élite de Gotham City, qui continue à mener grand train sans se soucier le moins du monde de ce qui se passe autour d'elle, Bane entretient une armée des ombres, prête à surgir et à frapper au cœur de l’empire. C’est l’ennemi intérieur qui fourbit ses armes et qui a réussi à s’infiltrer partout, à tous les degrés du système. Dans la ville inconsciente, les braves citoyens poursuivent tranquillement et ingénument le fil de leur existence. En-dessous, à la fois au cœur de la cité et au royaume des ombres, le mal attend son heure.
       Le sol finit littéralement par se dérober sous les pieds des trop confiants citoyens de Gotham dans la scène qui constitue le morceau de bravoure du film. En plein match de football, une série d’explosions détruit les ponts qui relient Gotham au monde extérieur et provoque un gigantesque glissement de terrain qui engloutit l’aire de jeu du stade sous les yeux médusés des spectateurs. C’est aussi le morceau de bravoure de Bane qui expose également son plan à une foule de spectateur médusés : renverser l’ordre social, donc, et puis tout faire sauter[6]. Le seul qui puisse arrêter Bane est bien sûr Batman. Justicier masqué aux méthodes on ne peut plus brutales, Batman ne peut avoir aucune confiance dans un Etat corrompu (si l’on met à part le commissaire Gordon qui partage à peu près sa vision des choses et le futur Robin, jeune flic idéaliste). Il représente à la fois l’option anti-politique (Batman agit en marge des pouvoirs publics et des politiciens corrompus et bavards, il est un peu antidémocrate sur les bords), l’homme providentiel (le général De Gaulle avec le costume de Batman ça ferait d’ailleurs un chouette masque) et c’est un citoyen américain qui aime sa ville, les honnêtes gens et le Deuxième Amendement. Batman vote républicain, ça ne fait pas un pli. Enfin si tant est qu’il se déplace pour aller voter.



     Dans The Dark knight, le deuxième opus de la série, le justicier masqué affrontait un pervers machiavélique en la personne du Joker, une autre facette, plus sophistiquée, d’un nihilisme que Bane incarne lui de façon bien plus barbare. Pour le vaincre, Bruce Wayne devra, selon les dires du clairvoyant Alfred, retrouver un idéal qui lui fait défaut après des années d’inaction et d’indolence coupable[7]. Christopher Nolan nous livre-t-il là sa vision de l’Amérique en guerre ? Si c’est le cas il aura été plus fidèle encore qu’on ne le pense à la vision de Franck Miller. 

Billet également publié sur http://hipstagazine.com/


[4] Pour ceux qui ne connaissant pas cette figure assez peu pop de la culture US, voici un portrait assez complet du personnage : http://klimbo.bangbangblog.com/2008/07/28/joe-arpaio-sherif-a-la-couenne-dure/
[5] Le seul film de la série qui laisse franchement la vedette au justicier noir est Batman Begins. Evidemment, dans cet opus, Batman affrontait une armée de ninja mené par Liam Neeson. On peut pardonner beaucoup à ce dernier qui a incarné Darkman chez Sam Raimi, mais les ninjas c’est tout juste bon pour Luc Besson…
[6] Avant d’en arriver là, il a fallu tout de même en passer par une histoire alambiquée de manipulation boursière et corporatiste qui a permis au terroriste masqué de s’emparer de Wayne Enterprise puis de la ville toute entière.
[7] Et avant cela, il devra s’extraire de la prison dans laquelle à croupi Bane pendant des années en escaladant un puit vers la liberté. Métaphore on ne peut plus subtile encore une fois. Mais avant cela, Bruce Wayne se fait remettre son dos pété en place par un avisé persan qui a caché une méthode Assimil sous son matelas pour apprendre à parler anglais rapidement au cas où un justicier américain serait placé un jour dans sa cellule et qui le suspend au plafond en lui passant une bonne corde sous les aisselles pour lui remettre les vertèbres d’aplomb. C’est un fantastique message d’espoir adressé à tous ceux qui souffrent d’un mal de dos récurent. J’aurais dû y penser plus tôt. 

lundi 30 juillet 2012

Mauvais genre (fin)


           Pour bien se comprendre, les notions de sexe et de genre doivent être obligatoirement croisées avec une réflexion plus anthropologique que sociologique à la fois sur la famille ou sur la génération au lieu de considérer le sexe comme un « donné » auquel devrait se substituer le genre comme un acquis. Bien au contraire, l’étude de certaines sociétés extra-occidentales montre un refus de séparer corps et esprit, nature et culture. C’est l’action à la fois rituelle et sociale de la communauté qui va permettre de définir au travers d’une série d’initiations successives l’identité et la valeur de la personne qui s’inscrit au sein d’un ensemble complexe de relations humaines. Judith Butler postule que le genre est défini par l’individu lui-même au travers d’une série de deuils qui interviennent tout au long de l’existence pour façonner sa personnalité mais l’anthropologie montre qu’en s’intéressant à d’autres sociétés que la nôtre nous découvrons ce processus de formation de l’individu par la construction progressive d’un statut social qui s’apparente au processus décrit par J. Butler mais qui n’est pas performatif et purement relationnel. Il n’est donc pas plus constructif de considérer le genre comme un attribut ou comme une identité (que l’on choisirait nous suggère J. Butler comme on choisit ses vêtements dans son placard) que de s’en tenir au seul déterminisme biologique qui définit la différenciation sexuée. Le genre est une modalité des actions et des relations sociales articulée au sexe.
         L’oubli de cette dimension relationnelle et culturelle, essentielle dans la définition de l’identité, par les théoriciens du genre nous amène à énoncer la limite la plus essentielle à nos yeux de la « politique du queer » et de tous ses dérivés : c’est qu’elle tend à considérer l’individu comme une globalité, « un tout autarcique, nous dit encore Irène Théry, clos sur sa propre intériorité, mû comme de l’intérieur par ses « propriétés intrinsèques », et préexistant en définitive à toute inscription dans un monde humain particulier, une société donnée, un tissu de relations historiquement instituées »[28]. Cette conception de l'individu n'est pas bien sûr l'apanage de la théorie du genre telle que Judith Butler la formule. Disons plutôt que ce type d'énoncés socio-politique s'intègre parfaitement à un plus vaste modèle culturel que Gilles Lipovetsky avait qualifié de société "post-moderne."[29] Achevons maintenant de passer pour d'infâmes réactionnaires en citant, en écho, un autre auteur qui a livré, à peu près à la même époque que Lipovetsky, une analyse impitoyable de cet univers culturel replié sur le moi qui est celui de nos sociétés occidentales:

Vivre dans l'instant est la passion dominante - vivre pour soi-même, et non pour ses ancêtres ou pour la postérité. Nous sommes en train de perdre le sens de la continuité historique, le sens d'appartenir à une succession de générations qui, nées dans le passé, s'étendent vers le futur.[30]  

Christopher Lasch écrit cela en 1979, date à laquelle il diagnostique déjà les symptômes de ce que l'écrivain américain Tom Wolfe nomme un accès de religiosité orgiaque et extatique. Ces symptômes se manifestent à travers la volonté tout d'abord de concevoir une société thérapeutique dans laquelle l'idée d'un bien commun est définitivement remplacée par la recherche, sur un plan strictement individuel, de "la santé, la sécurité psychique, l'impression, l'illusion momentanée d'un bien-être personnel."[31] Deuxièmement et conséquemment, l'idée que "la volonté individuelle est toute puissante et détermine totalement le destin de la personne"[32] est devenue un principe absolument incontestable. Cette idée sous-tend complètement les théories de Judith Butler. Irène Théry, dans sa critique à l'encontre du féminisme, souligne que sexe et genre doivent se concevoir d'abord comme des modalités d'interaction sociale et générationnelle, et non comme des identités revendiquées et abstraites de tout contexte culturel. Si l'on revient d'ailleurs à la revendication principale formulée lors de la gay pride, l'homoparentalité, on constatera que le débat concernant l'adoption d'enfants par des couples gays ou lesbiens est systématiquement écarté au nom du sacro-saint épanouissement de la personne. Il s'agit seulement de conquérir, par le biais du mariage puis de l'adoption, une normalité, mais sans que soit posée la question de l'importance de la présence d'un père et d'une mère dans la construction psychologique de l'enfant. Je n'y répondrai pas ici, n'étant pas pédo-psychiatre mais je constaterai simplement que, poussée à son extrême, la théorie de genre postule une nécessité subversive qui vise à reconnaître le droit à l'individu à élever un enfant quelle que soit son orientation sexuelle, ce qui est une chose, mais fait systématiquement l'économie de toute réflexion sur l'éventuelle nécessité du maintien des figures patriarcales et matriarcales dans l'éducation puisque la remise en cause déconstructionniste des théories du genre ont balayé de toute façon une bonne fois pour toute ces figures passéistes associées à des schémas archaïques de domination. Là encore nous nous apercevons que nous vivons dans une société à laquelle on ne demande plus que de distribuer des droits. Faisons valoir dans l'instant ce que la toute puissance de notre affirmation individuelle nous permet d'exiger. 



                Lasch, écrit Jean-Claude Michéa, a analysé ce mariage entre le fantasme de puissance nietzschéen réactualisé et le règne d'un consumérisme individualiste qui s'applique à tous les domaines de l'existence, en se référant à un auteur emblématique de la pensée libertaire : le marquis de Sade. 

"Sade - écrit ainsi Lasch - imaginait une utopie sexuelle où chacun avait le droit de posséder n'importe qui; des êtres humains réduits à leurs organes sexuels, deviennent alors rigoureusement anonymes et interchangeables. Sa société idéale réaffirmait ainsi le principe capitaliste selon lequel hommes et femmes ne sont, en dernière analyse, que des objets d'échanges. Elle incorporait également et poussait jusqu'à une surprenante et nouvelle conclusion la découverte de Hobbes, qui affirmait que la destruction du paternalisme et la subordination de toutes les relations sociales aux lois du marché avait balayé les dernières restrictions à la guerre de tous contre tous, ainsi que les illusions apaisantes qui masquaient celles-ci. (...)" Si nous acceptons cette analyse, il devient d'un seul coup plus facile de saisir les liens métaphysiques essentiels qui unissent, dès l'origine, bien que de façon évidemment inconsciente, les deux moments théoriques de l'idéal capitaliste : d'un côté l'exhortation prétendument "libertaire" à émanciper l'individu de tous les "tabous" historiques et culturels qui sont supposés faire obstacle à son fonctionnement comme pure "machine désirante", de l'autre, le projet libéral d'une société homogène dont le marché auto-régulateur constituerait l'instance à la fois nécessaire et suffisante pour ordonner au profit de tous, le mouvement brownien des individus "rationnels" , c'est-à-dire enfin libérés de tout autre considération philosophique que celle de leur intérêt bien compris.[33]


         Voici donc au bout du compte ce qu'exprime, ce qui s'exprime, à travers l'alliance entre l'affirmation du droit de l'individu placé au-dessus de tout et le triomphe d'un consumérisme homogénéisant tels qu'il se matérialise à travers la gay pride, qui n'est qu'un exemple parmi d'autres des multiples manifestations de masse proposées et pensées par l'hédonisme de masse. Comme il en est fait mention au début de cette série d'article, cette mutation à la fois spectaculaire et anthropologique s'accompagne d'une mutation du langage qui accompagne ses transformations. Judith Butler n'a pas tort quand elle énonce que le langage des performatifs n'est pas seulement le reflet des fait sociaux mais est également créateur de faits sociaux. Un autre auteur, Jaime Semprun, remarque avec beaucoup de justesse, dans un essai qui me semble essentiel, Défense et illustration de la novlangue française, à quel point cette novlangue dont nous nous gaussons et à laquelle trop souvent on ne trouve à opposer qu'une déploration stérile, rend en réalité parfaitement compte de ce qu'est le réel, de ce qu'est devenu aujourd'hui notre réel. Il serait étonnant, remarque Semprun, que tous les bouleversements que nous connaissons depuis près d'un siècle et l'anéantissement de notre "civilisation séculaire" n'ait pas eu de conséquence sur notre langue. Cette révolution du langage a connu une impulsion déterminante d'abord dans les milieux intellectuels, et les études linguistiques bien sûr, dont les sciences exactes se sont d'abord emparées "en analysant le langage sans plus s'occuper du pourquoi ni du comment, à la façon des philosophes et des historiens, mais seulement de son fonctionnement comme système"[34] pour finir par inspirer "l'ensemble des disciplines qui cherchaient alors à se conformer au modèle des sciences exactes pour se constituer en sciences humaines. Le structuralisme fut la "haute époque", presque juvénile dans son ambition totalisante, de cette pensée objective du système dont la devise au moins, ça fonctionne, est restée celle de tous les experts d'aujourd'hui."[35] 



Adoubé par cette fonction scientifique, le langage de la sociologie contemporaine et des courants post-structuralistes, tels que les théories du genre dont Judith Butler est une représentante illustre parfaitement la dérive incantatoire des sciences humaines qui s'accorde en même temps avec l'incantation thérapeutique perpétuelle de l'individu qui fait valoir perpétuellement ses droits au sein de la république autarcique de son épanouissement personnel. Max Stirner sans doute y aurait vu l'avènement de sa "société des égoïstes" et pourrait se targuer d'être peut-être le seul penseur anarchiste pouvant se prévaloir de la réalisation historique de ses théories. Et cette réalisation, qui est aussi le retour de la guerre de tous contre chacun pour affirmer sa presque sacro-sainte singularité, triomphe aujourd'hui dans la langue devenue le dernier refuge de l'illusion, celui de la poursuite d'une construction historique, sociale et politique qui ne passe plus que par l'énonciation, l'incantation, l'invocation par chacun de sa propre exceptionnalité. Au commencement était le Verbe. A la fin survient la cacophonie. C'est le sens de la parabole de la tour de Babel, me semble-t-il, que Roger Caillois qualifie de "monument de l'orgueil, devenu celui de la confusion."[36]. Mais je laisse ici à Jaime Semprun le soin de conclure cette longue réflexion qui nous aura mené je l'espère un peu plus loin que les sentiers balisés de la gay pride, ce qui ne serait déjà pas si mal:


Nos moeurs actuelles nous ont faits tous semblables, mais comme elles nous permettent de jouir dans notre existence privée d'une liberté inconnue des sociétés antérieures, elles nous encouragent en même temps à nous montrer chacun différent. Et là où nous l'étions autrefois par nature, il nous faut maintenant l'être par l'effet de l'art. C'est ainsi jusque dans nos physionomies que paraissent s'effacer progressivement les traits individuels, pour que sur cette page blanche chacun puisse apposer par quelque apprêt, artifice ou parure la marque de sa singularité.[37]






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[28] Irène Théry. Qu'est-ce que la distinction de sexe? Editions Yapaka.be. [Temps d'arrêt]p. 41
[29] Voir: Gilles Lipovetsky. L'ère du vide. Paris. Gallimard. 1983
[30] Christopher Lasch. La culture du narcissisme. (1979). Flammarion. [Champs Essais]. 2006. p. 31
[31] Ibid. p. 33
[32] Ibid. p. 35
[33] Jean-Claude Michéa. Préface à La culture du narcissisme de Christopher Lasch. p. 13
[34] Jaime Semprun. Défense et illustration de la novlangue française. Edition de l'Encyclopédie des Nuisances. Paris. 2005. p. 44
[35] Ibid.
[36] Roger Caillois. Babel, orgueil, confusion et ruine de la littérature. Gallimard. [Blanche]. 1948. p. 15
[37] Jaime Semprun. p. 31









dimanche 29 juillet 2012

Mauvais genre (3)


             La politique queer s’apparente à une conquête. Conquête du langage, conquête des droits, conquête sociale. Et cette conquête semble faire l’économie de toute considération approfondie sur le plan anthropologique ou en ce qui concerne les questions du rapport entre sexe et famille, entre pouvoir et autorité ou caractère sexué de l’échange et du don, pour se consacrer à une interprétation extrêmement schématisante qui réduit finalement toute la question de la différenciation sexuelle à un simple rapport de « domination ». Judith Butler propose d’adopter « l’Antigone attitude », c’est-à-dire celle de la rebelle qui défie la loi imposée par son oncle pour honorer la mémoire de son frère. Il serait dommage de réduire Antigone à cette image de post-adolescente en révolte contre son milieu familial quand la tragédie de Sophocle oppose, à travers ces deux personnages emblématiques que sont Créon et Antigone, les lois de la cité d’une part et les lois immuables et divines au nom desquelles se dresse Antigone. On est un peu loin de la rebelle individualiste qui tape du pied en hurlant "J'existe!" et court s’enfermer dans sa chambre pour écouter Fuck you, i won’t do what you tell me à fond les ballons.



          Judith Butler, notre Antigone moderne, a donc décidé de se dresser contre les lois de la cité en rejetant la pesante dictature du déterminisme biologiqueCe faisant, elle joue elle-même un peu le rôle de Créon, s’opposant, non pas seulement aux lois de la cité mais aux lois immuables du déterminisme physiologique, et elle décrète donc de nouvelles lois qui remplaceront les anciennes et auxquelles les Antigone modernes pourront se conformer. En un sens, pour solutionner définitivement l'épineux problème de la différenciation sexuelle et même l’éluder, Judith Butler a adopté la solution de Boris Vian : elle a retourné la télé.

J'avais la télé, mais ça m'ennuyait
Je l'ai r'tournée... d'l'aut' côté c'est passionnant




Lassée de regarder toujours le même programme, Judith Butler est donc passée de l’autre côté de l’écran, côté genre. Favorable à l’homoparentalité, rapportent ses biographes, elle a « conçu » un enfant avec sa compagne, Wendy Brown, professeur de philosophie politique. « Lorsqu’il crie “Mum !” s’amuse-t-elle, il sait exactement à quelle maman il s’adresse ! » Craquant non ? La petite anecdote a d’autant plus d’intérêt qu’elle nous renvoie vers une autre sociologue du genre, dont il nous a semblé que la pensée réussissait à dépasser un peu le cadre énonciatif un peu étroit défini par Judith Butler, il s’agit d’Irène Théry, auteur de La distinction de sexe.
Dans Qu’est-ce que la distinction de sexe ?[19], la sociologue rapporte elle aussi une anecdote amusante qu’il est intéressant de relier au témoignage de Judith Butler : Rita Astuti, jeune ethnologue britannique spécialiste des Vezo[20] de Madagascar, s’était avisée que les Vezo semblaient avoir un système de genre supérieur au nôtre, du moins que la différenciation entre les sexes n’intervenait pas la plupart du temps dans les relations sociales et était même tout bonnement occultée à l’occasion de la naissance d’un enfant à propos duquel les Vezo n’éprouvaient aucunement le besoin de demander s’il s’agissait d’une fille ou d’un garçon. Quand elle fut elle-même sur le point d’accoucher, Rita Astuti choisit une méthode on ne peut plus traditionnelle  en donnant naissance à son enfant chez elle, à même le sol, sans aide médicale, avec pour toute assistance un entraînement au yoga. Contemplant le fruit de ses entrailles[21], Rita Astuti réagit, comme le relate Irène Théry, d’une manière qui en dit long sur la culpabilité induite dans la mentalité occidentale par le discours sur l’indifférenciation des sexes :

Lorsque j’ai donné naissance à mon fils, mes tous premiers mots à le voir tout mouillé et pelotonné sur le plancher furent : c’est un bébé ! »[22]

Finement observé en effet. C’est tout le mérite des théories de l’indifférenciation que de pouvoir amener les jeunes ethnologues spécialistes des ethnies nomades de l’Asie du sud-est à la conclusion que les êtres humains mettent au monde des bébés. On avance, on avance, on avance…comme chantait Alain Souchon






Avec beaucoup d’humour, rapporte cependant Irène Théry, la jeune ethnologue britannique raconte que revenue parmi ses nomades Vezo, la première question que ceux-ci lui ont posé à l’annonce de son accouchement fut : « Alors ? C’est une fille ou un garçon ? » Il y a vraiment des gens qui font tout pour vous contrarier. Comment donc en est-on arrivé dans cette situation où « toute différence finit par être assimilée à une discrimination » ? s'interroge Irène Théry. 

Il y a parfois tant de confusion que nombre de gens finissent par se sentir mal à l’aise face à des questions aussi banales que « c’est un garçon ou une fille ? » Cherchant à se tirer de l’ornière par la fuite en avant, certains n’hésitent pas à affirmer que c’est un abus de pouvoir que de poser des questions pareilles…Ce qui suppose implicitement (même s’ils ne poussent pas la logique jusque-là) que la question légitime serait : « Est-ce un bébé qui est né ? Est-ce que c’est un humain qui est né ? »[23]

        N’ayant pas encore eu l’occasion de frayer avec quelque race extraterrestre, nous sommes obligés de reconnaître que ce type de questionnement peut-être quelque peu dérangeant en ce qu’il révèle à quel point les prétentions scientifiques d’une certaine frange des sciences sociales parviennent quelquefois à nous rendre étrangers à nous-mêmes. Le premier mérite à mon sens d’Irène Théry est son ambition de dépasser le cadre un peu étriqué des Gender studies qui finissent, à force de ne proposer qu’une réflexion produite en termes de domination/désignation/discrimination, par s’enfermer dans un véritable ghetto conceptuel. Non seulement la théorie du queer semble aboutir à la production d’un consensus idéologique en remplacement d’une véritable contre-culture mais son accaparement jaloux des modes de désignation, pour affirmer sa propre légitimité, uniquement axée sur une dichotomie quelque peu artificielle et dogmatique entre genre et sexe la condamne à un cloisonnement théorique renforcé par  un engagement militant qui biaise et réduit sensiblement la portée sociologique de la réflexion qu’elle propose. Un péril d'ailleurs assez bien identifié par Irène Théry :

D’où un premier problème : ne pas accepter le morcellement des continents théoriques suppose d’interroger les théories classiques des transformations de la famille et de se demander ce qu’on entend par le mot « famille » et cela suppose aussi d’interroger les théories classiques des rapports de sexe et donc de préciser ce qu’on doit entendre par les mots « sexe » ou « genre ».[24]

Autour des questions transidentitaires, remarque également I. Théry, la question de l’appartenance à un sexe devient véritablement obsessive alors même que l’on appelle à déconstruire la notion de sexe et à nier radicalement le déterminisme de l’interprétation naturaliste.

Certains réclament d’être opérés afin de « changer de sexe » et manifestent par là même l’importance extrême que revêt pour eux le fait d’être rattaché à un sexe ou à l’autre. D’autres, au contraire, soutiennent qu’une « identité transgenre » consiste à mettre en cause l’idée même de cette répartition afin de déconstruire la « bicatégorisation » induite par la domination des mâles occidentaux, blancs, vieux et hétérosexuels…Bref la coexistence dans nos sociétés de plus de consensus et de plus de dissensus, c’est le deuxième paradoxe de l’égalité des sexes. [25]

Ici, c’est la dérive des postulats sociologiques qui forment le soubassement des théories du genre, telle que, notamment Judith Butler ou Etienne Fassin les ont présentées, qu’Irène Théry dénonce. La critique qu’elle formule est d’ailleurs elle aussi orientée contre le linguistic turn dont Etienne Fassin prend la défense. En effet, en postulant la séparation radicale du sexe et du genre, les tenants les plus radicaux de la subversion des genres emprisonnent eux-mêmes la réalité dans des normes édictées par le langage de la sociologie. Les individus, réduits à l’état de symptômes sociologiques « normés » ou « aliénés » selon les cas, sont réduit à des concepts, des gradiants, des invariants, qui justifient d’autres concepts. On a déjà reproché à Bourdieu d’avoir plaqué de manière trop artificielle sur la réalité qu’il observait sa théorie de la domination. On peut reprocher pareillement à Judith Butler et aux autres théoriciens du genre de souscrire de façon très dogmatique à une séparation entre sexe et genre qui fait fi de toute une dimension anthropologique et ethnographique que leurs études semblent écarter un peu trop facilement pour se réfugier dans une reconstruction elle-même assez arbitraire du genre humain. « Cette conception radicalement déterministe, écrit Irène Thèry, abandonne toute la dimension compréhensive qui, à mon sens, est constitutive de la démarche sociologique non seulement chez Weber mais aussi chez Durkheim et Mauss. Lorsque s’allie un présentisme sans vergogne et un sociocentrisme sans pudeur, il y a vraiment problème. »[26] Cette forme de réflexion sociocentrée qui caractérise les théories du genre en vogue depuis les années 80 oublie, en cherchant absolument à sortir du déterminisme biologique impliqué par la différenciation des sexes que le sexe est moins une catégorisation qu’une construction relationnelle qui inscrit l’individu à la croisée « de très nombreuses relations de sexe opposé, de même sexe, de sexe indifférencié et de sexe combiné, elles-mêmes déclinées de multiples façons selon les contextes. »[27] 


          (A suivre)  




[19] Irène Théry. Qu’est-ce que la distinction de sexe ? Editions Fabert Eds. [Temps d’arrêt]. 2011
[20] Appelés aussi « nomades de la mer », les Vezo sont l’une des dernières ethnies nomades de Madagascar.
[21] Expression passéiste et rétrograde désignant un nouveau-né, consacrée en des temps obscurs par la Bible et par Daniel Balavoine. Oh j’vais tout casser é é, si vous touchez é é é, au fruit de mes entrailles, fallait pas qu’elle s’en aille…
[22] Irène Théry. Qu'est-ce que la distinction de sexe? Editions Yapaka.be. [Temps d'arrêt]. p. 5
[23] Ibid. p. 8
[24] Ibid. p. 11
[25] Ibid. p. 13 
[26] Ibid. p. 16
[27] Ibid. p. 37

Mauvais genre (2)


        Etienne Fassin le note dans sa préface à Trouble dans le genre : la pensée de Judith Butler a fait l’objet d’une réception largement différée en France :

Du reste, les nombreuses traductions l’attestent (seize avant celles-ci…), l’écho est international. Pourtant Judith Butler ne commence à être connue en France que depuis peu, avec des traductions qui se bousculent. […] Les auteurs qu’elle cite et discutent le plus sont Michel Foucault et Jacques Lacan, en regard de Luce Irigaray, Julie Kristeva et Monique Wittig. Mais notre vie intellectuelle n’en-a-t-elle pas oublié certains – ou plutôt certaines ? Le malentendu franco-américain s’expliquerait alors par une double « différance », le retard français dans la réception de Gender trouble redoublant le décalage dans la réception américaine de la pensée française.[1]

              Le retard déploré par Etienne Fassin semble aujourd’hui bien comblé si l’on considère le succès incontestable des théories du genre et le nombre impressionnant de travaux de recherche qu'elles suscitent. Si la french theory avait pu se voir quelque peu ignorée en France en regard de son succès outre-atlantique, le déconstructionnisme et le post-structuralisme, ont opéré un retour en force et une percée remarquable à travers la théorie du genre et les écrits de Judith Butler. L’arrivée en force des gender studies à la faveur de la réception des écrits de Butler en France, ainsi que la montée en puissance des revendications communautaires spectacularisées et massives telles que la gay pride permettent-elles d’agiter encore une fois l’épouvantail de l’américanisation de la société française ? Non répond Fassin, les écrits de Butler sont seulement arrivés à point nommé pour répondre à une question devenue cruciale: « Comment penser ensemble genre et sexualité, à l’heure où ces enjeux se mêlent dans le débat public en France ? Comment penser historiquement, et donc aussi politiquement, le statut de ce que l’on appelle chez nous « ordre symbolique », autrement dit, l’ordre sexuel – et plus généralement les normes ? »[2] 





             Comme le rappelle Etienne Fassin, la démarche de Butler se revendique comme éminemment politique et les subtilités de l’entreprise décontructionniste sont mises au service d’une volonté revendiquée de subversion des normes. Un premier écueil apparaît ici qui est le risque de confusion entre démarche militante et entreprise de redéfinition sociologique. La déconstruction de l’identité sexuelle se posant en effet pour Judith Butler en préalable à la remise en cause d’une reconstruction sémantique du concept de genre. Nous retrouvons là évidemment le fondement du discours décontructionniste tel qu’il s’est développé au sein des mouvements post-foucaldiens et au sein de la french theory. Le sexe, dans la vaste entreprise structuraliste qui a proclamé la mort du sujet, n’est qu’une chimère idéologisée de plus à déboulonner; une de plus car le chantier de la déconstruction est aussi interminable que l’entreprise de Bouvard et Pécuchet. Comme le remarque avec amusement David Lodge dans Un tout petit monde : « La mort est le seul concept que l’on ne peut pas déconstruire. » Ce qui laisse beaucoup de marge. 
         La critique butlerienne du genre s’apparente à une remise en cause ontologique : le sexe n’est déterminé que par l’énonciation sociale, par la norme, par la loi du groupe, il n’a pas de réalité propre. Ce que Butler appelle la « performativité du genre » pousse le petit garçon ou la petite fille à se précipiter sur une poupée Barbie ou un petit soldat parce que la norme sociale, ou familiale les a conditionnés à le faire. Avant d'en venir aux structuralisme et aux théories déconstructionnistes, laissons un instant la parole à Simone de Beauvoir, autre maître à penser de Judith Butler, qui écrit (Simone de Beauvoir, pas Judith Butler): « on ne naît pas femme on le devient. »[3] Pour ne pas être en reste, Jean-Paul Sartre, le maître de l’existentialisme pour qui toute pensée va de la puissance à l’acte, rajuste ses lunettes et proclame d’un air docte qu’il n’y a pas, dans l’existence, de contrainte mais seulement des conditions de possibilité. L’homme est en quelque sorte condamné à être libre, c’est-à-dire à accomplir des choix dont il ne peut blâmer ni Dieu ni une quelconque morale supérieure car il est seul à en assumer la responsabilité. Face à cette liberté, l’action du politique ne peut être conçue que par la négative: « il n’a pas à faire la nature humaine ; il suffit qu’il écarte les obstacles qui pourraient l’empêcher de s’épanouir. »[4]  
         La règle nouvelle ainsi édictée par Sartre caractérise le dernier stade d’une évolution philosophique et morale qui a pris place au début du XXe siècle. Le Malaise dans la civilisation[5] diagnostiqué par Freud, c’est-à dire le sentiment de culpabilité entraîné par la tension entre la volonté de satisfaire les désirs individuels et les exigences de l’existence sociale et de la nécessité collective, a trouvé une réponse inattendue avec l’avènement des « religions séculières » qui ont occupé l’espace laissé vacant, avec le recul du fait religieux et du christianisme en Europe. Sartre propose une définition de l’Etre opposant une métaphysique humaine à une nature humaine et un état social à l’idée de nature. Nation, classe, milieu sont des situations sociales qui participent d’une totalité de même que, dans l’intime, « nous prétendons que les divers sentiments d’une personne ne sont pas juxtaposés mais qu’il y a une unité synthétique de l’affectivité et que chaque individu se meut dans un monde affectif qui lui est propre. »[6] Situations, classes, catégories, sentiments participent donc d’une unité globale, d’une véritable ontologie de la personne humaine. La liberté pour Sartre ne réside pas dans l’individu mais dans une condition métaphysique qui est collective. Sartre oppose deux conceptions antinomiques et évoque une conscience contemporaine déchirée par une antinomie : d’un côté les partisans de la dignité humaine contre, de l’autre, les partisans de l’enracinement dans une collectivité qui veulent affirmer l’importance de facteurs économiques, techniques et historiques. C’est-à-dire l’esprit d’analyse contre l’esprit de synthèse. Cet esprit d’analyse débouche sur le pouvoir de faire qui est l’essence même de la liberté dont dispose l’homme, « centre d’indétermination irréductible »[7]. La liberté, écrit Sartre, est ce « secteur d’imprévisibilité qui se découpe ainsi dans le champ social, c’est ce que nous nommons la liberté et la personne n’est rien d’autre que sa liberté. »[8] La liberté est la malédiction et l’unique source de la grandeur humaine. « L’homme n’est qu’une situation »[9], assène Sartre en tapant du poing sur la table puis rallume sa pipe, satisfait. Hochant la tête d’un air pénétré, Simone de Beauvoir prend le temps d’avaler une gorgée de thé qu’elle accompagne d’un petit biscuit à la cannelle et renchérit : « le corps est une situation ». Une situation que l’on a le choix d’interpréter à sa guise.



       Cependant, la conquête de la liberté humaine ne suppose plus aujourd’hui, comme y appelaient Jean-Paul Sartre ou Simone de Beauvoir dans les Temps Modernes une réalisation collective. La croyance dans le pouvoir performatif de la parole a remplacé dans les théories du genre formulées à partir des années 70 la nécessité de l’action pour l’homme en situation puisque l’individu possède la capacité de se déconstruire et de se redéfinir en dehors de toute appartenance et légitimation sociale. Alors que Sartre admettait le caractère potentiellement totalitaire de la conception philosophique qu’il défendait, Etienne Fassin admet lui que la théorie libératoire de Judith Butler pourrait s’apparenter à un phantasme de puissance conférant à nouveau au langage une fonction démiurgique :

Mais dire que le sexe est « toujours déjà » construit, qu’il n’est jamais donné indépendamment de sa construction, reviendrait-il à nier la réalité du corps ? On entend déjà les objections bruyantes de tous ceux qu’inquiète en France l’influence déréalisante du linguistic turn : tout ne serait donc que langage ?[10]

Fassin ne semble cependant pas en mesure de répondre tout à fait aux « objections bruyantes » qu’il anticipe. Judith Butler semble en effet pour lui avoir répondu à la question de l’antécédent matériel par rapport au constructionnisme de genre en adoptant comme justification un positionnement simplement méthodologique qui ne chercherait pas à nier la matérialité du corps tout en la replaçant dans un contexte d’énonciation :

La philosophe choisit de s’intéresser au corps non comme réalité préalable, mais comme effet bien réel des régulations sociales et des assignations normatives. Dans cette perspective, le sexe n’est donc pas moins que le genre produit par les relations de pouvoir, mais il n’a pas moins de réalité non plus.[11]

Cette affirmation énoncée, on en revient donc à l’interrogation première : finalement qu'est-ce qui vient en premier l’œuf ou la poule ? Convoquant le ban et l’arrière-ban de la philosophie post-structuraliste pour justifier sa théorie de la déconstruction de la notion de sexe et de la différenciation entre sexe et genre, Judith Butler se trouve confrontée au même problème que l’homme qui vient de faire l’amour ou l’assassin qui vient de commettre un meurtre : que faire du corps ?[12]



Pour solutionner cet épineux problème, la sociologue expose finalement une distinction assez simple à appréhender visant d’abord à réfuter l’idée de la « biologie comme destin »[13] : le genre est construit indépendamment de l’irréductibilité biologique qui semble attachée au sexe. Le genre n’est donc pas la conséquence du sexe, il est tout simplement son corollaire social. En bonne élève du structuralisme, Butler peut conclure qu’ « une telle distinction, qui admet que le genre est une interprétation plurielle du sexe, contient déjà en elle-même la possibilité de contester l’unité du sujet. »[14] Nous voilà donc au cœur de la théorie du queer et pour repasser du structuralisme à Sartre, nous dirons donc que le genre, face à l’immuabilité biologique du sexe représente une condition de possibilité et une indétermination qui nous permet enfin de déboulonner complètement la statue du dieu sujet. Il n’y a peut-être que deux sexes[15] mais il y a en revanche autant de genres que de sujets désirants. 
              Ce qui nous amène ici à la question cruciale de l’altérité, notion qui semble de prime abord complètement niée par la théorie butlerienne. En effet, en dépit de la dissociation initiale opéré entre corps et genre, ou sexe et genre si l’on préfère, il apparaît nettement à la lecture de Judith Butler que, rapidement, plus aucune distinction ne s’opère réellement dans l’esprit du philosophe : « En effet, admet-elle, on montrera que le sexe est, par définition, du genre de part en part. »[16] Or, c’est là que la réflexion sur le genre pourrait s’articuler avec une critique peut-être plus polémique sur le réemploi des théories du genre dans un contexte post-moderne. Cette négation complète de toute identité sexuelle au profit d’une ambivalence uniquement déterminée par les représentations n’est-elle pas finalement en adéquation complète avec le caractère profondément uniformisateur d’une post-modernité au sein de laquelle il n’existe plus qu’une société globale formée d’un simple agrégat d’individus de masse, indifférenciés et déterminés seulement par l’illusion de pouvoir se déterminer eux-mêmes ? 



          Cela nous amène ici à formuler trois hypothèses : la première est que l’on peut observer une logique de la redéfinition du genre tout à fait en adéquation avec le processus d’indifférenciation qui tend à ne faire de l’ensemble des individus modernes que des déclinaisons interchangeables et adaptables d’un même sujet atomisé seulement défini par sa capacité désirante. La seconde hypothèse est que la surexposition médiatique assez récente du queer ne correspond ni plus ni moins qu’à un remplacement de normes correspondant à un modèle de civilisation, dont le déclin est avéré, par un nouveau modèle idéologiquement et socialement dominant. Il ne s’agit pas d’un processus de libération mais d’une simple adaptation sémantique à une évolution sociale et historique : l’écroulement du vieux modèle patriarcal et son remplacement par un ordre social nouveau basé sur l’interchangeabilité, sur une remise en cause de la réalité biologique par la dénomination, et sur un remplacement du sexe par le genre, notion ô combien plus plastique. Comme on nous l’avait fait remarquer au sujet de l’article sur la gay pride, s’il est d’usage de vilipender « l’hétéronormé », archétype du porc fasciste, il est inconvenant également de parler d’ « homosexuel » ou d’ « homosexualité ». On comprendra que ces termes aient pu être utilisés au départ, au XIXe siècle en particulier, par le corps médical afin de désigner l’attirance d’un sexe pour le même sexe comme une maladie. Néanmoins, le remplacement de ce terme par le sigle LGBT nous amène à un troisième point et sans doute à nos yeux le plus important, c’est la croyance dans le pouvoir de la parole performative qui forme le soubassement de la théorie queer et qui est essentielle chez Judith Butler.  Comme elle l’explique dans Le pouvoir des mots, discours de haine et pouvoir performatif,  le langage justifie le pouvoir social et conduit Judith Butler à concevoir une véritable dictature du signifié:

Les performatifs ne se contentent pas de refléter les conditions sociales préexistantes : ils produisent des effets sociaux, et, bien qu’ils ne soient pas toujours les effets du discours « officiel », ils ont néanmoins un réel pouvoir social, qui leur permet non seulement de réguler les corps, mais encore de les former. Les efforts du discours performatif excèdent et perturbent l’autorisation que leur confère le contexte dans lequel ils surgissent.

La confiance aveugle de Judith Butler dans le langage force l’admiration et se révèle en parfaite adéquation avec le principe directeur de la politique qu’elle prône, car il s’agit bien selon ses propres dires d’une politique et non pas simplement d’une lecture sociologique : « non pas solidifier la communauté d’une contre-culture, mais bousculer l’hétérosexualité obligatoire en la dénaturalisant » (ce qui est affirmé d'emblée en quatrième de couverture de Trouble dans le genre). Dans ce sens, on était loin du compte en effet avec notre article ronchon sur la gay pride. Quel intérêt en effet de brandir Coil, Pasolini ou Oscar Wilde et de regretter qu’une contre-culture fertile se soit abîmée ainsi dans une nouvelle forme de pensée consensuelle quand l’objectif revendiqué des théoriciens du queer est justement d’imposer un nouveau consensus autour des normes de genre fondé uniquement sur la puissance attribuée à la parole performative? Dans cette optique on conçoit que la sociologie d’une part et les manifestations massives comme la gay pride d’autre part soit conçus comme des outils de conquête à la fois sémantiques et médiatiques dont l’importance stratégique capitale conduit à attaquer immédiatement les détracteurs en utilisant les armes conceptuelles dont Judith Butler nous a donné plus haut un exemple. La reconnaissance des droits et celle de la suprématie du genre sur le sexe suppose un combat rhétorique, mais un combat à mort dans la plus parfaite acceptation schmittienne, dans lequel l’ennemi doit être désigné aussi précisément que possible afin de se désigner par rapport à lui.




(A suivre)


[1] Etienne Fassin. Préface à : Judith Butler. Troubles dans le genre. Pour un féminisme de la subversion. Traduit de l’anglais par Cynthia Kraus. Editions La Découverte. Paris. 2005. p. 6
[2] Ibid. p. 7
[3] Simone de Beauvoir. Le deuxième sexe.
[4] Jean-Paul Sartre. Les Temps Modernes. Octobre 1945.  p. 9
[5] Voir Sigmund FREUD. Malaise dans la civilisation [1930]. Trad. B. Lortholary. Seuil. [Points Essais]. 2010.
[6] Jean-Paul Sartre. Les Temps Modernes. Octobre 1945.  p. 12-13
[7] Ibid. p. 17
[8] Ibid.
[9] Ibid. p. 18
[10] Etienne Fassin. p. 10
[11] Ibid.
[12] Oui, je sais. C’est horriblement sexiste.
[13] Judith Butler. Trouble dans le genre. p. 67
[14] Ibid.
[15] Et encore nous n’en sommes pas sûrs, entre les deux sexes, ou avant les deux sexes, il y a l’enfance avant que ne s’abatte sur le royaume de l’innocence la catastrophe de la puberté qui est une chose bien plus grave en elle-même que de choisir entre Barbie et GI Joe :
« La mauvaise fée qui d'un coup de baguette magique transforme le carrosse en citrouille et le petit garçon en âne, je la rencontre tous les jours, c'est la fée Puberté. L'enfant de douze ans a atteint un point d'équilibre et d'épanouissement insurpassable qui fait de lui le chef-d'œuvre de la création. Il est heureux, sûr de lui, confiant dans l'univers qui l'entoure et qui lui paraît parfaitement ordonné. Il est si beau de visage et de corps que toute beauté humaine n'est que le reflet plus ou moins lointain de cet âge. Et puis, c'est la catastrophe. Toutes les hideurs de la virilité - cette crasse velue, cette teinte cadavérique des chairs adultes, ces joues râpeuses, ce sexe d'âne démesuré, informe et puant - fondent ensemble sur le petit prince jeté à bas de son trône. Le voilà devenu un chien maigre, voûté et boutonneux, l'œil fuyant, buvant avec avidité les ordures du cinéma et du music-hall, bref un adolescent. »
Michel Tournier. Le roi des Aulnes.
[16] Judith Butler. p. 71