dimanche 29 juillet 2012

Mauvais genre (2)


        Etienne Fassin le note dans sa préface à Trouble dans le genre : la pensée de Judith Butler a fait l’objet d’une réception largement différée en France :

Du reste, les nombreuses traductions l’attestent (seize avant celles-ci…), l’écho est international. Pourtant Judith Butler ne commence à être connue en France que depuis peu, avec des traductions qui se bousculent. […] Les auteurs qu’elle cite et discutent le plus sont Michel Foucault et Jacques Lacan, en regard de Luce Irigaray, Julie Kristeva et Monique Wittig. Mais notre vie intellectuelle n’en-a-t-elle pas oublié certains – ou plutôt certaines ? Le malentendu franco-américain s’expliquerait alors par une double « différance », le retard français dans la réception de Gender trouble redoublant le décalage dans la réception américaine de la pensée française.[1]

              Le retard déploré par Etienne Fassin semble aujourd’hui bien comblé si l’on considère le succès incontestable des théories du genre et le nombre impressionnant de travaux de recherche qu'elles suscitent. Si la french theory avait pu se voir quelque peu ignorée en France en regard de son succès outre-atlantique, le déconstructionnisme et le post-structuralisme, ont opéré un retour en force et une percée remarquable à travers la théorie du genre et les écrits de Judith Butler. L’arrivée en force des gender studies à la faveur de la réception des écrits de Butler en France, ainsi que la montée en puissance des revendications communautaires spectacularisées et massives telles que la gay pride permettent-elles d’agiter encore une fois l’épouvantail de l’américanisation de la société française ? Non répond Fassin, les écrits de Butler sont seulement arrivés à point nommé pour répondre à une question devenue cruciale: « Comment penser ensemble genre et sexualité, à l’heure où ces enjeux se mêlent dans le débat public en France ? Comment penser historiquement, et donc aussi politiquement, le statut de ce que l’on appelle chez nous « ordre symbolique », autrement dit, l’ordre sexuel – et plus généralement les normes ? »[2] 





             Comme le rappelle Etienne Fassin, la démarche de Butler se revendique comme éminemment politique et les subtilités de l’entreprise décontructionniste sont mises au service d’une volonté revendiquée de subversion des normes. Un premier écueil apparaît ici qui est le risque de confusion entre démarche militante et entreprise de redéfinition sociologique. La déconstruction de l’identité sexuelle se posant en effet pour Judith Butler en préalable à la remise en cause d’une reconstruction sémantique du concept de genre. Nous retrouvons là évidemment le fondement du discours décontructionniste tel qu’il s’est développé au sein des mouvements post-foucaldiens et au sein de la french theory. Le sexe, dans la vaste entreprise structuraliste qui a proclamé la mort du sujet, n’est qu’une chimère idéologisée de plus à déboulonner; une de plus car le chantier de la déconstruction est aussi interminable que l’entreprise de Bouvard et Pécuchet. Comme le remarque avec amusement David Lodge dans Un tout petit monde : « La mort est le seul concept que l’on ne peut pas déconstruire. » Ce qui laisse beaucoup de marge. 
         La critique butlerienne du genre s’apparente à une remise en cause ontologique : le sexe n’est déterminé que par l’énonciation sociale, par la norme, par la loi du groupe, il n’a pas de réalité propre. Ce que Butler appelle la « performativité du genre » pousse le petit garçon ou la petite fille à se précipiter sur une poupée Barbie ou un petit soldat parce que la norme sociale, ou familiale les a conditionnés à le faire. Avant d'en venir aux structuralisme et aux théories déconstructionnistes, laissons un instant la parole à Simone de Beauvoir, autre maître à penser de Judith Butler, qui écrit (Simone de Beauvoir, pas Judith Butler): « on ne naît pas femme on le devient. »[3] Pour ne pas être en reste, Jean-Paul Sartre, le maître de l’existentialisme pour qui toute pensée va de la puissance à l’acte, rajuste ses lunettes et proclame d’un air docte qu’il n’y a pas, dans l’existence, de contrainte mais seulement des conditions de possibilité. L’homme est en quelque sorte condamné à être libre, c’est-à-dire à accomplir des choix dont il ne peut blâmer ni Dieu ni une quelconque morale supérieure car il est seul à en assumer la responsabilité. Face à cette liberté, l’action du politique ne peut être conçue que par la négative: « il n’a pas à faire la nature humaine ; il suffit qu’il écarte les obstacles qui pourraient l’empêcher de s’épanouir. »[4]  
         La règle nouvelle ainsi édictée par Sartre caractérise le dernier stade d’une évolution philosophique et morale qui a pris place au début du XXe siècle. Le Malaise dans la civilisation[5] diagnostiqué par Freud, c’est-à dire le sentiment de culpabilité entraîné par la tension entre la volonté de satisfaire les désirs individuels et les exigences de l’existence sociale et de la nécessité collective, a trouvé une réponse inattendue avec l’avènement des « religions séculières » qui ont occupé l’espace laissé vacant, avec le recul du fait religieux et du christianisme en Europe. Sartre propose une définition de l’Etre opposant une métaphysique humaine à une nature humaine et un état social à l’idée de nature. Nation, classe, milieu sont des situations sociales qui participent d’une totalité de même que, dans l’intime, « nous prétendons que les divers sentiments d’une personne ne sont pas juxtaposés mais qu’il y a une unité synthétique de l’affectivité et que chaque individu se meut dans un monde affectif qui lui est propre. »[6] Situations, classes, catégories, sentiments participent donc d’une unité globale, d’une véritable ontologie de la personne humaine. La liberté pour Sartre ne réside pas dans l’individu mais dans une condition métaphysique qui est collective. Sartre oppose deux conceptions antinomiques et évoque une conscience contemporaine déchirée par une antinomie : d’un côté les partisans de la dignité humaine contre, de l’autre, les partisans de l’enracinement dans une collectivité qui veulent affirmer l’importance de facteurs économiques, techniques et historiques. C’est-à-dire l’esprit d’analyse contre l’esprit de synthèse. Cet esprit d’analyse débouche sur le pouvoir de faire qui est l’essence même de la liberté dont dispose l’homme, « centre d’indétermination irréductible »[7]. La liberté, écrit Sartre, est ce « secteur d’imprévisibilité qui se découpe ainsi dans le champ social, c’est ce que nous nommons la liberté et la personne n’est rien d’autre que sa liberté. »[8] La liberté est la malédiction et l’unique source de la grandeur humaine. « L’homme n’est qu’une situation »[9], assène Sartre en tapant du poing sur la table puis rallume sa pipe, satisfait. Hochant la tête d’un air pénétré, Simone de Beauvoir prend le temps d’avaler une gorgée de thé qu’elle accompagne d’un petit biscuit à la cannelle et renchérit : « le corps est une situation ». Une situation que l’on a le choix d’interpréter à sa guise.



       Cependant, la conquête de la liberté humaine ne suppose plus aujourd’hui, comme y appelaient Jean-Paul Sartre ou Simone de Beauvoir dans les Temps Modernes une réalisation collective. La croyance dans le pouvoir performatif de la parole a remplacé dans les théories du genre formulées à partir des années 70 la nécessité de l’action pour l’homme en situation puisque l’individu possède la capacité de se déconstruire et de se redéfinir en dehors de toute appartenance et légitimation sociale. Alors que Sartre admettait le caractère potentiellement totalitaire de la conception philosophique qu’il défendait, Etienne Fassin admet lui que la théorie libératoire de Judith Butler pourrait s’apparenter à un phantasme de puissance conférant à nouveau au langage une fonction démiurgique :

Mais dire que le sexe est « toujours déjà » construit, qu’il n’est jamais donné indépendamment de sa construction, reviendrait-il à nier la réalité du corps ? On entend déjà les objections bruyantes de tous ceux qu’inquiète en France l’influence déréalisante du linguistic turn : tout ne serait donc que langage ?[10]

Fassin ne semble cependant pas en mesure de répondre tout à fait aux « objections bruyantes » qu’il anticipe. Judith Butler semble en effet pour lui avoir répondu à la question de l’antécédent matériel par rapport au constructionnisme de genre en adoptant comme justification un positionnement simplement méthodologique qui ne chercherait pas à nier la matérialité du corps tout en la replaçant dans un contexte d’énonciation :

La philosophe choisit de s’intéresser au corps non comme réalité préalable, mais comme effet bien réel des régulations sociales et des assignations normatives. Dans cette perspective, le sexe n’est donc pas moins que le genre produit par les relations de pouvoir, mais il n’a pas moins de réalité non plus.[11]

Cette affirmation énoncée, on en revient donc à l’interrogation première : finalement qu'est-ce qui vient en premier l’œuf ou la poule ? Convoquant le ban et l’arrière-ban de la philosophie post-structuraliste pour justifier sa théorie de la déconstruction de la notion de sexe et de la différenciation entre sexe et genre, Judith Butler se trouve confrontée au même problème que l’homme qui vient de faire l’amour ou l’assassin qui vient de commettre un meurtre : que faire du corps ?[12]



Pour solutionner cet épineux problème, la sociologue expose finalement une distinction assez simple à appréhender visant d’abord à réfuter l’idée de la « biologie comme destin »[13] : le genre est construit indépendamment de l’irréductibilité biologique qui semble attachée au sexe. Le genre n’est donc pas la conséquence du sexe, il est tout simplement son corollaire social. En bonne élève du structuralisme, Butler peut conclure qu’ « une telle distinction, qui admet que le genre est une interprétation plurielle du sexe, contient déjà en elle-même la possibilité de contester l’unité du sujet. »[14] Nous voilà donc au cœur de la théorie du queer et pour repasser du structuralisme à Sartre, nous dirons donc que le genre, face à l’immuabilité biologique du sexe représente une condition de possibilité et une indétermination qui nous permet enfin de déboulonner complètement la statue du dieu sujet. Il n’y a peut-être que deux sexes[15] mais il y a en revanche autant de genres que de sujets désirants. 
              Ce qui nous amène ici à la question cruciale de l’altérité, notion qui semble de prime abord complètement niée par la théorie butlerienne. En effet, en dépit de la dissociation initiale opéré entre corps et genre, ou sexe et genre si l’on préfère, il apparaît nettement à la lecture de Judith Butler que, rapidement, plus aucune distinction ne s’opère réellement dans l’esprit du philosophe : « En effet, admet-elle, on montrera que le sexe est, par définition, du genre de part en part. »[16] Or, c’est là que la réflexion sur le genre pourrait s’articuler avec une critique peut-être plus polémique sur le réemploi des théories du genre dans un contexte post-moderne. Cette négation complète de toute identité sexuelle au profit d’une ambivalence uniquement déterminée par les représentations n’est-elle pas finalement en adéquation complète avec le caractère profondément uniformisateur d’une post-modernité au sein de laquelle il n’existe plus qu’une société globale formée d’un simple agrégat d’individus de masse, indifférenciés et déterminés seulement par l’illusion de pouvoir se déterminer eux-mêmes ? 



          Cela nous amène ici à formuler trois hypothèses : la première est que l’on peut observer une logique de la redéfinition du genre tout à fait en adéquation avec le processus d’indifférenciation qui tend à ne faire de l’ensemble des individus modernes que des déclinaisons interchangeables et adaptables d’un même sujet atomisé seulement défini par sa capacité désirante. La seconde hypothèse est que la surexposition médiatique assez récente du queer ne correspond ni plus ni moins qu’à un remplacement de normes correspondant à un modèle de civilisation, dont le déclin est avéré, par un nouveau modèle idéologiquement et socialement dominant. Il ne s’agit pas d’un processus de libération mais d’une simple adaptation sémantique à une évolution sociale et historique : l’écroulement du vieux modèle patriarcal et son remplacement par un ordre social nouveau basé sur l’interchangeabilité, sur une remise en cause de la réalité biologique par la dénomination, et sur un remplacement du sexe par le genre, notion ô combien plus plastique. Comme on nous l’avait fait remarquer au sujet de l’article sur la gay pride, s’il est d’usage de vilipender « l’hétéronormé », archétype du porc fasciste, il est inconvenant également de parler d’ « homosexuel » ou d’ « homosexualité ». On comprendra que ces termes aient pu être utilisés au départ, au XIXe siècle en particulier, par le corps médical afin de désigner l’attirance d’un sexe pour le même sexe comme une maladie. Néanmoins, le remplacement de ce terme par le sigle LGBT nous amène à un troisième point et sans doute à nos yeux le plus important, c’est la croyance dans le pouvoir de la parole performative qui forme le soubassement de la théorie queer et qui est essentielle chez Judith Butler.  Comme elle l’explique dans Le pouvoir des mots, discours de haine et pouvoir performatif,  le langage justifie le pouvoir social et conduit Judith Butler à concevoir une véritable dictature du signifié:

Les performatifs ne se contentent pas de refléter les conditions sociales préexistantes : ils produisent des effets sociaux, et, bien qu’ils ne soient pas toujours les effets du discours « officiel », ils ont néanmoins un réel pouvoir social, qui leur permet non seulement de réguler les corps, mais encore de les former. Les efforts du discours performatif excèdent et perturbent l’autorisation que leur confère le contexte dans lequel ils surgissent.

La confiance aveugle de Judith Butler dans le langage force l’admiration et se révèle en parfaite adéquation avec le principe directeur de la politique qu’elle prône, car il s’agit bien selon ses propres dires d’une politique et non pas simplement d’une lecture sociologique : « non pas solidifier la communauté d’une contre-culture, mais bousculer l’hétérosexualité obligatoire en la dénaturalisant » (ce qui est affirmé d'emblée en quatrième de couverture de Trouble dans le genre). Dans ce sens, on était loin du compte en effet avec notre article ronchon sur la gay pride. Quel intérêt en effet de brandir Coil, Pasolini ou Oscar Wilde et de regretter qu’une contre-culture fertile se soit abîmée ainsi dans une nouvelle forme de pensée consensuelle quand l’objectif revendiqué des théoriciens du queer est justement d’imposer un nouveau consensus autour des normes de genre fondé uniquement sur la puissance attribuée à la parole performative? Dans cette optique on conçoit que la sociologie d’une part et les manifestations massives comme la gay pride d’autre part soit conçus comme des outils de conquête à la fois sémantiques et médiatiques dont l’importance stratégique capitale conduit à attaquer immédiatement les détracteurs en utilisant les armes conceptuelles dont Judith Butler nous a donné plus haut un exemple. La reconnaissance des droits et celle de la suprématie du genre sur le sexe suppose un combat rhétorique, mais un combat à mort dans la plus parfaite acceptation schmittienne, dans lequel l’ennemi doit être désigné aussi précisément que possible afin de se désigner par rapport à lui.




(A suivre)


[1] Etienne Fassin. Préface à : Judith Butler. Troubles dans le genre. Pour un féminisme de la subversion. Traduit de l’anglais par Cynthia Kraus. Editions La Découverte. Paris. 2005. p. 6
[2] Ibid. p. 7
[3] Simone de Beauvoir. Le deuxième sexe.
[4] Jean-Paul Sartre. Les Temps Modernes. Octobre 1945.  p. 9
[5] Voir Sigmund FREUD. Malaise dans la civilisation [1930]. Trad. B. Lortholary. Seuil. [Points Essais]. 2010.
[6] Jean-Paul Sartre. Les Temps Modernes. Octobre 1945.  p. 12-13
[7] Ibid. p. 17
[8] Ibid.
[9] Ibid. p. 18
[10] Etienne Fassin. p. 10
[11] Ibid.
[12] Oui, je sais. C’est horriblement sexiste.
[13] Judith Butler. Trouble dans le genre. p. 67
[14] Ibid.
[15] Et encore nous n’en sommes pas sûrs, entre les deux sexes, ou avant les deux sexes, il y a l’enfance avant que ne s’abatte sur le royaume de l’innocence la catastrophe de la puberté qui est une chose bien plus grave en elle-même que de choisir entre Barbie et GI Joe :
« La mauvaise fée qui d'un coup de baguette magique transforme le carrosse en citrouille et le petit garçon en âne, je la rencontre tous les jours, c'est la fée Puberté. L'enfant de douze ans a atteint un point d'équilibre et d'épanouissement insurpassable qui fait de lui le chef-d'œuvre de la création. Il est heureux, sûr de lui, confiant dans l'univers qui l'entoure et qui lui paraît parfaitement ordonné. Il est si beau de visage et de corps que toute beauté humaine n'est que le reflet plus ou moins lointain de cet âge. Et puis, c'est la catastrophe. Toutes les hideurs de la virilité - cette crasse velue, cette teinte cadavérique des chairs adultes, ces joues râpeuses, ce sexe d'âne démesuré, informe et puant - fondent ensemble sur le petit prince jeté à bas de son trône. Le voilà devenu un chien maigre, voûté et boutonneux, l'œil fuyant, buvant avec avidité les ordures du cinéma et du music-hall, bref un adolescent. »
Michel Tournier. Le roi des Aulnes.
[16] Judith Butler. p. 71

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire