vendredi 31 août 2012

Une réponse à Richard Millet


           

        Avec un certain sens de l’à-propos, Richard Millet publie, quasiment à la date anniversaire de la tuerie d’Utoya (à un mois près puisque Langue fantôme suivi de L’éloge littéraire est sorti le 22 août), un petit Eloge littéraire d’Anders Breivik condamné à susciter la polémique, ou peut-être programmé à cet effet. Admettons en effet que le pamphlet de Millet vient combler un vide et que son auteur n’est pas sans en avoir conscience. « Même les maîtres à penser de l'extrême droite ne se sont guère aventurés à commenter les massacres perpétrés en Norvège. Ils ont fait "profil bas", selon Jean-Yves Camus, chercheur à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), spécialiste des droites radicales. Pourquoi alors un éditeur prend-il le risque de publier un texte pareil ? »[1] On pourrait rétorquer à Jean-Yves Camus, qui est visiblement peu spécialiste du pluralisme, qu’en démocratie cette liberté de choix s’apparente à la liberté d’expression mais notre bon « spécialiste des droites radicales » n’ayant visiblement même pas pris la peine de lire le texte qu’il commente cela semble peu utile de lui rappeler au passage ces quelques évidences. Voilà en tout cas le mal réparé, Millet vient à bon droit incarner la figure méphistophélique de l’écrivain d’extrême-droite qui prend fait et cause pour tous les monstres, de Breivik à Bachar El Assad. On peut se demander tout de même s’il n’y a pas chez Millet un peu de calcul et une certaine délectation à combler ce vide médiatique en jouant les croquemitaines. On connaît la phrase de Courteline : « Passer pour un idiot aux yeux d’un imbécile est une volupté de fin gourmet. »
En matière d’imbécilité, l’article de Raphaëlle Rérolle, dans Le Monde, dont la citation de Camus est également tirée, donne le ton. L’ « analyse » de l’ouvrage de Millet par Rérolle suffit à elle seule à situer le niveau intellectuel de la « Polémique » :

Après avoir  pris la précaution de dire  qu'il n'approuve pas le geste de Breivik, l'auteur évoque la "perfection formelle" du crime et sa dimension "littéraire". Le Norvégien serait, en quelque sorte, la pointe avancée du désespoir européen, face à une perte généralisée d'identité nationale et culturelle. En dix-huit pages, Richard Millet déroule avec rage la litanie des haines qu'il a déjà déversées dans d'autres écrits, notamment Opprobre, paru chez Gallimard en 2008.[2]

 Après Courteline, on pense à Cyrano : « Ah non ! C’est un peu court jeune homme ! » A voir l’ouvrage aussi rapidement expédié on supposera donc qu’un essai de dix-huit pages est encore trop long à lire pour un journaliste du Monde…
Il est parfaitement inutile de s’étendre plus ici sur la réception de l’essai de Millet dans les médias français. On est tellement habitué désormais à ce mélange de caricature, de bêtise satisfaite et de consensus bêlant que ce serait perdre son temps que d’en détailler encore le ridicule.




      L’Eloge littéraire d’Anders Breivik n’est en effet pas un tombereau de haine, pas plus qu’il ne constitue une « apologie » du tueur norvégien. Tout comme Millet, on reste frappé par l’ampleur de la tragédie : 77 morts en une heure (comment un seul individu armé d’un fusil semi-automatique peut-il commettre en si peu de temps un tel carnage ?), tout autant que par son inutilité, car le message que Breivik a prétendu vouloir écrire en lettres de sang sur notre ciel politique est déjà presque occulté par la précipitation des événements en l’espace d’une année. Coincé entre la révolte arabe et les révolutions de Sofitel, la catastrophe de Fukushima et le naufrage de la Grèce, le carnaval des présidentielles et la triste équipée de Mohamed Merah, l’effroyable massacre d’Utoya s’efface déjà dans les mémoires, à peine un peu moins vite qu’il ne s’est effacé des écrans.
Ce massacre pourtant nous révèle, écrit Millet, à quel degré de désespoir est parvenu l’Europe : « je constate que la dérive de Breivik s’inscrit dans la grande perte d’innocence et d’espoir caractérisant l’Occident, et qui sont les autres noms de la ruine de la valeur et du sens. »[3] Breivik est donc tout à la fois le symptôme d’un mal et la manifestation individuelle de la réaction à ce mal : le symptôme de la décadence profonde d’une civilisation et la « manifestation dérisoire de l’instinct de survie civilisationnel. »[4]
La réponse d’Anders Breivik à cette faillite civilisationnelle et à l’humiliation liée à sa propre condition d’Européen pourrait s’apparenter à la version la plus démentielle de ce qu’un ami, il ne m’en voudra pas si je le pille ainsi sans vergogne, nommait « l’option conséquentialiste », c’est-à-dire au dilemme du wagon fou dans la philosophie morale anglo-américaine : un wagon s'apprête à tuer cinq personnes sur un chemin de fer, et le seul moyen de l'arrêter est de pousser un gros type sur la voie pour faire barrage. Breivik a choisi l'option conséquentialiste, c'est-à-dire pousser le gros type sur la voie. Le wagon fou ici symboliserait la faillite accéléré de la civilisation européenne, quant au gros type, il représenterait le progressisme béat dont Breivik a voulu faire à la fois le premier responsable et la première victime de cette faillite en s’attaquant directement à « de jeunes Norvégiens de souche travaillant, selon lui (et là se trouve en effet le cœur de l’affaire), à la dénaturation de la nation norvégienne. »[5]
La tragédie d’Utoya, ainsi que l’attitude d’Anders Breivik au cours du procès qui s’est ensuivi rappelle un autre cas que le philosophe Pierre Legendre avait placé au cœur d’une de ses leçons.[6] Il s’agit de l’affaire Lortie. J’en rappellerai très brièvement les circonstances : le 8 mai 1984, un jeune caporal de l’armée canadienne faisait irruption dans l’Assemblée nationale du Québec, avec l’intention de tuer les membres du gouvernement. Courant dans les corridors, tirant à l’arme automatique sur les gens qu’il croisait, Denis Lortie arrivait bientôt à la Chambre où se réunissaient les députés. Mais ce jour-là, l’Assemblée ne siégeait pas et la salle était vide. Il alla s’assoir dans le fauteuil du Président. Une négociation s’ensuivit pour le désarmer. Après sa reddition, on compta trois morts et huit blessés. Une des conclusions tirées par Legendre après l’examen du cas de ce qu’on pourrait nommer ici « un Breivik qui n’a pas réussi » (on n’ose imaginer le carnage si la Chambre avait siégé ce jour-là…) est la suivante :

Si l’on renonce à traiter un tel attentat avec des slogans ou par les simplicités comportementalistes de l’actuelle criminologie, une réflexion de fond peut s’ouvrir et l’on s’aperçoit vite de ce qui soutient pareil geste meurtrier. Je dirai : cet acte est la conclusion d’une faillite ; en frappant et en se frappant, Lortie règle des comptes généalogiques. Au-delà de sa personne, on peut noter, d’un point de vue général, que la raréfaction du père, à l’échelle d’une société ou pour un sujet, pose le problème du meurtre en termes de destruction et d’autodestruction.[7]

Legendre utilise cet exemple comme point de départ d’une réflexion sur le meurtre et l’interdit du point de vue civilisationnel et institutionnel. Richard Millet se refuse, et je le suivrais dans ce refus, à sombrer dans les caricatures de la socio-psychologie politique. Il semble pourtant que les réflexions des deux auteurs apparaissent soudain étrangement liées tout comme le massacre de Breivik apparaît comme un écho funeste et démultiplié du crime de Lortie. Breivik à plus d’un titre est un « enfant de la ruine familiale », comme l’écrit Millet : ruine personnelle tout d’abord, puisqu’il est abandonné par son père et ruine civilisationnelle ensuite puisqu’il se sent abandonné par cette société qui semble à ses yeux s’être abandonnée elle-même à l’extase du reniement et de l’expiation permanente dans laquelle la figure du père, à la fois symbolique et institutionnelle, celle qui lie et relie et celle qui garantit le maintien de l’interdit, a disparu. « Or, écrit Pierre Legendre, si ce fondement-là n’est plus clairement perçu, on ne saisit plus à quel désastre fait barrage l’image du Père, et, partant, on perdra de vue sur quel terrain bien circonscrit s’organise la représentation fondatrice du sujet humain dans nos sociétés industrielles »[8]
Le geste terrible de Breivik s’apparente bien en effet, et d’un certain point de vue, à un combat pour la survie d’une identité : la sienne et celle d’une civilisation qui se condamne à disparaître. Ce geste est tout aussi dérisoire que ses conséquences sont dramatiques. Mais la société contre laquelle ce geste s’est exercé est tout autant responsable des conséquences terribles qu’il a pu avoir : « on ne sait plus à quel désastre fait barrage l’image du Père », écrit Legendre. Breivik, tout comme Lortie, «  en frappant et en se frappant » règle aussi « des comptes généalogiques ». Mais il les règle cette fois avec sa propre génération. Lui, le fils sans père va assassiner les enfants d’une société qui renie toute fonction patriarcale, qui ne parvient plus à brandir le moindre interdit et qui se condamne ainsi à l’autodissolution.
Breivik est donc, selon Millet, « un combattant solitaire : enfant abandonné par son père, il est devenu le soldat perdu d’une guerre qui ne dit pas son nom. »[9] C’est à ce point de la réflexion de Millet que, sans la rejeter complètement, je m’écarte quelque peu de sa thèse. Tout comme le pense Millet, il me semble bien également que Breivik est « un enfant de la ruine familiale autant que de la fracture idéologico-raciale que l’immigration extra-européenne a introduite en Europe depuis une vingtaine d’année ».[10] Cette fracture « idéologico-raciale » est produite par  le mécanisme économique que décrivait fort bien Frédéric Mas dans un article publié récemment sur notre site :

Les « insiders » (retraités et classes moyennes en milieu ou fin de carrière) sont nombreux et produisent peu ou de moins en moins, tandis que les « outsiders » (nouveaux entrants sur le marché et secteur privé) ne produisent pas assez, ce qui « oblige » les dirigeants à emprunter, c’est-à-dire à endetter les générations futures pour satisfaire la partie la plus socialement protégée de la population et à faire appel à l’immigration pour maintenir en l’état un mécanisme qui ne peut fonctionner que sur la croissance.[11]

Ce mécanisme de compensation s’appuyant en partie sur une immigration devenue un levier d’ajustement économique est à la fois générateur de tensions sociales et ethniques de plus en plus fortes (qu’il est loin désormais le temps béni des Trentes Glorieuses où notre système économique pouvait absorber les populations immigrées en raison des exigences de la reconstruction et de la nécessité de faire valoir la supériorité du système capitaliste face à un bloc soviétique agonisant…) et également d’affrontements intergénérationnels de plus en plus inévitables. Breivik est l’héritier de ce contexte et en incarne la conscience la plus désespérée et la plus meurtrière. Il est plongé « dans un abîme identitaire qu’accroît le fait de vivre une fin de civilisation »[12] mais le geste de Breivik pour Millet « fait pourtant de lui autre chose que ce qu’Enzesberger appelle un “perdant radical”, puisqu’il a agi seul, et non en accord avec un programme terroriste »[13].
Or, il semble ici que la lecture faite d’Ezensberger par Richard Millet soit quelque peu réductrice. Certes l’auteur allemand identifie, entre autres, les membres de factions terroristes, comme les Brigades Rouges ou les mouvements islamistes, à des « perdants radicaux » mais sa définition englobe tout aussi bien ce type d’individus que le lone wolf à la Breivik, allant même jusqu’à élargir assez considérablement sa définition pour associer au « perdant radical » les nations ou civilisations qui choisissent en partie la voie de la radicalité, l’option conséquentialiste d’une certaine manière, pour compenser le puissant sentiment de déclin, ou de faillite imminente, à laquelle elle sont confrontées (je renvoie ici à l'analyse que nous proposions il y a quelque temps sur ce site: http://idiocratie2012.blogspot.fr/2012/08/merah-breivik-les-perdants-radicaux.html).
Il semble donc que la définition du « perdant radical » donnée par Enzesberger soit beaucoup plus large que celle retenue par Richard Millet et qu’elle corresponde bien à la figure d’Anders Breivik, à laquelle il me semblait également pertinent d’associer celle de Mohamed Merah, issu d’un cadre socio-culturel différent mais dont le profil n’est pas dénué de similitude avec le « croisé » norvégien. Ce dernier correspond donc bien à mon sens au modèle du « perdant radical » décrit par Ezensberger. Non seulement parce que les conditions de son existence et son rapport au monde font de lui un perdant radical mais plus encore parce qu’il est issu d’une société, ici la civilisation européenne, qui elle-même bascule inexorablement dans le camp des perdants radicaux.




La première question, à l'issue du massacre d'Utoya et de l'attentat d'Oslo, était cependant la suivante: Anders Breivik est-il fou? Or, il ne l’est manifestement pas et ses juges en ont d'ailleurs décidé ainsi en le condamnant à la peine maximale, comme le souhaitait l'accusé, ce qui renforce à mon sens le parallèle que l’on peut établir avec l’affaire du caporal Lortie qui « supplie, rappelle Pierre Legendre, (…) supplie l’instance juridique de le reconnaître sujet. »[14] Breivik, fils abandonné et enfant, ou produit comme on voudra, de la ruine d’une civilisation, supplie qu’on le reconnaisse sujet lui-aussi. Il refuse, comme il en est question au début de son procès, de se voir rejeté dans les limbes de l’institution psychiatrique, c’est-à-dire en un sens renvoyé au statut pathétique conféré à chaque individu par une société où la célébration de l’individualisme au-delà de tout entraîne la quasi disparition de toute référence à une collectivité où il soit possible de se nommer. Breivik, furieux qu’on puisse le considérer comme fou, au début de son procès, veut échapper à l’anonymat psychiatrique et à l’enfer anomique, tout comme Lortie suppliait, vingt ans plus tôt, après son crime, qu’on le reconnaisse comme sujet, comme sujet existant. A mon sens d’ailleurs, l’ouvrage de Pierre Legendre nous donne une clé de lecture essentielle qui peut, peut-être, permettre de situer Anders Breivik dans cette nouvelle échelle de valeurs post-moderne à laquelle nous tentons en vain de comprendre quelque chose. Entre le « perdant radical » et un nouveau type de « combattant politique » individualiste et individuel, il y a d’abord un nouveau type de meurtrier :

Mais le prix à payer, pour le self-service normatif promu par les idéaux gestionnaires prônant la dé-métaphorisation de la Loi, est lourd : un type nouveau de déshumanisation est apparu. Les nouveaux meurtriers sont des criminels sans culpabilité, mais qui pour autant ne sont pas fous, de sorte que les interprètes en exercice, psychiatre et juges, se perdent en conjectures ou perdent la tête devant ce qui est devenu incompréhensible : le déclassement du discours de la Raison par élimination de la culpabilité subjective.[15]

Les conséquences de cette élimination de la culpabilité, Legendre les laisse entrevoir et elles sont effrayantes : « des accès aveugles de moralisation et de répression, entrecroisés dans le discours gestionnaire du sujet libre », avec, comme horizon « ce dont les holocaustes du XXe siècle ont fait miroiter la promesse : la dépénalisation du meurtre dans la nouvelle humanité. » Pour ce qui nous concerne en 2012, on peut se risquer à prédire l’entrecroisement de plus en plus surréaliste et terrifiant d’une morale universaliste usée et aveugle et de la banalisation de la violence la plus meurtrière: des explosions de violence sporadiques et isolées qui seront la seule réponse du corps social fragmenté et désemparé à l’incapacité des gouvernants et des institutions à assurer la paix civile et la cohésion sociale ; soit la réponse du bourreau isolé au dirigeant hypocrite ou encore la réplique de l’individu alphanumérisé au statisticien. Dans les deux cas, il s'agira de la consécration du règne de la « rationalité bouchère », pour reprendre l’expression de Legendre.




Au moment du massacre d’Utoya, il semblait plus rassurant de démontrer l’existence d’une vaste conspiration fondamentaliste chrétienne plutôt que de prendre la mesure de la faillite que le crime de Breivik dénonçait directement ou indirectement. Aujourd’hui, par amour du consensus et par complaisance, la plupart de ceux qui commentent l’essai de Millet dans les grands médias semblent obéir davantage aux vieux automatismes du manichéisme le plus imbécile et le plus suicidaire qu’à la volonté de proposer une réelle lecture de ce texte. Richard Millet lui-même n’est pas exempt d’une sérieuse propension à grossir le trait dans son analyse et il me semble qu’il fait un peu trop vite de Breivik un combattant politique. En revanche, il est tout à fait juste comme il le fait de présenter Anders Breivik comme un terrible symptôme de la déroute complète de la civilisation européenne. L’ampleur de la tuerie et l’incapacité des « contemporains capitaux » qui garnissent les rangs de nos élites à réagir à la tragédie d’Utoya ou au texte de Millet autrement qu’avec les réflexes usés de rentiers d’une idéologie expiatoire stérile nous apporte seulement quelques renseignements supplémentaires sur l’état de sclérose intellectuelle et de déliquescence morale auquel nous sommes parvenus.
Comme le note Millet, cette débandade s’accomplit de plus dans le contexte d’une crise financière qui est une autre démonstration de la faillite d’une civilisation que seuls les imbéciles ne veulent pas voir. Ces mêmes imbéciles font rejouer aujourd’hui le disque rayé de l’indignation de commande. Il y a pourtant plus à lire et à critiquer dans l’essai de Millet que ces pauvres caricatures inlassablement réchauffées par ces éditorialistes aux colères si prévisibles et si fades. On pourrait peut-être tout au moins rétorquer à Richard Millet que le choix meurtrier opéré par Anders Breivik illustre en lui-même, plus que son combat contre le multiculturalisme, l’écroulement de toutes les valeurs de la vieille Europe fatiguée et que son épopée sanglante s’apparente, même s’il n’a pas au final retourné son arme contre lui, toujours plus à un suicide anomique qu’à un acte politique. On pourrait aussi peut-être aussi supposer, au-delà du texte de Richard Millet, que le geste de Breivik annonce le retour tragique du balancier de l’histoire et que l’Europe est sur le point également de devenir une « perdante radicale ». Pour notre vieux continent, le Requiescat In Pace n'est même plus de mise. Nous n'aurons pas une fin paisible.





[1] Le Monde. 27/98/2012.
[2] Idem
[3] Richard Millet. Langue fantôme suivi de Eloge littéraire d’Anders Breivik. Editions Pierre-Guillaume de Roux. Paris. 2012. p. 109
[4] Idem. p. 110
[5] Ibid.
[6] Pierre Legendre. Le crime du caporal Lortie. Traité sur le père. Fayard. 1989
[7] Pierre Legendre. p. 28
[8] Ibid.
[9] Ibid. p. 110
[10] Ibid. p. 108
[11] Frédéric Mas. « Les habits neufs du libéralisme politique : le néolibéralisme en question. » Article publié sur Idiocratie le 29 août 2012. http://idiocratie2012.blogspot.fr/2012/08/les-habits-neufs-du-liberalisme.html
[12] Richard Millet. Eloge…p. 109
[13] Ibid. p. 110
[14] Pierre Legendre. Le crime du caporal Lortie. p. 43
[15] Pierre Legendre. p. 53

mercredi 29 août 2012

Les habits neufs du libéralisme politique : le néolibéralisme en question

         Nous livrons ici une analyse de Frédéric Mas (chroniqueur de la revue Contrepoints et du Cri du contribuable) qui revient sur les fortunes diverses de la notion de "néo-libéralisme". Sans partager toujours le point de vue de l'auteur sur ce sujet, il nous semble que sa réflexion apporte un certain nombre d'éléments particulièrement intéressants et susceptibles d'enrichir le débat autour de la définition et de l'acceptation des notions de libéralisme et d'individualisme, qui donnent lieu en France, aux interprétations les plus contrastées et les plus contradictoires. 


Dans « La France injuste. 1975-2006 : pourquoi le modèle social français ne fonctionne plus », l’historien canadien Timothy B. Smith soutient que le personnel politique du pays depuis les années 1990 a sciemment pris le parti de désigner la « mondialisation néolibérale » comme l’ennemi à abattre pour ne pas avoir à réformer sérieusement l’Etat social mis en place après-guerre[1].

Alors que les Etats-Unis et la Grande Bretagne de la fin des années 1970 ont préféré réformer en profondeur leurs Etats providence pour n’en garder qu’un modèle résiduel, la France -à travers ses politiciens et ses hauts fonctionnaires- a tout fait pour maintenir un modèle corporatiste (ou « continental-conservateur » selon la classification de Esping Andersen[2]) bénéficiant principalement aux classes moyennes relativement âgées sans problème d’emploi et aux retraités, au détriment des nouveaux entrants sur le marché du travail (jeunes, femmes, immigrés).

Très logiquement, plus les deux premières catégories s’accroissent, plus le mécanisme de redistribution devient financièrement intenable. Les « insiders » (retraités et classes moyennes en milieu ou fin de carrière) sont nombreux et produisent peu ou de moins en moins, tandis que les « outsiders » (nouveaux entrants sur le marché et secteur privé) ne produisent pas assez, ce qui « oblige » les dirigeants à emprunter, c’est-à-dire à endetter les générations futures pour satisfaire la partie la plus socialement protégée de la population et à faire appel à l’immigration pour maintenir en l’état un mécanisme qui ne peut fonctionner que sur la croissance.

Cette situation a eu un effet paradoxal dans le débat d’idées. Les bénéficiaires réels ou supposés de l’Etat providence corporatiste, c’est-à-dire du statu quo ou du retour au système de redistribution social du début des années 1980 ont créé une importante demande en matière de justifications idéologiques. Cela s’est traduit par la création d’un véritable marché du livre antimondialisation et anti-libéra, qui n’a cessé de prospérer depuis.

Hier, Bourdieu, Forrester, Negri et Sontag, aujourd’hui Généreux, le premier Montebourg démondialisateur et le dernier Michéa adepte de la common decency : la littérature antilibérale existe pour tous les goûts, de la littérature savante à la littérature profane, de la réflexion subtile aux slogans rudimentaires, à la portée de toutes les bourses et avec la garantie pour ses producteurs de toucher un public relativement large et particulièrement réceptif. Les partisans du conservatisme social se sont emparés de la rhétorique la plus révolutionnaire –bien souvent malgré elle- pour prévenir tout risque de changement. Ils ont désigné sous la même étiquette « néolibérale », forcément d’importation anglo-saxonne, tous les individus et toutes propositions susceptibles de remettre en question un modèle national condamné à la vitrification.

Seulement, une fois écartée ses acceptions purement partisanes et journalistiques, le néolibéralisme existe-il ? Le modèle social français a-t-il vraiment basculé du côté obscur au milieu des années Chirac-Jospin pour rejoindre les eaux glacées du calcul et de l’intérêt ?

Néolibéralisme foucaldien, néolibéralisme marxien

Répondre à la première question demande de se plonger dans une vulgate qui n’a cessé d’évoluer, de se dédire et de se contredire depuis les premiers essais de Bourdieu et de ses épigones jusqu’aux derniers de S. Audier ou D-R Dufour. Force est de constater qu’à de rares exceptions, les contempteurs du néolibéralisme ne connaissent pas grand-chose et à l’économie politique et à l’histoire philosophique du libéralisme, ce qui rend la plupart des critiques du néolibéralisme inconsistantes. Parmi les rares exceptions, nous trouvons d’un côté deux universitaires marxistes, Christian Laval et Pierre Dardot, et un universitaire libéral « de gauche », Serge Audier. Les premiers se sont attachés à faire la généalogie philosophique et historique du néolibéralisme afin de distinguer ce qu’il y avait de nouveau par rapport à ses acceptions antérieures, tandis que Serge Audier a cherché à restituer les débats qui ont précédé la renaissance idéologique du libéralisme dans le domaine de la théorie politique, notamment au sein du colloque Lippmann puis autour de la société du Mont Pèlerin.

Les premiers, dans le sillage intellectuel de Michel Foucault, en font une rationalité sui generis qui reconstruit l’intégralité du rapport entre l’homme et son environnement[3]. Dans ce travail d’arraisonnement total, la rationalité néolibérale telle qu’elle se donne à voir à travers ses discours et ses praticiens propose une nouvelle forme de gouvernement de soi et des autres empruntée à l’activité entrepreneuriale. L’homme se conçoit comme une agence elle-même sous la tutelle bienveillante d’un Etat managériale dédiée à généraliser le marché et ses nouveaux modes de domination réels ou supposés. L’internalisation économique de l’Etat constitue une rupture importante par rapport à tout un pan de la sensibilité libérale dite classique. Comme l’avait suggéré Foucault lui-même, le libéralisme politique à la fin du 19e siècle subit une crise de gouvernementalité, car il n’y a pas d’activité de gouvernement spécifiquement libérale. En d’autres termes, le constitutionnalisme du libéralisme politique classique est avant tout un système juridique destiné à contenir et même prévenir les individus contre les abus des gouvernants, la politisation, l’extension de l’Etat au détriment de la justice et absolument pas une théorie politique positive. Le néolibéralisme lui adjoint une théorie de gouvernement, qui n’est peut-être pas la seule possible, mais reste la plus compatible avec l’organisation du pouvoir qui s’est constituée à partir de l’après-guerre.

Serge Audier de son côté a remis en question l’unité théorique et pratique du néolibéralisme suggérée par les épigones de Foucault en historicisant la constitution des théories libérales contemporaines invoquées pour réformer l’Etat social qui s’est imposer dans les pays occidentaux après-guerre[4]. Ainsi, au commencement du néolibéralisme, il y a le colloque Lippman de 1938 qui rassemble des intellectuels d’horizon divers, et surtout d’opinions assez dissemblables sur le contenu même du libéralisme à reconstituer théoriquement. Ici, il nous faut particulièrement insister sur le « théoriquement » : tous s’accordent au début du colloque sur l’échec et la disparition du « moment historique libéral », que la cause soit interne, et due à la faiblesse de sa propre théorie, ou externe, qu’il ait été détruit par des idéologies concurrentes ou des phénomènes sociaux particuliers (notamment les guerres et la crise économique de 1929). Dans les deux cas, renouveler le libéralisme suppose avant tout de juger de son échec et de proposer des évolutions intellectuelles, et non de justifier un état du monde désormais « post-libéral ».

La précision est importante, et nous amène à pointer la principale faiblesse d’une critique « historique » du libéralisme principalement défendue par Jean-Claude Michéa. Michéa propose de juger l’histoire intellectuelle du libéralisme à l’aune de son triomphe contemporain dans les esprits et dans les institutions (la « logique » du libéralisme[5]). Or, s’il avait lu fidèlement ce qu’en dit sa principale source sur le sujet, à savoir Karl Polanyi, il aurait appris que l’âge d’or du libéralisme qui voit le triomphe de « l’idéologie de marché » répond à certaines conditions historiques, sociales et économiques rassemblées de la fin des guerres napoléoniennes jusqu’à la première guerre mondiale, notamment la paix et le « dogme » de l’étalon or[6]. Notons au passage que sur cette question précise de l’ « âge d’or du libéralisme », Polanyi est en accord totalement avec son pire ennemi « laissez-fairiste » Ludwig von Mises[7]. Cette ignorance rend Michéa incapable de saisir le statut et la fonction du discours néolibéral dans l’économie générale de la réalité. Il s’agit désormais d’une production théorique qui réapparait dans un monde social-historique dominé par l’Etat social, l’économie mixte et un système de banques centrales émettrices de monnaie. Tout cela mis ensemble ne reconduit nullement l’ordre social, politique et économique défendu par les libéraux dit « classiques » ou ceux qu’il englobe comme des partisans du « laissez faire intégral ». Michéa ne voit pas non plus, contrairement à Marcel Gauchet, que c’est le fondement individualiste de l’Etat social d’après-guerre qui a effectué en souterrain le travail historique de sape des communautés et des liens de solidarités traditionnels, préparant ainsi les esprits au retour de certaines formes épurées de la théorie du libéralisme[8].


Audier insiste aussi sur la réorientation « radicale » relativement tardive du libéralisme au sein des sociétés de pensée (Société du Mont Pèlerin, Institute for economic affairs, Adam Smith Institute) sous l’influence du courant d’abord minoritaire, puis majoritaire à partir des années 70 constitué autour de F. A. Hayek.

Il nous faut tout de suite préciser qu’une telle radicalisation ne s’est opérée que dans le domaine des idées, et rarement en pratique, y compris au moment du reaganisme triomphant, qui s’est en grande partie maintenu avec les outils fiscaux et budgétaires hérités de la décennie précédente[9]. Il serait d’ailleurs intéressant d’étudier les nouvelles séparations qui se sont créées avec l’explosion des think tanks à la fin des années 1970, les uns délibérément orientés vers la réforme des Etats (AEI, Heritage, Cato) les autres se repliant sur la recherche pure et l’éducation populaire (aussi curieux que ça puisse paraître) car incompatibles avec toute forme de gouvernance politique (Ludwig von Mises Institute, Foundation for Economic Freedom, Atlas Foundation).

Le vocabulaire et la grammaire de la théorie néolibérale

De ces deux études parallèles, il est possible de retenir plusieurs éléments de définition du néolibéralisme qui rendent justice au libéralisme politique sans gommer ses multiples acceptions.

Premièrement, il est une sensibilité théorique critique à visée pratique. Le néolibéralisme regroupe un certain nombre de programmes ayant pour but de réformer l’Etat social, c’est-à-dire l’organisation politique et constitutionnelle « profonde » des démocraties occidentales qui s’est imposée après-guerre. L’Etat social se distingue de l’Etat de police et de l’Etat de droit par sa participation active aux activités économiques, que ce soit pour réduire les incertitudes réelles ou supposées liées aux fluctuations des marchés ou pour organiser le transfert des richesses d’une partie de la population à une autre au nom de la justice sociale ou des luttes contre l’inégalité sociale. Pour conduire et planifier ce nouveau rôle, l’Etat social a accumulé un pouvoir et des prérogatives de gouvernement jusqu’à présent jamais atteint dans l’histoire moderne, sauf peut-être par les Etats totalitaires. Il a ainsi opéré à partir de la fin du 19e siècle et grâce aux deux guerres mondiales une révolution interne qui s’est traduite dans son fonctionnement par un perfectionnement de sa bureaucratie et le déplacement de la souveraineté réelle des Etats de la branche législative vers l’exécutif[10].   

Deuxièmement, si le néolibéralisme est avant tout une sensibilité idéologique issue du libéralisme politique classique, son unité pratique, c’est-à dire en tant qu’il regroupe un ensemble de discours qui a servi de justification à certaines réformes politiques par exemple en Grande Bretagne et aux Etats-Unis, s’est faite dans la mesure où ses prescriptions n’entraient pas en opposition frontale avec les modes de fonctionnement de l’Etat social comme nous l’avons défini plus haut. Essentiellement, il s’est agi d’un changement de mode de légitimation de l’Etat face à une société civile qui s’est largement enrichie et « autonomisée » grâce à la croissance économique de l’après-guerre. Cela s’est notablement traduit par une l’achèvement de la « révolution managériale » dans les Etats occidentaux, c’est-à-dire la redescription des missions de l’Etat social dans le langage de l’économie et du management, sans que cela ne se traduise nécessairement par un retour à l’Etat « veilleur de nuit » du 19e siècle[11].

Cela nous amène à un troisième constat, que nous avons évoqué en parlant de l’internalisation ou de l’intégration de l’Etat au marché, et qui constitue sans doute le problème central, car le plus ambigu, le plus complexe, et surtout le lieu de réapparition de l’irréductible pluralisme du néolibéralisme. Parler d’internalisation suppose l’acceptation plus ou forte du vocabulaire de l’économie comme point de départ épistémologique –et lexical- pour saisir les problèmes et apporter des solutions dans le domaine politique. Seulement, si les néolibéralismes partagent un même vocabulaire économique, ils sont loin de partager la même grammaire : les expressions et les mots utilisés dans la discipline économique sont articulés de différentes manières selon les théories, ce qui leur donne un sens différent en fonction de leur contexte d’utilisation et des définitions qu’ils génèrent. Les politiques publiques inspirées par Rawls et Sen parlent sans doute d’ « équilibre réfléchi » et d’analyse coût / avantage, mais sont très nettement différentes de celles proposées par un public choicer comme James Buchanan ou un économiste autrichien comme Huerta de Soto. L’utilisation néolibérale du lexique de l’économie peut donc varier du tout au tout en fonction de son articulation grammaticale : là où certains théoriciens viseront à justifier la place de l’Etat, d’autres chercheront purement et simplement l’éliminer. Le néolibéralisme peut donc autant assurer une fonction discursive conservatrice de légitimation qu’une fonction discursive réformiste – voire subversive- de théorie politique critique[12].

L’irréductible pluralisme du néolibéralisme porte sur sa grammaire, et suppose la connaissance des différentes écuries qui le compose pour comprendre ce sur quoi elle débouche concrètement (politiquement). Certains articuleront le lexique économique autour de théorie justifiant l’existence d’un Etat minimal (Mises, Friedman), d’autres non (Buchanan), d’autres encore lui donneront une place élargie dans la constitution de la société (Buchanan, Ropke), ou l’élimineront purement et simplement (Rothbard, Friedman fils). Contrairement à ce que l’on peut entendre chez certains critiques du libéralisme (Dufour, Michéa), tous ne veulent pas généraliser le marché à l’ensemble des rapports sociaux : les problématiques liées à la circonscription du domaine des biens publics est justement une tentative de maintenir un certain nombre de biens et de services en dehors des modes de coopération sociale qu’on trouve ordinairement en société. L’adoption de paradigmes qui ne se recoupent pas (hobbésien, smithien, lockien) ne génère pas les mêmes relations de gouvernants et de gouvernés, et des définitions concurrentes du  marché, que certains ont tendance à réduire à une modélisation néoclassique que seule une partie des néolibéraux défend aboutit à des contresens parfois risibles. Le statut de la rationalité[13], de l’individu[14] ou de la liberté[15] varie aussi d’une théorie à l’autre et débouche là encore sur des politiques publiques (ou leur absence) qui peuvent varier du tout au tout, de l’imposition topdown par des experts fonctionnaires économistes jusqu’au laissez faire bottom up par les individus entre eux.

Le néolibéralisme en France

Pour conclure, revenons à la seconde question posée, à savoir dans quelle mesure le modèle social et politique français est « victime » du néolibéralisme. Si on en croit François Cusset[16], celui-ci arrive dans les bagages du socialisme mitterrandien dès les années 1980 avec l’impératif de modernisation politique et économique porté par les politiques et les hauts fonctionnaires de Bercy, ce qui se serait concrétisé par le « tournant libéral » de 1984. Une lecture moins sélective et plus attentive des évènements relève là une illusion rétrospective doublée d’une incompréhension des desseins très pragmatiques de Naouri et Mauroy : les nationalisations de 1982 et le dirigisme opéré par le Trésor dans le domaine financier avaient asséché toute possibilité de financement de l’économie française, et menaçaient purement et simplement de couper court à toute velléité de réformes politiques[17]. Il n’y a pas eu de conversion idéologique à un programme d’importation étrangère, mais bien l’abandon du planisme dirigiste hérité de l’après-guerre, qui ne pouvait fonctionner, du moins en théorie, qu’accompagnée d’une croissance économique forte (et totalement absente depuis 81). Cette libéralisation partielle du secteur financier ne s’est pas traduite par un retrait de l’Etat sur ses fonctions régaliennes, mais s’est faite au service d’une expansion de la fonction publique nationale et territoriale via la décentralisation, de la nationalisation d’un certain nombre d’entreprises, de la refonte du code du travail en faveur des classes protégées, de l’inauguration des « bienfaits » du déséquilibre budgétaire et de l’endettement.

Les premiers signes qui s’apparentent à une acceptation positive et pratique en France du néolibéralisme porte avant tout sur une réappropriation du vocabulaire du monde de l’entreprise, au fur et à mesure de l’intégration européenne, de la création du marché commun jusqu’à l’euro, jusqu’à devenir la chair de l’opinion commune[18]. Le langage de l’économie est devenu la lingua franca des administrations publiques, devenu synonyme de rationalisation moderne et d’internationalisation, et s’est étendue à l’organisation de tous les ministères, collectivités territoriales, établissements publics, etc. A partir des années 2000, les documents administratifs les plus importants (loi de décentralisation, LOLF) portent sa marque si singulière. Seulement, le changement de lexique ne s’est pas vraiment doublé du retrait de l’Etat tant redouté par les adversaires de la mondialisation néolibérale. Dans certains secteurs, comme celui des marchés publics, la dérégulation s’est même traduite par une augmentation sans précédent du domaine public (et de son coût) au détriment des consommateurs et des électeurs. Cela nous invite plutôt à nous demander si sous les « habits neufs du libéralisme » ne se cachent ceux plus anciens et plus classiques du phénomène bureaucratique et du clientélisme politique. Mais c’est une autre histoire.


Frédéric Mas écrit pour Contrepoints et Le Cri du Contribuable.



[1] Smith (Timothy B.), La France injuste. 1975-2006 : pourquoi le modèle social français ne fonctionne plus, Paris, Autrement Frontières, 2006, pp. 97-146.
[2] Esping-Andersen (Gota), The Three Worlds of Welfare Capitalism, Princeton Univ. Press, 1990.
[3] Dardot (Pierre), Laval (Christian), La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale,
[4] Audier (Serge), Le colloque Lippmann. Aux origines intellectuelles du néo-libéralisme, Latresnes, L bord de l’eau, 2008.
[5] Michéa (Jean-Claude), « A propos du concept de logique libérale » in La double pensée. Retour sur la question libérale, Paris, Flammarion, 2008, pp. 209-25.
[6] Polanyi (Karl), La grande transformation, Paris, Gallimard, (1944), 1972, pp. 37-57 ; pp. 203-208.
[7] Mises (Ludwig von), Liberalism, Liberty Fund, (1929), 2012, pp. 194-95.          
[8] Gauchet (Marcel), L’avènement de la démocratie III. A l’épreuve des totalitarismes 1914-1974, Paris, Gallimard, 2010, pp. 601-11.
[9] Galbraith (James K.), The Predator State : How Conservatives Abandoned the Free Market and Why Liberals Should Too, New York, Free Press, 2008, p. 5 ; Rothbard (Murray), “Ronald Reagan: An Autopsy” in Liberty, vol. 2, n°4, mars 1989, republié à l’adresse suivante : http://www.lewrockwell.com/rothbard/rothbard60.html ; Toinet (Marie-France), “La continuité institutionnelle ou le reaganisme centralisateur”, in Revue Française de Science Politique, n°4, 1989, pp. 456-76.
[10] Gauchet (Marcel), A l’épreuve des totalitarismes…op. cit., pp. 22-32 ; p. 111 ; pp. 575-600.
[11] Sur l’Etat manager : Gottfried (Paul), After Liberalism : Mass Democracy in the Managerial State, Princeton Univ. Press, 2001.
[12] Précisons que contrairement à Dardot et Laval, nous insistons sur une approche langagière et non cognitiviste qui creuse la distance entre discours néolibéral d’un côté et les comportements de l’autre, ces derniers restant difficilement évaluables. Pour juger de cette distance entre le comportement et le discours, il eut fallu entrer dans la cohérence interne (intentionnelle et définitionnelle) des théories et non pas simplement des discours tenus par l’ensemble des promoteurs du néolibéralisme pour juger de son effectuation sur les institutions et les comportements. En cela, estimer que le néolibéralisme est devenu la « nouvelle raison du monde » est une hypothèse invérifiable, ni vraie, ni fausse, puisque tributaire de discours dont on ne connaît pas, et dont on ne peut pas connaître, le véritable degré de pénétration dans les pratiques ordinaires des individus. Cela explique également l’insistance que nous mettons à parler de mort pratique du libéralisme et de renaissance(s) théorique(s) à travers ses descendants contemporains néolibéraux.  
[13] Nozick (Robert), The Nature of Rationality, Princeton Univ. Press, 1993.
[14] Par exemple Hayek (Friedrich August), Individualism and Economic Order, Chicago Univ. Press, 1958.
[15] Sur les différentes acceptions théoriques du terme « liberté » dans le libéralisme, voir : Narveson (Jan), « Liberty : Negative v. Positive », in The Libertarian Idea, Broadview Press, 2001, pp. 22-37 ; De Jasay (Anthony), « Freedom, From a Mainly Logical Perspective » in Political Philosophy, Clearly. Essays on Freedom and Fairness, Property and Equalities, Indianapolis, Liberty Fund, 2010, pp. 206-27. 
[16] Cusset (François), La décennie. Le grand cauchemar des années 1980, Paris, La découverte, 2006.
[17] Landier (Augustin), Thesmar (David), Le grand méchant marché. Décryptage d’un fantasme français, Paris, Flammarion, 2007, pp. 137-43.
[18] Sur l’économie comme problème et solution en tant que philosophie première, on pourra se reporter à Gauthier (David), « l’individu libéral », in Morale et contrat. Recherche sur les fondements de la morale, Sprimont, Mardaga, 1986, pp. 395-422. Sur le triomphe de l’ « économisme » comme « langue naturelle » de l’autorité politique contemporaine, Castoriadis (Cornélius), Les carrefours du labyrinthe, tome III. Le monde morcelé, Paris, Seuil, 1990.

mardi 28 août 2012

L'homme du ressentiment

      Pour conclure ce cycle sur le ressentiment autour des affaires Breivik et Merah nous proposons une courte introduction à la réflexion de Max Scheler, empruntée au site l'Antisophiste, auquel nous renvoyons pour les références des citations, tirées de Max SchelerL’homme du ressentiment (1912), Paris, Gallimard, 1933 et F. Nietzsche, Généalogie de la morale (1887), Folio Essais, Gallimard. 


Max Scheler

          L’une des sources principales du ressentiment est l’envie, une envie particulièrement aigue et qui s'accompagne d’un vif sentiment d'impuissance : « plus l'envie est impuissante, observe Scheler, plus elle est redoutable », plus est élevée sa charge de ressentiment. Or, quand l’envie est-elle la plus impuissante ? Quand elle se porte sur « des valeurs et des richesses qui ne s’acquièrent pas ». Aussi l'envie la plus riche en ressentiment potentiel est-elle dirigée contre l'être, contre l'existence même d'une personne, l'envie qui ne cesse de murmurer : « Je puis tout te pardonner ; sauf d'être ce que tu es ; sauf que je ne suis pas ce que tu es ; sauf que je ne suis pas toi ». Cette envie porte sur l'existence même de « l'autre » ; existence qui, comme telle, nous étouffe, et nous est un « reproche » intolérable.  Impuissant et frustré, l’envieux va dans un premier temps réagir en dépréciant ce qu’il envie.

            Scheler écrit : « Quand nous sommes frustrés dans notre recherche de l'amour ou de l'estime d'une personne, nous sommes portés à lui découvrir de nouveaux défauts ; ou encore nous nous « rassurons », nous nous « consolons » nous-mêmes, en nous disant que l'objet désiré « n'en valait pas la peine », n'avait pas la valeur que nous pensions. Au début, on se borne à proclamer que tel objet, telle richesse, telle personne, tel événement, bref telle chose désirée, est dépourvue de la valeur qui l'avait fait désirer si fort ; la personne dont nous avions recherché l'amitié n'était pas aussi « droite », aussi « généreuse », aussi « intelligente » que nous le pensions ; les raisins ne sont pas si doux, peut-être même sont-ils « trop verts ». Comme dans la fable de Jean de La Fontaine :

 Certain renard gascon, d'autres disent normand,

Mourant presque de faim, vit au haut d'une treille

Des raisins mûrs apparemment,

Et couverts d'une peau vermeille.

Le galand en eut fait volontiers un repas;

Mais comme il n'y pouvait atteindre:

Ils sont trop verts, dit-il, et bons pour des goujats.

Fit-il pas mieux que de se plaindre ?


           Jusqu’ici, le renard ne nie pas que le raisin soit une chose enviable ; il dit juste que les raisins sont « trop verts ». Ce type de stratégie dépréciative cherche à « résoudre le conflit entre la force du désir et la force du sentiment d'impuissance et, partant, la souffrance dont il est cause ». On fait de nécessité vertu. De même, l'homme du ressentiment, « attiré, et comme envoûté par la joie de vivre, la gloire, la puissance, le bonheur, la richesse, la force » qu’il voit autour de lui, « tourmenté du désir de les posséder, désir qu'il sait inefficace », s’efforce-t-il de « se détourner de ce qui le tourmente ».

         En vain ! Le bonheur, la puissance, la beauté, l'esprit, la richesse, toutes les valeurs positives de la vie, poursuivent sans cesse l'homme du ressentiment comme pour le défier. Il a beau leur montrer le poing, souhaiter de les voir disparaître pour apaiser le tourment de son conflit intérieur, il n'en demeure pas moins qu'elles existent, qu'elles se font jour !
Par suite, l’homme de ressentiment en vient à dénigrer tout ce qu’il n’est pas, tout ce qu’il n’a pas. Le faible tend à dévaluer la puissance, le pauvre la richesse, le laid le beau... Le ressentiment fausse « notre vision de l'univers », mais c’est en faussant « le sens des valeurs lui-même » qu’il donne toute sa mesure -- ce que Nietzsche nomme « falsification du barème des valeurs ».

         Désormais, on ne déprécie plus les choses qui portent des valeurs positives, comme dans la diffamation ou la calomnie, qui ne procèdent pas du ressentiment ; on a déprécié les valeurs elles-mêmes, on les perçoit désormais tout autrement, et le jugement lui-même en est modifié. C’est le deuxième temps du ressentiment : le renard en vient à penser qu’il n’est pas bon de manger du raisin. Désormais, les valeurs mêmes sont méconnues qu'un sens normal des valeurs reconnaît, préfère et recherche. De là que l'homme du ressentiment ne parvient plus à justifier, à comprendre, à réaliser son être et sa vie, en fonction des valeurs positives - puissance, santé, beauté, liberté, pur exercice de l'être et de la vie -, […] insensiblement, son sens des valeurs met tout en œuvre pour en venir à décréter que « tout cela n'est rien », et trouve que seuls sont nécessaires au salut de l'homme les aspects tout contraires de la réalité : pauvreté, souffrance, peines et mort.