lundi 22 octobre 2012

Les larmes d’Europe (2)


            Dans le « territoire de la guerre » désigné par l’islam, qui s’exprime aujourd’hui de la façon la plus visible, la plus bruyante et la plus sanguinaire[12], il n’y a pas de place pour le compromis pas plus qu’il n’y a de place pour la contradiction dans le « territoire de la soumission ». Waroch, quelles que soient les simplifications dont on peut lui faire grief, a le mérite de souligner un point essentiel : c’est que ce que l’on prend à tort pour un affrontement religieux qui serait le fait d’une frange traditionnaliste est en réalité une lutte politique menée de manière désordonnée et chaotique par les différents éléments d’une civilisation arabo-musulmane qui intègre au contraire par ce biais une ultra-modernité qu’elle prétend combattre. Comme le montre également Enzesberger dans son essai, l’islam est devenu pour la civilisation arabo-musulmane (mais l’on pourrait aussi appliquer cette analyse à un pays comme le Pakistan) un outil de lutte et l’expression de la colère nourrie à l’encontre de l’occident : c’est une religion du ressentiment et les atteintes « blasphématoires » ne sont qu’un prétexte parmi d’autres – la supposée solidarité avec le peuple palestinien contre le péril sioniste en est un autre – ne sont qu’un prétexte pour satisfaire une véritable politique du ressentiment. Dans ce contexte, il n’y a guère que l’Iran qui démontre une certaine capacité, à la fois technologique, diplomatique, économique et culturelle, à mener une véritable politique de puissance[13], quand la Syrie, l’Egypte, l’Algérie et les monarchies pétrolières se trouvent soit toujours les jouets des puissances étrangères, soit ne sont capables que de profiter d’une rente énergétique et de mettre en avant une diplomatie basée sur la complainte et l’anathème, flattant bassement la versatilité dangereuse de l’opinion publique arabe.
            Le fait que cette religion du ressentiment alimente aujourd’hui en France les revendications, soit religieuses soit communautaires, d’une population musulmane au sein de laquelle on ne parvient décidément pas à entendre la voix d’un islam supposément modéré nous renvoie aux termes très simples de l’opposition ami/ennemi que le juriste et philosophe allemand Carl Schmitt plaçait à la base de toute conception politique. Si la religion peut-être déterminée par la recherche du salut et par une quête spirituelle, la politique est définie par Schmitt selon la capacité à désigner un ennemi, c’est-à dire celui qui porte atteinte à notre existence, ou à être désigné par lui. Or, un spécialiste des religions comme Olivier Roy le reconnaît lui-même dans son ouvrage, sous-titré d’ailleurs fort justement Le temps de la religion sans culture : « Le problème, on le sait, est que justement le « retour du religieux » est d’abord le refus du croyant de voir sa parole réduite au privé. On peut le déplorer, mais c’est un fait. »[14] Dans cet ordre d’idée, la conception religieuse se transforme en un idéal politique qui affirme son identité d’abord en désignant ses ennemis.
            Roy applique cette analyse principalement à deux groupes : les évangélistes et les traditionnalistes musulmans, reconnaissant que ces deux courants ne sont nullement minoritaires ou séparés de leurs bases religieuses respectives (le christianisme dans un cas et l’islam dans l’autre). Ils représentent : « un glissement des formes traditionnelles du religieux […] vers des formes de religiosité plus fondamentalistes et charismatiques »[15], quelquefois ajoute Roy, « une forme différente d’entrée dans la modernité »[16] ; une forme d’entrée aujourd’hui en effet autrement plus charismatique pour une partie de la jeunesse immigrée désespérément en quête d’une identité de substitution que les gesticulades des yéyés du rap américain de nos hipopeurs franchouillards. En ce sens, la culture rap, avec ses diatribes testostéronées, son machisme et ses poses d’alpha-mâles en doudoune,  sa culture du groupe et son discours de prédation parfaitement primaire représentait l’antichambre idéale vers l’islam en basket et la lutte contre le haram dans laquelle se retrouvent aujourd’hui une génération de Mohamed Merah pour lesquels la vocation d’apprenti-djihadiste vient meubler un véritable désert culturel.
            Ce n’est pas un hasard si André Waroch cite assez fréquemment Julien Freund dans son ouvrage. Le disciple de Carl Schmitt a contribué à préciser avec plus de rigueur encore ce qui définit le couple ami/ennemi et la relation entre espace privé et public, deux notions qui sont au cœur du problème que nous rencontrons aujourd’hui avec l’islam puisque la caractéristique première des sociétés musulmanes, qu’elles soient en terre d’islam ou sur le sol français, est de désigner de plus en plus massivement l’occident comme l’ennemi tandis que le deuxième trait de ces sociétés est de nier aujourd’hui assez radicalement, dans le domaine religieux en particulier, toute distinction entre espace privé et domaine public, distinction que la religion catholique elle-même avait su opérer bien avant que la République ne l’inscrive dans la loi.
            Tenir ou écrire ce genre de propos amène à se voir immédiatement dénoncé et mis au ban de la société par les élites et les représentants de ce que l’on nomme aujourd’hui par dérision la « bien-pensance ». André Waroch, dans son ouvrage, ne fait pas dans la dentelle. Cependant, ces propos, aussi radicaux qu’ils puissent apparaître,  rapportent, débarrassés des formules souvent un peu expéditives liés à l’exercice du pamphlet, une réalité qu’il est difficile de nier aujourd’hui : l’immigration de masse décidée pour des raisons économiques et aggravée par la politique de regroupement familial a précipité le naufrage social et économique de communes et de communautés entières et exacerbé de façon dramatique les tensions ethniques et communautaires en France. Ces tensions sont aujourd’hui portées à un point d’incandescence par le triomphe idéologique d’un islam qui devient l’expression du ressentiment, ressentiment qui donne lieu à l’inflation d’un prosélytisme religieux mené à des fins politiques.
            Face à ce danger, la France n’existe déjà plus. Le délitement de ses institutions, le déclin profond de sa classe politique et de ses élites intellectuelles, l’essoufflement de son économie et surtout le recul très net de son influence culturelle – jusque, paradoxe suprême, sur son propre sol – ont précipité d’une part l’échec de sa politique d’intégration – il faut rappeler ici le fiasco éducatif et les lignes très justes que Renaud Camus a consacré à la disparition quasi-complète de la notion d’héritage – et ont laissé la place dans les territoires abandonnés par la République à cet islam guerrier devenu aussi un produit de consommation culturel pour des wesh-wesh en mal de reconnaissance :

Le marqueur religieux circule sans marqueurs culturels, quitte à se reconnecter avec des marqueurs culturels flottants, hallal fast-food, éco-cacher, cyber fatwa, hallal dating, rock chrétien, méditation transcendantale ; le politiquement correct qui fait débaptiser Christmas en faveur de Winterval contribue aussi non pas à neutraliser le religieux, mais au contraire à l’exacerber en mettant fin à sa métamorphose en culture, à son « enchâssement » dans le culturel.[17]

Et l’on se demande bien de quelle manière l’islam de France qui fédère aujourd’hui un nombre non négligeable de désoeuvrés tentés par la radicalité et de tenants d’un communautarisme exigu pourrait bien « s’enchâsser » dans une culture française qu’on semble ne plus enseigner qu’à regret ou au prix d’une auto-flagellation permanente. C’est la vraie question : comment voulez-vous intégrer un nombre toujours croissant de frustrés de la mondialisation dans un pays qui fait constamment profession de se détester ?
D’autant que, si l’on nous serine que la droite « libérale » tient les rênes du pouvoir depuis trente ans sur le plan économique[18], la gauche domine elle le monde intellectuel depuis l’après-guerre et ne semble plus tellement dérangée d’ailleurs par une prétendue hégémonie libérale qu’elle ne dénonce que paresseusement, entre la poire et le dessert, plus occupée en revanche à largement occulter un certain nombre de questions et de thèmes évoqués ici et qui sont donc logiquement condamnés à n’être abordés que de manière confidentielle ou laissés en pâture à des partis politiques comme le Front National. Le militant d’extrême-gauche participe d’ailleurs avec ferveur à une véritable entreprise de verrouillage du discours au nom de l’antiracisme en usant assez souvent d’une violence complètement en contradiction avec les généreux idéaux qu’il semble défendre. C’est un trait qu’André Waroch relève lui-même avec beaucoup d’amusement, d’autant qu’il laisse très ironiquement à la très solidaire Caroline Fourest[19] le soin d’en témoigner :

A l’Institut du monde arabe, il y avait des militants tiers-mondistes se revendiquant de la même gauche que moi. Ils m’ont fait peur par leur violence et leur intolérance. A l’Institut d’histoire sociale, il y avait des militants de droite, réactionnaires, à mille lieues de moi. Mais nous avons pu débattre. Dans le calme et le respect de la parole de chacun.[20]

Que reste-t-il dès lors à cette France perdue entre négation d’elle-même, islamisation des banlieues et politiquement correct ? Que reste-t-il à cette Europe qui s’acharne à vouloir faire une politique étrangère de l’impuissance qui rejette l’usage de la force en politique mais justifie tous les massacres au nom du droit ? Dès lors, c’est vers d’autres horizons que veut regarder André Waroch, bien au-delà de l’Europe. « Aujourd’hui, écrit André Waroch, mon regard de Français se tourne vers la Russie. »[21] La Russie est toujours source de phantasmes, admet Waroch, y compris celui du « grand frère russe » qui a la vie dure, ajouterais-je. « Mais au-delà de tout ce romantisme, ajoute Waroch, la question qui se pose aujourd’hui est de savoir vers quel autre pays peut se tourner un Européen qui ne s’est pas encore décidé à la dissolution de son identité dans l’immigration de masse, et à celle de son pays dans l’U.E., ou l’O.T.A.N. (c’est la même chose). »[22] On ne peut que se réjouir, dit Waroch, de la renaissance de la Russie et du contrepoids qu’elle forme à nouveau face à l’impérialisme américain : la Russie, premier détenteur mondial de réserves de gaz et de pétrole, ce dont elle fait la source économique quasi-unique de sa puissance politique ce qui, souligne avec justesse Waroch, est peut-être décrié par les économistes comme un coupable manque de diversification des sources de revenus national mais ce qui démontre également comment Vladimir Poutine a su en une décennie refaire de l’économie un outil au service de la politique russe et non l’inverse.
Car, et c’est cela que Waroch admire tout simplement dans la Russie, le plus vaste pays du monde mène une véritable politique de puissance, notion inconnue de l’Europe qui a une stratégie impériale (à travers l’élargissement constant des frontières et son projet universaliste) sans aucune politique de puissance. Cette Russie-là apparaît, explique Waroch, « comme le seul et unique recours possible de l’Europe. »[23]
Je suis cependant désolé de ne pas en revanche partager son optimisme même si j’adhère assez largement à son analyse de la politique russe et à sa lecture civilisationelle d’une Europe partagée entre les deux blocs antagonistes et complémentaires catholico-protestant et orthodoxe. Tout d’abord parce qu’il ne me semble jamais très bon d’envisager la vassalité comme un recours à son propre déclin et enfin parce que je ne suis pas sûr que la Russie elle-même se préoccupe vraiment du sort d’une Europe occidentale qui semble bien trop peu soucieuse de sa propre destinée pour représenter une alliée viable. Quand les Européens ont été assez stupides pour pousser les frontières de leur utopie bureaucratique jusqu’aux marges de l’ancien empire des tsars et des soviets, la Russie leur a simplement fait comprendre qu’il ne fallait pas trop songer à mettre leur nez dans les affaires d’Ukraine ou d’Ossétie. Vladimir Poutine aura cependant été assez civil pour accorder une médaille de la paix en chocolat au petit Sarkozy convaincu qu’il venait de ramener le géant russe à la raison alors qu’on lui avait juste demandé de ranger les gobelets et d’enlever les guirlandes après la surprise-partie-éclair organisée par l’armée rouge en Géorgie.
Ce genre d’équipée burlesque est à l’image de tout ce que semble capable de produire aujourd’hui la diplomatie européenne, jusqu’à l’aventure plus meurtrière en Syrie. Le vieux continent aujourd’hui s’abîme dans une rêverie fatale qui suppose que le multiculturalisme, un métissage idéalisé et le génie de quelques technocrates suffiront à abolir les frontières et les différences entre les peuples pour donner corps au rêve d’une Europe enfin unie, allégorie à l’échelle de notre petit continent d’une humanité réconciliée. Que les dirigeants européens pensent sincèrement que cette utopie soit réalisable ou qu’ils se contentent d’en exploiter cyniquement les bénéfices en termes matériels et électoraux, l’issue est la même :

Toute tentative d’unification politique de l’Europe ne pourra entraîner, comme nous le voyons actuellement, qu’un chaos où s’engouffreront tous ceux qui veulent sa perte. Le rêve « monothéiste » d’une Europe une doit laisser la place à la reconnaissance des profondes différences internes qui ont toujours fait sa richesse.[24]

La belle Europe, à nouveau imprudente et séduite, chevauche encore une fois le beau taureau blanc qui l’arracha aux rivages de Phénicie, sans avoir encore idée de ce que le destin et son étrange coursier lui réservent... Etrange mythe fondateur tout de même que cette histoire de princesse naïve, trompée, enlevée, abusée puis abandonnée, qui mit au monde, après s’être faite violer par Zeus, deux juges des enfers et le malheureux Sarpédon qui sera occis par Patrocle…Les larmes d’Europe risquent cette fois d’être plus amères encore. C’est tout de même plus acceptable de se faire violer par Zeus sous un platane en Crète que par les vingt-sept membres de la commission européenne dans une salle de réunion de Berlaymont.

Voilà toutes les questions que pose le petit recueil d'articles d'André Waroch, qui dresse le portrait d'une Europe spectrale et qui lance son regard vers une Russie née une fois de plus de ses cendres, et toujours si énigmatique dans sa puissance retrouvée.  Citant Robert Cooper, haut diplomate britannique, Waroch écrit: "Entre nous, nous observons la loi mais, quand nous opérons dans la jungle, nous devons aussi recourir aux lois de la jungle." C'est dire que l'Europe plongé dans la jungle d'un monde en pleine recomposition doit accepter d'appliquer non plus seulement les principes du droit mais les lois de la guerre. Les éditions du Polémarque ont fait de la guerre leur affaire principale et si l'on suit la célèbre définition d'Héraclite, "la guerre est mère de toute chose", cela signifie autrement dit que le conflit, et la possibilité du conflit, contribue à définir toute identité. L'ouvrage d'André Waroch trouve naturellement sa place dans une entreprise de réflexion sur le conflit et sur la guerre comme moteur historique. Il contribue à rappeler, au fil des dix articles qu'il rassemble, que l'Europe en feignant d'ignorer cette dimension essentielle du conflit perd la conscience même de toute altérité historique et de sa propre identité. La plume alerte de Waroch, qui est celle du pamphlétaire, n'évite pas les simplifications vengeresses et les raccourcis guerriers mais elle va droit au but et pose au lecteur  la question essentielle: où nous situons-nous maintenant et où nous situerons-nous quand le balancier de l'histoire reviendra culbuter nos généreuses certitudes? 


André Waroch. Les larmes d'Europe. Editions Le Polémarque. 2010. 12€






[12] Comme l’ont encore tragiquement démontré les émeutes qui ont fait suite à la diffusion d’Innocence of Muslims ou les violences dont sont victimes chaque jour les communautés chrétiennes en Egypte, en Syrie ou encore au Libéria…
[13] Mais l’Iran, ce n’est déjà plus le monde arabe, c’est la Perse.
[14] Olivier Roy. La Sainte Ignorance. p. 44
[15] p. 19
[16] p. 16
[17] Olivier Roy. La Sainte Ignorance. p. 22
[18] C’est du moins la thèse d’Emmanuel Terray dans son dernier livre, Penser à droite, sur lequel il faudra revenir…
[19] Historienne et sociologue. Militante féministe. Auteur du Guide des sponsors du FN ou de Les Anti-PACS ou la dernière croisade homophobe.
[20] André Waroch. Les larmes d’Europe. p. 71. L’intégralité du texte de C. Fourest est disponible ici : http://www.gabrielperi.fr/IMG/article_PDF/article_a524.pdf
[21] André Waroch. Les larmes d’Europe. p. 15
[22] Ibid.
[23] Ibid. p. 20
[24] Ibid. p. 28

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