jeudi 27 décembre 2012

Le chant du monde (2)


Nicolas de Staël - Bateaux - 1951

Une journée de juillet 1912 voyait les flottes du monde massées dans une seule baie de Méditerranée. Comme oppressé par la fumée des cheminées, le ciel était immobile, gris bleu de chaleur, au-dessus des montagnes brunes de la côte. Les mouettes rasaient l’eau. Le bleu et l’or de la saison méridionale, comme des reflets de villes ensevelies, semblaient abîmés au fond de la mer qui n’osait bouger sous le poids sévères de trente vaisseaux de ligne, cuirassés, contre-torpilleurs et destroyers. Les monstres d’acier dissimulaient mal leurs canons sous les joyeuses couleurs de leurs innombrables banderoles. L’eau ruisselait avec lourdeur du pont des cuirassés sur le miroir huileux de la paresseuse Méditerranée. L’étroite ceinture de maisons blanches, de sable jaune, de fleurs altérées et de chênes verts n’osait rompre ce silence qui semblait éternel. Alors se produisit un événement quelconque (qui donc se rappelle encore les détails d’un siècle depuis si longtemps révolu!). Une barque blanche se détacha de la côte et à la cadence nette de douze paires de rames se dirigea vers la flotte. Le flot figé parut s’animer quand les premières perles tombèrent des palettes; le monde sembla de nouveau écumer, revivre dans la libre respiration d’un jeune océan. Alors les mouettes, se souvenant du plein ciel, prirent leur essor, car du bord de tous les vaisseaux à la fois s’élevait une musique: en un chœur sonore de fanfares, les hymnes nationaux de douze peuples jaillissaient, se heurtaient et finissaient par se confondre en une trépidation unique. De temps en temps un lambeau de son parvenait à s’échapper et, pareil à un oiseau, se posait un instant à la pointe d’un mât ou d’un rocher. Enfin, on distingua les voix des peuples dans ce déluge polyphone qui se brisait aussi nettement à la surface de la mer qu’aux parois d’acier des vaisseaux. Des langues métalliques invoquaient Dieu, le conviait à protéger le Tsar, le Roi, l’Empereur. On discernait sans peine l’embarras du ciel devant l’assaut de ces invocations simultanées, car il ne pouvait échapper à personne que chacune de ces prières prétendait être seule exaucée et tentait d’exclure les autres. Il ne resta plus qu’un seul chant, doublement dévorant, et où Dieu ne figurait pas. Sa passion sauvage, rayonnante de toutes les couleurs de la vie et de la mort, renonçait en effet à implorer Dieu. Le chant ne lui consacrait même pas un souffle, il semblait que Dieu n’eût jamais existé. Sa voix ne s’adressait qu’à ceux qui avaient été oubliés, par tous les autres hymnes, aux enfants de la patrie, pour qui un jour éternel de gloire était arrivé. C’était la Marseillaise qui retentissait à bord du vaisseau-amiral de la flotte française, et qui résonnait, animée d’elle-même, avec une telle plénitude que l’on n’aurait pas été surpris si les vaisseaux de France avaient soudain hissé le signal du départ, et si, solitaires, mais avec un bruissement orgueilleux, ils avaient tout à coup pris le large.

Friedrich SIEBURG. Dieu est-il Français ? Grasset. 1930

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