mardi 30 juillet 2013

Ma'Arrî, l'emmuré vivant (2)




                          « Sur  le fil de l’angoisse, on aiguise son âme »          



Le poète aveugle du  Xè est un bien étrange personnage pour son époque, tant du point de vue du rapport à Dieu que de celui de l’appréhension du monde. Il faudrait remonter très loin dans le temps, plus proche de nos latitudes, pour trouver dans les œuvres de Pascal et de Kierkegaard un écho lointain du désespoir existentiel éprouvé par Ma’Arrî.


La pensée de Ma’Arri, raison des abîmes

        
         De fait, le poète aux 100 000 vers (en grande partie perdus) se débat avec lui-même autour d’une ligne indépassable, comme un abîme : le territoire borné de la raison. C’est pourquoi l’on n’a jamais pu le mettre dans une case, même s’il a fait l’objet de toutes les condamnations possibles : « rationaliste », « hérétique », « druze », « soufi », « brahmane », etc. Rien de tout cela ne saurait identifier ce maître du paradoxe qui avait trouvé dans la raison le moyen d’atteindre la divinité. « Eprouver son propre néant, et désirer l’infini », telle pourrait être sa devise, celle qui oblige l’être à se retrancher de tout pour mieux approcher l’insondable – sans jamais pouvoir le conquérir. 


                            « Le vin, disent-ils, emporte loin

                            Des poitrines les soucis anciens.

                            S’il n’emportait avec la raison,

                            Je serais devenu à raison

                            Frère des buveurs et du raisin. »


         La lucidité implacable de Ma’Arrî s’applique en priorité à déjouer le plus grand des pièges que l’homme s’est fabriqué : parler au nom de Dieu, et s’en faire l’interprète privilégié. Aussi ne cessera-t-il de dénoncer tout à la fois la caste des professionnels de la foi, la duplicité des accents messianiques, l’enfermement des rituels religieux et même la vanité des mystiques soufis et autres anachorètes de l’esprit. On comprend sans mal que ses poèmes sentent encore aujourd’hui le soufre, et ne se récitent que du bout des lèvres. 


                            « Ils ont vicié la religion, ces traîtres,

                            Jusqu’à en faire, au mieux, un épervier

                            Obéissant au poing du fauconnier,

                            Un chien courant dévoué à son maître. »


         Quel est donc le chemin divin suivi par Ma’Arrî ? C’est celui d’un jeu, ou d’un pari aurait ajouté Pascal, qui exalte toutes les contradictions de l’être jusqu’à se perdre dans les circonvolutions de la raison. Et là, dans ce bouge sombre et sans nom, il convient de s’en remettre à l’au-delà de la raison, cette vérité qui se cache et se manifeste sous les mots alambiqués de Dieu. Il faut en quelque sorte suivre la raison dans son chemin de désolation – la seule et unique vérité (relative) de l’être en vie – pour épouser l’effort et la vertu. 

           Une éthique du pauvre qui consiste à s’en remettre, une fois qu’il n’y a plus rien, à la miséricorde divine. Ce que fera Ma’Arrî au travers de son ascèse, comprise comme un impératif sans objet que l’inconnaissable. Un jeu absurde, puisque sans vainqueur, mais un jeu qui soulage de l’existence venimeuse, et ouvre une brèche dans la raison même, une brèche qui laisse passer un filet de lumière fragile dans l’obscurité totale – sachant qu’il est impossible à l’homme de franchir cette brèche. 


                            « La mort s’est faufilée dans le noir,

                            Comme les gens s’étaient assoupis.

                            Elle s’est redressée sans surseoir

                            Tandis que nous étions tous assis.

                            Et c’est là, mon Dieu, c’est bien cela,

                            Le pas le plus difficile à faire :

                            C’est comme si le corps se forçât

                            A gravir l’air en entrant sous terre.

                            Mort, ma vie flotte en nuées qui pleurent,

                            Et mes mots tonnent en ton honneur. »


         Jusqu'au bout de son ascèse, le poète décharné ne s'est jamais laissé aller à l'extase mystique, aux belles divagations de l'âme emportée. Non ! Il a continué à disséquer le réel pour mieux témoigner de ce qu'est la foi d'un homme de raison. Un abîme sans nom. 
  

                            « Et chaque arbuste d’os, hérissant sa ramure,

                            Va récolter sa part de sang, sa sève impure. »[1]



                                         Ma'Arrî décapité par ses descendants...


[1] Les extraits de poèmes qui illustrent cet article sont issus du précieux ouvrage, Ma’Arrî. Les Impératifs, poèmes de l’ascèse, traduits de l’arabe, présentés et commentés par Hoa Hoï Vuong et Patrick Mégarnabé, Paris, Sinbad, 2009, 254 p.

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