samedi 19 avril 2014

Le démon de l'analogie.

Des conditions de possibilité du théâtre artésien, réflexions sur son apparition et ses conséquences par une citoyenne avisée de l'idiocratie. 



Retour aux sources.  Saisi de transes atteindre la glossolalie.

Avec le « théâtre artésien », la représentation, rendue à ses origines, cesse de s'imposer comme une fiction, un « comme si ». Foin de toute illusion. Aux berges primordiales, ramener le cortège, l'antique procession,  soumise, entière, à la mantique. Étrange phénomène,  que celui qu'on dit glossolalie, ce don soudain d'une langue inconnue et familière réparant le fâcheux épisode babélien. Tous les temps ont connu ce prodige, tour à tour, désigné comme grâce divine ou symptôme psychiatrique. Langue adamique... Par elle, le voyant compose Le sonnet des voyelles, rejoint le verbe secret,  qui convertit la boue en or et le poème boiteux en chant parfait. Sur les vieux airs s'écrivent les mêmes chansons,  la lyre où il manque  des cordes, par une opération magique,  soudain se voit  réparée.

« Notre coeur est un instrument incomplet, une lyre où il manque des cordes, et où nous sommes forcés de rendre les accents de la joie sur le ton consacré aux soupirs[1]. »
Du temps que les héros et les dieux accompagnaient les hommes au désert de la vie,  pas un jour n'a passé sans qu'un artiste ne réchauffe son cœur blessé au soleil noir de la mélancolie . Saturne usa de bien des formes, de bien des ruses.  Au théâtre, ce fut le murmure, comme l'écho toujours recommencé du récit tenu à Ulysse de sa propre aventure par l'aède Démodocos en l'île des Phéaciens. La scène théâtrale n'est sans doute que le lointain reflet de cette scène fondatrice et des larmes qu'elle libéra. Telle s'impose la voix de Shakespeare, dirigeant ses acteurs, Hamlet, Acte III, scène II : 

« Dites la tirade,  je vous prie,  ainsi que je l'ai prononcée toute d'affilée du bout de la langue.  Mais si vous la beuglez, comme le font beaucoup de vos acteurs, j'aimerais autant faire dire mes vers par le crieur de ville (… ) »



Mille conseils suivent. Tous de la même eau :  « Ne sciez pas l'air avec la main  (… ).  De la douceur avant toute chose. À la brutalité du monde, il convient d'opposer la bénignité de l'intelligence-qui-tout-étreint- tout comprend.  Intelligence et sensible ensemble. Larmes du cœur et de l'intelligence. Qu'à l'aplomb de la plus vive passion, l'acteur conserve la plus grande modération, restitue, en toutes occasions, « la modestie de la nature ».
 En un mot comme en cent, l'acteur se voit sommé de reconduire le spectateur dans l'exacte situation d'Ulysse entendant le récit de son  aventure en l'île des Phéaciens,  après que Nausicaa –  dont Ophélie figure la sœur nordique  – , l'a mené, nu et solitaire,  au palais paternel.  Pour nous figurer cette douceur productrice de larmes, un nom suffit. Ce nom, c'est celui de Virgile. Avec quelle magnanimité, Virgile nous entretient de Camille, reine des Volsques et de Turnus, roi  du Latium,  ennemis du héros. En cette harmonique, qui sépare l'Arcadie du monde réel, institue son souvenir et inscrit le devoir de fermer « les portes affreuses de la guerre, barrées de fer et d'étroites portes pointues (…)  » au registre des devoirs humains, gîtent les prémices de la poésie et du théâtre occidental. Deux sources. L'une dionysiaque, déjà mise à mal par Euripide en ses Bacchantes et l'autre homérique.

Ce qui est sauvage, plein de désordre et de querelles, la lyre d'Apollon l'adoucit et l'apaise. Avec les troupeaux d'Admète, gardés par Apollon, paissent mes lynx, les lions et les biches, et ils dansent, charmés, au son de sa cithare. 

Si nous en avions le temps, nous rapporterions la scène hamlétienne du spectre, la scène de la révélation du parricide[2] à la scène virgilienne, où Didon vit en rêve Sichée,  son tendre époux,  couvert de sang,  lui annoncer son lâche assassinat et nous deviserions de l'intéressante question du dévoilement de la vérité chez Artaud, Virgile et Shakespeare.


       Chez les Anciens, il s'agit d'une vérité factuelle, historique, quand Artaud déplace cette quête dans la demeure de l'Être.

Désormais la porte bée sur l'inconscient. Place à l'intensité perpétuelle, aux cris, aux vociférations et aux grands gestes. Sublime à tout heure. Spectacle permanent. Plus de jour ni de nuit. Le vide a repris les commandes. Pas né, voici l'homme nouveau, ferré aux limbes et revenu le temps des sons saturés, des rythmes binaires, comme beat cardiaque. Effarée, la Grammaire fuit. Le langage se désarticule. Le sens se fait la belle où le mot et la chose également contestés errent éternels exilés entre le garde-chiourme Dictionnaire et la géante Onomatopée...  Cinq mille ans s'effacent. L'émotion brute s'empare du bacchant et déchiquète les âmes et les cœurs des spectateurs avant que les larmes consolatrices ne passent le rivage des paupières. Goulags, fours crématoires, à la scène comme à la ville. Plus de refuge.  Ici et là,  les hommes sont  statues de sel.  Plus de scène ni de salle. Plus de spectateurs ni d'acteurs. Dans le feu et le souffre de Sodome, ne transitent plus que des ombres, empêchées  de formuler le dyt de Cordélia, enlaçant Lear : « Je sais quand on est mort et quand on est vivant ! » Ni morts ni vifs, vont les hommes dans le chaos renouvelé, sujets de l'Indistinct,  l'Indicible,  qui est terreur sans nom.    

Il plut à la modernité de réfuter la violence du monde et d'y répondre, non plus par le pincement d'une lyre désaccordée  mais aux roulement des tambours. De ce démon de l'analogie,  Artaud demeure le plus illustre des  possédés.

 La lyre réparée, le cœur délivré de la mélancolie sombre dans la désespérance.

Transes et transgressions. La parole liquide comme lave bouillante sourd, à son insu, de la gorge du poète. Dans ce théâtre rêvé, les  voix et les  corps,  conduits par  les percutants,  restaurent –  Évohé ! Évohé ! –  et actualisent les cicatrices antédiluviennes, les stigmates du temps de l’indifférenciation, du temps d'avant la mélancolie, d'avant le retour d'Orphée « deux fois vainqueur traversant l'Achéron. » L'enfer, revenu sur la terre, il convient d'y souffrir, suppliant parallèle,  sur la scène, l'acteur se voit sommé de détruire toute illusion.


Nouvel art de l'acteur :  donner à éprouver  stigmates  et  calvaire, crucifixion noir béance et rouge psychose. Chez Grotowski, ce dictat conduira le Maître à faire exécuter aux acteurs des sauts périlleux sans échauffement et mille autres délires a-théâtraux par essence. Opération mystique ? Fait psychiatrique ? Un fait demeure, la condamnation partielle d'Aristote, celle, totale de Diderot, de Jouvet et aussi de Shakespeare. L'art cesse ici d'imiter la nature et gomme toute intervention de Histoire dans la pratique de l'art, technè et poésis. À quoi bon expulser la psychologie de la scène, sommant l'homme métaphysique de comparaître, nu au tribunal des siècles, en l'absence de Mnémosyne ? Mal du monde dénudé,  à cru commence la chevauchée du  désastre. Sur ce théâtre, la voix de l'acteur, comme gongué et atabraque d'Afrique, conque des rivages maritimes, peut-être était-ce l'instrument princeps, aux sons du gembré de l'Atlas ou du gong asiatique,  s'éloignent  de la poésie, fille de Mémoire, pour dévoiler une gnose, provoquer un éveil de la vie, une insurrection.
État sauvage préféré à tout état de culture, par un acte terroriste, un 11 septembre esthétique, écrouler l'édifice renaissant, toutes ses villas et ses arcadies, permettait de restaurer un monde immémorial, enseveli sous des couches culturelles, rendu à l'Homme éternel et  accessible par la magie. Disparaît alors ce magma géologique où des strates diverses, une à une, se  manifestent, imparfaitement et peu à peu arasées par ces  outils de langage, de pensée, qu'on dit poésie, philologie, grammaire, droit et théologies. Le projet, pour aussi séduisant qu'il parût,  se superpose, entier,  au  programme  du psychotique. Nul ne saurait effacer ce qui est advenu, loi de nature à laquelle art, science et psychologie humaine, bon en mal en, doit se plier sous peine de substituer le délire au poème, la maladie à la santé. La société contemporaine, en un mouvement parallèle à celui qui meut la révolte poétique, s'efforce d'arracher à l'homme son poème et sa santé pour le contraindre – novlangue et transhumanisme comme outils,  méthode et horizon d'attente – à effacer ces strates et  ces couches de culture, arrachant à l'homme son unique bouclier et sa seule Durandal.    

Relire l'oeuvre d'Artaud à l'aune du  défi majeur du XXIe siècle.

 Ici et maintenant, nous y sommes. 

Formes symboliques au secours du sauvage, qu'êtes-vous devenues ?  Vous, qui en équanimité,  dessinaient l'homme, comme corde tendue entre l'ange et la bête, sur laquelle,  funambules, dansaient ces formes en un théâtre d'ombres et de lumières mêlées ? À la fosse commune, Artaud les aura jetées mais il n'est chaux si vive, qu'elle n'empêche leur réapparition. La méchanceté totale du monde autant que sa justice originelle présumée également sont idées menteuses. Est-il bon est-il méchant ? demandait Diderot, qui lui aussi rêva d'un théâtre nouveau, abusivement taxé de réaliste, quand il inventait l'intimité atteinte,  longtemps plus tard,  par le cinéma. Ni l'un ni l'autre, l'un et l'autre. Toute hyperbole ment, et aucune authenticité ou vérité,  jamais ne seront,  par un vivant,  atteintes. En deuil de l'idéal, dans la nuit solitaire nous allons...



L'apparence seule donne raison à Artaud  mais le théâtre n'est-il pas maître des apparences, qui par l'efficace de l'illusion, les abolit, sans prétention de découvrir « les choses cachées depuis le commencement »,  le « plus de choses sur la terre et au ciel que n'en peut, Horacio, rêver ta philosophie ..  » Pour modeste que parût le projet shakespearien, il trouva à se déployer des grâces, à l'exacte dimension de sa volonté de limites,  quand par l'illimité, Artaud retrouva le cri primal, la matière fécale et foetale, la magie noir désir et rose passion : tout ce dont la culture voulut sauver l'homme : le commun, l'ordinaire, le tragique sans espérance de rédemption, la finitude et l'impuissance. Le moyen de s'insurger après avoir subi l'attaque de L'ombilic des limbes ou du Pèse-nerfs, corps redevenu cette guenille tartuffesque en attente du corps de gloire !

 « J'avais en effet en toute sincérité d'esprit pris l'engagement de le rendre à l'état primitif de fils du soleil, et nous errions nourris de vin des cavernes et des biscuits de la route , moi, pressé de trouver le lieu et la formule » Rimbaud.  

  Fils du soleil ! La chanson date.

Phaéton, mort, pour avoir conduit imprudemment le char de son père et manqué dans l'accident d'embraser le monde. D'autres viendront qui l'embraseront... Au soleil noir de Nagasaki et d'Hiroshima,  toi et moi, mon amour, nous avons grandi. Quelle validité conserve en un siècle comme le nôtre ce programme rimbaldien, repris en bonne part par Artaud-Héliogabale ?

Artaud déplore que l'homme fut homme et non ange. L'homme, il le voudrait sans sexe ni besoins, au-dessus des lois communes.
Amusante déploration d'une tautologie. Quel dommage en effet que l'homme soit homme, la femme,  femme et chaque animal,  dans son espèce suivant la loi de nature  !  La technique déjà  s'efforce à y  remédier – les poules ont eu des dents ; les femmes ménopausées, des enfants ; les truies, des dizaines de mamelles supplémentaires...   Jusqu'aux mâles nantis  de cavités féminines ... Si l'homme n'y met bon ordre, nul ne donne plus cher de sa peau. De quelle manière l'ovation à Rimbaud et à son digne fils Artaud infléchit-elle les consciences et désarme-t-elle les potentiels adversaires du monde annoncé ?


 Fils du soleil, anarchiste couronné !

Après Octave Mirbeau et Jean Prévost,  relisons l'Agonie et Byzance. Posons dans la balance l'âme de Jean Lombard, ouvrier, autodidacte, et celle d'Artaud, laudateur d'Héliogabale. Lombard, le premier, exhuma la figure de l'Empereur tardif dont les égouts trop étroits de Rome refusèrent d'emporter le corps, forçant un peuple en armes à le jeter dans le Tibre,  quand  il plut à Artaud de tresser couronne au Maître, pressé selon son bon plaisir de courir les garçons, laissant les clefs du domaine aux femmes. L'éloge paradoxal plut, plurent aussi Staline et Mao, sur les murs du quartier latin, tant célébrés naguères, licence poétique  confondue avec le réel existant. 

Barrons l'Infâme !  hurlait déjà  Voltaire.

Artaud sur un mode nouveau reprit l'antienne. Il convenait d'en finir avec l'ordre ancien, judéo-chrétien, « coupable forcément coupable », en finir, libre, avec le « jugement de Dieu », la loi morale et tous leurs attributs. Aux rives de Seine et au seuil des Années folles, parut   un   vieux  serpent de mer, transbordée sur ses écailles luisantes,  une querelle aussi vieille que le monde, résumée après Saint Augustin par Jean-jacques Rousseau. Vraiment la quadrature du cercle,  que cette première page de nos manuels de classe de seconde ou de première,  section XVIIIe siècle. Préface de La nouvelle Héloïse : 

Il faut des spectacles dans les grandes villes, et des romans aux peuples corrompus. J'ai vu les moeurs de mon temps, et j'ai publié ces lettres. Que n'ai-je vécu dans un siècle où je dusse les jeter au feu !

Artaud composera ces nécessaires spectacles et se jettera en leur compagnie au feu, avec quelque succès,  puisqu'il finira tout de même – fou social ou malade  ? – par contraindre le docteur Ferdière à lui infliger cinquante-huit électro-chocs. En passant, faire du juif ( Sartre ), de la folie ( Artaud ) de la femme ( Beauvoir)  une construction des médecins, du phallocratisme ou des antisémites mérite discussion voire révision. Si seulement !

Étrange complaisance.

Que cette idée fausse ait permis à Artaud de composer son Van Gogh, le suicidé de la société, de l'avis général, son meilleur livre, ne change rien au sophisme et obsédante, demeure la question de la bonne  réception immédiate d'une telle œuvre. 

Toute licence au poète, impératif catégorique même, de célébrer le scandale poétique, de le sacrer insurrectionnel,  de tresser des couronnes de lauriers à ses frères et  pairs,  de traîner dans la boue, le sang et le stupre, l'abjection de l'ordre public, tout particulièrement aux lendemains de ces jours où l'État légal de Vichy prescrivit,  dans l'indifférence générale, une euthanasie douce des handicapés mentaux : soixante-seize mille victimes au nombre. Bagatelle pour un massacre, disait l'autre. Euthanasie, à laquelle Artaud, égard à  sa célébrité, échappa de justesse. 



Libre à lui de traîner dans l'ordure le docteur Ferdière, l'homme, qui l'arracha à la mort prescrite et lui remit la plume en main. Femmes et poètes se reconnaissent à cette certitude de tant mériter les encens, que l'ingratitude leur devient seconde nature et signe le personnage. Si le médecin l'électrochoqua, ce fut de bonne foi. À cette époque, pas  un orphelin ( fils de déporté au nom de la race ),  qui ne subit semblable châtiment de sa peine infinie. Aucune malignité dans l'effort ds psychiatres, juste de l'impuissance. Demain nos petits-enfants mesureront les effets des psychotropes sur le village-monde. Il ne s'agissait ici ni de surveiller ni de punir mais d'atténuer ce qui ne se pouvait.

Un parmi d'autres,  Artaud.

Camille Claudel,  disparue le 19 octobre  1943, à Montfavet qui est dans le Vaucluse,  en Avignon,  victime,  elle aussi, du grand massacre silencieux. Morte sans que son frère en prière ne réclame son corps. Morte sans fleurs ni couronnes. Sans discours et sans ode, de malnutrition et d'épuisement. Sans amis. En l'absence d'aucune  Paule Thévenin pour faire fructifier l'héritage, édifier le mémorial, sans Jean-Louis Barrault, Roger Blin, maudite...   Solitaire martyre de son génie,  plus sûrement « victime sociale »,  que le pauvre Vincent Van Gogh, condamné, enfant, chaque matin en rentrant de l'école, à faire station sur la tombe d'un certain Vincent Van Gogh...

Gêne tout de même dans cet éloge paradoxal du « suicide social », fini d'être une photocopie/ finies la monotonie, la lobotomie... l'absolu silence artésien sur la chose arrivée en Europe entre 1933 et 1945. Le texte de 1947  aurait pu tout aussi  bien être composé avant l'événement, qui effaça du livre des Vivants près de cinquante millions de noms, victimes militaires et civiles, sur l'ensemble de la terre habitée. Pourquoi avoir  « starifié » Artaud et Louis Ferdinand Céline –  celui qui souffrit le bardo ( le nom donné par les Tibétains à la gare où transitent les âmes en partance et retour aux limbes imposé par les séances de choquage électrique )  et le faux trépané Bardamu ?  Il s'agissait de répondre  à la folie du monde par le démon de l'analogie,  rendre destinal,  donc admissible,  l'impensable, l'imprescriptible. Si l'homme n'est que béance souffrante, différence ontologique, la guerre de tous contre tous ne saurait finir et il serait bon que l'homme disparût de la surface du globe, pour le salut général. CQFD. 

Pourquoi  les bien-pensants, les bourgeois, l'université : l'Institution –  tel était le nom de l'Ennemi dans les années 1970 ( aujourd'hui on préfère « Système »  – , les accusés du grand procès artésien, ont-ils  tant vanté ce texte, cette œuvre qui les néantisaient ? Quelle malignité a rendu si précieuse cette mise à mort  symbolique de la culture et de l'effort civilisationnel ? Quelle obole la sorcière Institution a-t-elle souhaité payer ? Quel démon a saisi la mauvaise prêtresse, la poussant à adorer l'Antéchrist ? Quel fut le but poursuivi et atteint ?

Quelle place, une société comme la notre offre-t-elle au poète maudit et quelle finalité, ce faisant, poursuit-elle ? 

Semblable aventure arriva à Rimbaud, à Lautréamont, à Céline et à Genet. Pourquoi les révérer eux : « le mystique à l'état sauvage », l'illisible par le commun, l'infréquentable et le voleur, dans un monde apparemment voué à la sociabilité, à la lisibilité, au « politiquement correct » et à l'ordre ?



Pourquoi la classe dominante les a-t-elle élus eux, et non Paul Verlaine, Paul Claudel, Charles Péguy ou Louis Aragon ? Pourquoi adorer les fossoyeurs, les démolisseurs, les casseurs, les insurgés ? À quoi bon faire de leur verbe libre l'unique alternative à un monde monstrueux ? 

Pourquoi ne pas faire davantage cas du génie verlainien, épuré par ses prisons, son martyre, sa chanson parfaite au secours de nos peines ou de la puissance sans égale du verbe claudélien ?  L'âme certes paraît  dure et vile mais de cette dureté et de cette vilenie, le poète a arraché à la France l'unique trilogie théâtrale, susceptible de témoigner du passage de la féodalité au capitalisme. Qui d'autre composa la saga des Coûtfontaine[3],  fondant avec La Ville,  la trilogie en quatuor ?  Aucun des maudits ne s'est davantage montré bon père ou bon frère.
Péguy ? Celui-ci personne ne pouvait l'accuser d'avoir appartenu au camp des bourgeois.  Qui mieux que lui sut tacler la sociologie, l'université, les mauvais maîtres, la domination de l'argent et pressentir  le martyre des innocents ? Son crime ? S'être désiré catholique en terre chrétienne ! Un peu court, Messieurs les censeurs.
 Aragon, certes en certaines occasions se montra une ordure, capable de tenter de faire assassiner qui parlait contre Moscou – au hasard Pierre Herbart[4] – mais dans l'écart entre l'homme et l'oeuvre,  gitait la question d'un siècle, malade des idéologies et le moyen de ne pas s 'incliner devant l'auteur de La Semaine sainte et d'Henri Matisse, roman ( exact inverse du Van Gogh le suicidé de la société ), vertigineuse réflexion consacrée à la pratique de l'art,  augurée en novembre  1941, close le 20 août 1970  :

 Ainsi s'achève, sur cet éclatement, ce bouquet d'artifice, sur ce feux de signes végétaux, ce livre que tu ne liras jamais, Elsa (… ) .

Par ce grand œuvre,  réconciliés  François la Colère et l'apologiste du Gépéou, le paysan de Paris et le laudateur de Géricault, l'artiste en son atelier, l'écrivain devant sa table,  une nouvelle fois,  murmure avec Chateaubriand- Rancé : Je ne suis plus que le temps. 




Adhésion  à l'irréel.   

 Tout ce qui vit doit mourir emporté par l'éternité... Votre père Hamlet,  avant vous,  avait perdu son père et son père,  le sien... 
Voyageuse de la nuit, la vieillesse mène la danse, le temps fuit,  ne demeurent que le fils ou l'oeuvre.  À  ce peu, il faudrait, au nom d'un irréel perpétuel, renoncer ?  À la saint Guy,  Artaud mène la danse, niant que le réel fut ce qu'il est. 

Aux maîtres de ma génération, fille de Marx et du Coca Cola, aussi d'Artaud, de Sartre, de Beauvoir, au devoir d'insurrection permanente, répondre par un truisme :  « Les choses étant ce qu'elles sont ».  On naît femme et on ne le devient pas ; fou aussi. Parfois –  et la tragédie  s'avère  d'une inouïe violence –  on naît juif,  que l'on accepte ou que l'on refuse l'héritage !  Et son nom, soudain étoilé,  se voit porté sur la liste des interdits de séjour terrestre. Seule, notre acceptation du réel permet d'enfreindre les lois scélérates,  quand  la figure du poète maudit,  placée  au centre du dispositif,  prive de raison le poète comme l'homme ordinaire, barrant la route à toute résistance.  

Poème et silence.

Jubilation de l'ennemi, médecin nazi, japonais ou soviétique, à la botte des tyrans, antisémite et  phallocrate ! 
Le sacre d'Artaud et de ses frères en déréalisation permit encore un coup  de chasser le poète de la Cité, feignant de le couronner. Lui voici dénié tout  droit à dire le monde. Qu'il pérore l'invisible, fantasme sur telle ou telle figure de l'imaginaire, délise enfin délire la société, voilà qui convenait à un monde, qu'inlassables, Anders, Ellul et Illich dénonceraient. Nous y sommes. La médecine fabriquera des bien-portants en série. Santé obligatoire du consommateur oblige. Si les poètes et les artistes,  animés de raison faisaient silence, la pilule passerait mieux. Elle a passé.  Opération gagnée de main de maître.

Dans la tragédie contemporaine, les poètes figuraient les idiots utiles. 

Le mythe du maudit aura paradoxalement servi à amoindrir la puissance de la fiction. Céline en a joué comme un pro, Artaud se sera seulement laissé porter par la vague. Il convenait de rompre ce fragile équilibre, prélude à la création. Entre inspiration ( venu des Muses ou des profondeurs de l'inconscient, d'un dieu ou d'un démon)  et exigence de raison, de description clinique : en un mot,  l'exigence baudelairienne de sonner juste sur une cloche fêlée.
Depuis la nuit des temps, les humanistes demandent raison de la déraison du monde à l'artiste autant qu'au chroniqueur, à l'historien. L'un nourrit l'autre et retour. Homère, Virgile, Heine ou Proust..
Chacun,  selon sa sensibilité,  aura offert à son temps et aux générations le reflet d'un monde aboli ou en voie de disparition. Quel historien dira mieux le Sud qu'un Faulker ?  Quelle  Judith Butler, mieux le fait féminin, qu'un Forster, un James, une Woolf ou une Duras ?  Quel marxiste parlera mieux de l'argent que Balzac et de ce deuil de l'idéal,  qui succéda à la dernière épopée nationale, qui mieux qu'un Stendhal saura composer l'épitaphe ? Quant à l'affaire  Dreyfus –  loin de toutes les sottises publiées, re-publiées, visitées,  révisées, augmentées et corrigées –  Proust seul. Son œuvre comme « un vaste cimetière où les générations futures viendront prendre leur déjeuners sur l'herbe. » De l'abandon général de l'incroyable espérance qu'avait constitué le roman, délayé aujourd'hui en roman de RER ou de TGV, qui dira l'effroyable regret ? Le maudit  servirait d'alibi transitoire à la volonté technocratique de se débarrasser de l'art – doter chacun, donc personne,  du statut de créatif.



Qui mieux qu'Artaud ou que Céline convenait au casting ? Tous deux, convenons-en, eurent la gueule de l'emploi et chacun d'eux, mêlant le délire au génie, brouillèrent, à leurs corps défendant ou consentant,  les pistes pour longtemps.

Céline réfutera l'usage du verbe,  excella à se tenir au plus près du ressenti – de la musique avant toute chose--  succombant à l'esthétique de la seule émotion. Parfait pour qui souhaite que le lecteur cesse de penser. Insurrection poétique ?  Usage de drogue, délires intempestifs, tant que la jeunesse se saisissait de tels modèles, le champs des technocrates demeurait libre. 
C'était de plus de science, de plus de philosophie, de réflexion solitaire, que notre siècle avait nécessité. Pas de clowns tragiques,  ouvrant béante la porte au  nihilisme, déjà coupable des précédentes tragédies. En leur majorité, les artistes contemporains suivront – musiciens, plasticiens, littérateurs – l'invitation à la déconstruction,  arracheront à l'artiste cette faculté ancienne d'aller et de revenir d'un monde à l'autre, pour demeurer,  stupéfiés,  chamanisés, drogués, entre deux mondes –  ni tout à faits morts ni tout à faits vifs, ni veillant ni endormis –, arrachant à l'artiste occidental ce haut titre de gardien de phare, de veilleur ; de marcheur solitaire dans la nuit et le jour des hommes.  Aucun ne tirera plus sa substance de la tension entre perfection de la création et destruction systématique de cette perfection par l'ubris humain, ce faisant,  ils laisseront le terrain à l'ennemi. Vaincus comme nul homme avant nous ne le fut. L'art même ne nous consolera plus, qualifié de bourgeois.

Goethe, Conseiller aulique ou Corneille, retranché en ses forts, ne sauraient être reconnus comme artistes véritables : Céline,  feignant d'avoir été trépané à la guerre copiait Artaud qui lui même copiait Rimbaud,  mort de douleur à l'hôpital de Marseille. Souffrir jusqu'à figurer l'ecce homo de Gernica ou du déporté, le Christ en croix  gnostique,  saisi par le démon... Libre droit offert au génie, vis comica compris. Dieudonné pourrait plagier Céline au temps où les derniers vieillards tatoués luttaient contre un Alzheimer généralisé et chacun,  accuser le Ministère public,  de refaire le procès des Fleurs du mal ou de Madame Bovary.  

Un murmure qui met à distance ou un électrochoc-retour en analogie avec le monde ? 

Avec Artaud,  la poésie, à nouveau,  exige que Sibylle parle à voix nue, réclame le réveil des puissances organiques, des forces tectoniques et écarte d'un geste vif les Dames de l'Hélicon. À nouveau,  Polymnie, muse de la poésie et ses sœurs, Erato l'exaltée, Calliope, maître de l'éloquence et de la poésie épique, en compagnie de Dame Clio-qui dit l'histoire, s'en retournent au placard, Melpomène muse de la tragédie les suit,  en compagnie des Précieuses, qui,  pour la dernière fois,  les en avait tirées. Du temps de Shakespeare, elles avaient pourtant affronté le fog et souffert de vivre loin de la dive montagne de Béotie entre Stratford-sur-Avon, Londres et Warwickshire. Souffert ? Le mot est fort, qu'importe la météo à qui se voit si royalement traité !

Si Artaud – né en 1896, il aurait dû sinon mourir du moins souffrir au front –   a raison d'affirmer que « la vie a cessé de tenir » et même « qu'elle s'en va », devait-il nécessairement conclure à la mise à mal de la culture et des formes symboliques ? Arracher à l'homme le plus cher de ses biens : cette capacité de réparer par le poème le désordre, dire un mot qui guérisse, restaurer ne serait-ce qu'un instant et en songe, la possible harmonie ? Nenni ! Artaud, pas plus que Rimbaud avant lui, ne pactise. Tous les consolateurs sont des escrocs.  Punk is living. Noir c'est noir il n'y a plus d'espoir... Haro sur le baudet ! Que la bête Culture meure !  Qu'on lui substitue le totémisme ! Qu'on apporte la peste !

Il ne sera pas le seul à prôner le retour du mythe contre la desséchante raison. Le caporal H. n'ira pas en vain se forger une âme adamantine à Bayreuth. Quand une idée flotte dans l'air, chacun la capte. Convenons que la plus grande mise en scène du Théâtre de la Cruauté eut lieu au temps où Artaud gisait à Rodez. La volition artésienne de dénuder l'âme à cru et de retrouver l'essence est advenue.
Ce ne fut pas l'âme du monde ni l'essence du théâtre mais l'âme allemande et l'essence exacte de la Germanité,  que capturèrent les grandes messes païennes pour le temps présent de Nuremberg.  Toutes frontières effacées entre intériorité et extériorité. Quelle plus grande réalisation du théâtre de la Cruauté, que ce dévoilement, cette représentation, qui excéda quelque peu la durée habituelle, douze années au nombre.  Achevée dans un bunker glacial,  le 30 avril 1945, elle avait commencé dans une cathédrale de lumière :


«  ...Un stade immense a été construit, dans cette architecture quasi mycénienne, qu'affectionne le IIIe Reich. Sur les gradins, il peut tenir cent mille personnes assises, l'arène deux ou trois cent mille. Les étendards à croix gammée, sous le soleil éclatant, claquent et brillent. Et voici venir les bataillons du travail, les hommes de l'Artbeitskorps, par rangs de dix-huit, musique et drapeaux en tête, la pelle sur l'épaule. (…)
Ils chantent, le tambour roule, on évoque les morts, l'âme du parti et de la nation est confondue, et enfin le maître achève de brasser cette foule énorme et faire un seul être, et il parle. Quand le stade se vide avec lenteur de ses officiants et de ses spectateurs, nous avons commencé de comprendre ce qu'est l' Allemagne nouvelle.
 A l'instant précis où il franchissait le stade, mille projecteurs, tout autour de l'enceinte, se sont allumés, braqués verticalement sur le ciel. Ce sont mille piliers bleus qui l'entourent désormais, comme une cage mystérieuse. On les verra briller toute la nuit de la campagne, ils désignent le lieu sacré du mystère national, et les ordonnateurs ont donné à cette stupéfiante féerie le nom de Licht-dom, la cathédrale de lumière (… )   irréelle et bleue, au-delà de laquelle on voit tournoyer des papillons, avions peut-être, ou simples poussières.  Un silence surnaturel et minéral, comme celui d'un spectacle pour astronomes, dans une autre planète. ( Syndrome
Gravity ! )  Sous la voûte,  rayée de bleu jusqu'aux nuages, les larges coulées rouges sont maintenant apaisées. Je ne crois pas avoir vu de ma vie spectacle plus prodigieux[5].


Artaud ne contredira pas Brasillach, lui qui prétendait que le théâtre était « l’échafaud, la pendaison, les fours crématoires...  »
 Par le chemin des écoliers, Artaud sera revenu au plus plat des réalisme. Le réel a été, fut, sera, demeure,  fils des Moires,  auquel depuis la nuit des temps s'oppose l'art, artifice, recréation, réparation. Ravauder la vie et non la traquer, intacte et nue,  gitant au berceau de l'origine. En s'éloignant du dictat  shakespearien,  ce n'est pas de l'art pour l'art, que l'idée de la représentation théâtrale s'éloignait mais de l'art poétique. Par un geste brutal, effacer ce subtil dosage de technique, de rhétorique, de prosodie, de versification,  conduisant par instant au sublime, le quittant, y revenant, par un processus permanent d'assonances et de dissonances, ouvrant à l'infini sur  une successions de  sens,  parfois communs, triviaux et d'autres fois encore,  profonds,  cachés, qui toujours fut le lot du poème. Entre inspiration et technique, grammaire et art musical, miracle plus étonnant que ces transes subies sous l'emprise de la drogue ou du lâcher prise.  Plus de deux mille ans d'effort civilisateurs s'effacent, quand Artaud brise le miroir,  qui à distance savait émouvoir, transverbérer l'âme du spectateur et le conduire à changer de vie, de cap et d'horizon d'attente. Inutile après Barthes d'exposer les pierres angulaires de l'ancienne rhétorique. Chacun sait que la glossolalie se fiche de l'invention, de la disposition, comme elle ignore les figures de style, s'écoule seulement, flux menstruel, délire, dérive ou fleuve impassible.  



Artaud exige un théâtre sans spectateur, un théâtre où tous, insurgés, seront acteurs. De quoi ravir tous les aspirants au haut titre. Le mot de spectateur exige la distance, requiert l'examen de conscience. Le moyen de se tenir à sa fenêtre et de se voir passer ? Pour exister, spectacle exige distance, d'Eschyle à Brecht, de Corneille à Labiche... Tous genres confondus. Du moins en Occident. Du plus trivial au plus noble, il demeure cathartique, guérisseur et non empoisonneur, fournisseur de peste, monteur d'échafaud ou porteur  de terreur.

 Le théâtre artésien n'était que le vain  spectre du théâtron, une ontologie,  que nos contemporains, à  tort, prirent  pour une idée. 

 Théâtre est cérémonie.  Il l'est à la manière d'un rituel juif ou luthérien, sans que dut advenir aucun miracle de la transubstanciation et sans aucune autre conséquence, que la vieille catharsis aristotélienne. Dans la  conversion du cérémonial du Seder ( repas narratif  de la Pâques juive ) en Cêne,  puis en messe, reposait la condition de possibilité du théâtre artésien.  

Ruse de l'ontologie. À la scène, à la ville, soudain il n'y eut  plus de refuge,  quand  l'homme se vit livré entier à l'attente du miracle.
À présent,  sur  la terre comme au ciel, le même néant où, armée des soldats du Sens balayée, le pire peut advenir, advient. 








[1]    Chateaubriand René.
[2]    Qui tue son roi est toujours considéré comme parricide, aussi  l'est Claudius,  frère du  roi Hamlet et amant de sa belle-soeur.
[3]    L'Otage, le Pain dur et le Père humilié.
[4]    On lira le magnifique travail de Jean-Luc Moreau, Pierre Herbart, l'orgueil du dépouillement, paru chez Grasseten janvier 2014.
[5]    Robert Brasillach, Notre avant -guerre 

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