mercredi 21 mai 2014

Politiquement pervers

          Lassé d'être emprisonné politiquement entre le correct et l'incorrect, le Professeur du dimanche tente de réconcilier les deux camps pour les renvoyer à leur hystérie partagée. La modernité est-elle décidément incompatible avec le pluralisme ?

La démocratie contemporaine — dont la substance se réduit à la gestion statistique des hommes et des choses en vue du libre développement du marché — tient désormais lieu de fin de l’histoire. Sur ce fond de toile aseptisée gronde néanmoins une nouvelle guerre, symptomatique de cette condition post-politique. Elle oppose deux camps irréductibles : celui du politiquement correct et celui du politiquement incorrect.

Le camp du politiquement correct se veut le héraut des valeurs issues des droits de l’homme : antiracisme, droits à la différence, antifascisme, droits des sans-papiers… Le camp du politiquement incorrect constitue un bloc plus hétérogène mais a en commun, souvent au nom de l’anticommunautarisme ou du pays réel contre le pays légal, de retourner l’argumentaire du politiquement correct contre lui : ce sont les antiracistes qui sont racistes, les antifascistes qui sont fascistes, les droits de l’hommiste qui bafouent les droits de l’homme, etc.



Clinique de l’hystérique et du pervers

Ces deux camps sont souvent empreints des symptômes cliniques suivants : le partisan du politiquement correct est souvent atteint d’hystérie, dans la mesure où le souverain Bien dont il se veut le prophète ne souffre pas la contradiction ou la critique. De telles atteintes contre les principes sacrés qu’il défend constituent au mieux un blasphème, au pire une hérésie. Quant au partisan du politiquement incorrect, il présente souvent les symptômes du pervers : en effet, grâce à l’énonciation de vérités douloureuses à entendre pour les partisans du politiquement correct qui sont dans un déni de réalité, il entend faire passer une idéologie souvent bien différente de l’objectivité des faits, souvent mâtinée de grilles de lectures identitaires, conservatrices, sécuritaires, etc. Nous noterons qu’il existe des variantes : le camp du politiquement correct peut être pervers à son insu, c’est son côté niais (par exemple en soutenant au nom des droits de l’homme une intervention qui va empirer les conditions de vie d’un pays). Cependant, le niais du politiquement correct n’est pas Forrest Gump, lequel n’est porteur d’aucune idéologie ni d’aucune valeur en tant que telle : balloté par les événements de l’histoire, seul compte le maintien de bonnes relations avec ses proches. Derrière le niais du politiquement correct se retrouve un personnage autrement plus complexe et dangereux, au visage de Janus : c’est à la fois Zazie chantant son titre « Tout le monde il est beau tout le monde il est gentil », et le journaliste Philippe Tesson déclarant le 9 janvier 2014 sur Radio classique, à propos de Dieudonné : « Il n’y a pas de pitié pour ça. Ce type, sa mort par exécution par un peloton de soldat me réjouirait profondément. Je peux aller jusque-là. Pour moi, c’est une bête immonde donc on le supprime et c’est tout (…) Je signe et je persiste. »
Comme le souligne Charles Denner dans le film L’aventure c’est l’aventure (1972), œuvre d’autant plus oubliée qu’elle opérait une critique en règle de tous les dogmatismes politiques, il faut toujours se méfier de « ces individus qui clament sans cesse "aimez-vous les uns les autres" et qui tuent les autres. »
D’autre part, le tenant du politiquement incorrect peut aussi être hystérique, même si cela est relativement rare. Cela s’explique souvent par le fait que ce militant du politiquement incorrect se veut à la fois le pourfendeur de la niaiserie et le défenseur d’une certaine théologie politique dont la dimension sacrée est intouchable, c’est le cas par exemple d’Alain Finkielkraut et d’Elisabeth Levy pour tout ce qui touche Israël.
Lorsque Michel Foucault brosse le portrait du « polémiste » pour mieux le dénoncer, il est difficile ne pas faire le rapprochement avec le héraut du politiquement correct :

Le polémiste (…) s'avance bardé de privilèges qu'il détient d'avance et que jamais il n'accepte de remettre en question. Il possède, par principe, les droits qui l'autorisent à la guerre et qui font de cette lutte une entreprise juste ; il n'a pas en face de lui un partenaire dans la recherche de la vérité, mais un adversaire, un ennemi qui a tort, qui est nuisible et dont l'existence même constitue une menace. Le jeu pour lui ne consiste donc pas à le reconnaître comme sujet ayant droit à la parole, mais à l'annuler comme interlocuteur de tout dialogue possible, et son objectif final ne sera pas d'approcher autant qu'il se peut d'une difficile vérité, mais de faire triompher la juste cause dont il est depuis le début le porteur manifeste. Le polémiste prend appui sur une légitimité dont son adversaire, par définition, est exclu.Il faudra peut-être un jour faire la longue histoire de la polémique comme figure parasitaire de la discussion et obstacle à la recherche de la vérité. (…)  Il y a les effets de stérilisation : a-t-on jamais vu une idée neuve sortir d'une polémique ? Et pourrait-il en être autrement dès lors que les interlocuteurs y sont incités non pas à avancer, non pas à se risquer toujours davantage dans ce qu'ils disent, mais à se replier sans cesse sur le bon droit qu'ils revendiquent, sur leur légitimité qu'ils doivent défendre et sur l'affirmation de leur innocence. Il y a plus grave : dans cette comédie, on mime la guerre, la bataille, les anéantissements ou les redditions sans condition ; on fait passer tout ce qu'on peut de son instinct de mort. Or il est bien dangereux de faire croire que l'accès à la vérité puisse passer par de pareils chemins et de valider ainsi, fût-ce sous une forme seulement symbolique, les pratiques politiques réelles qui pourraient s'en autoriser.[1]



Le polémiste peut certes se retrouver dans le camp du politiquement incorrect mais ses propos ne s’intègrent pas dans l’idéologie dominante. Il faudrait faire une généalogie du politiquement correct en termes de pouvoir (et de faculté de lynchage qui y est associée), à partir notamment des termes disqualifiant d’emblée les propos de l’adversaire : « anarchiste » lors de la révolution française, « bolchevik » au début du siècle, puis « fasciste » après 1945… À noter que les premiers à invectiver leurs adversaires de ces noms d’oiseaux, toujours sur le mode de l’incantation et de l’hystérie, sont souvent ceux qui entendent maintenir un ordre établi consacrant la liste de ceux qui pensent correctement. Ainsi Michel Onfray, pour son livre attaquant Freud, Jacques Sapir soutenant la sortie de l’euro, ou encore Frédéric Taddeï pour avoir osé le pluralisme sur ses plateaux de débat, ont parmi d’autres pu faire les frais de campagnes de diffamation aussi absurdes que violentes. On en viendrait presque à se demander, paradoxalement, s’il est possible de concevoir un antifascisme qui ne soit pas antidémocrate. Pasolini avait déjà dit l’essentiel sur ce sujet.
Certes, le partisan du politiquement incorrect a son point Godwin : précisément le « politiquement correct », équivalent poli de la « niaiserie », qui lui permet de disqualifier son adversaire et mieux faire passer ses idées souvent réactionnaires. Comme le soulignait Derrida, « Dès que quelqu'un s'élève pour dénoncer un discours ou une pratique, on l'accuse de vouloir rétablir un dogmatisme ou une "correction politique". Cet autre conformisme me semble tout aussi grave. Il peut devenir une technique facile pour faire taire tous ceux qui parlent au nom d'une cause juste.[2] » La question intéressante que soulève ici Derrida est le problème du contenu normatif des propos. Outre le fait qu’il reconnaisse que le politiquement correct relève d’un conformisme « aussi grave » que le politiquement incorrect, il lui prête néanmoins l’intention de défendre une juste cause (ce qui ne serait pas le cas du politiquement incorrect, mais on peut se demander si ici Derrida ne fait pas montre précisément d’un certain dogmatisme). Certes le contenu a son importance, et toute société a besoin pour vivre en commun d’un minimum de valeurs communes. Cependant, il importe de faire la distinction entre le souverain Bien et des valeurs communes. Le souverain Bien ne souffre pas la contradiction, il trace une ligne entre le sacré et le maudit, entre la pensée légitime et la pensée illégitime, légale et illégale. Ce qui importe, c’est que les masses incultes intègrent cette ligne. Dans cette perspective, nous ne sommes plus dans le cadre normatif d’une démocratie mais dans celui d’un régime totalitaire. Nous ne sommes plus dans la morale, qui suppose avant tout un respect de l’autre (y compris et surtout si c’est un adversaire) mais dans le moralisme concourant à transformer l’espace public du débat en une société de policiers et de criminels.


En d’autres termes, le politiquement correct et le politiquement incorrect sont les deux faces d’une même tarte à la crème incarnant l’absence des facultés — remettre en question, débattre, penser et juger — sans lesquelles la démocratie est impossible.

L’art perdu de la controverse

Car c’est bien de démocratie au fond qu’il s’agit et que cette dialectique met à mal. Comme l’avait déjà remarqué Christopher Lasch, l’information et les médias, qui sont autant d’outils indispensables à la formation du citoyen « éclairé » en démocratie, ne peuvent être évalués qu’à l’aune du débat dont ils sont l’expression et le produit. « C’est le déclin du débat public, et non pas le système scolaire (quelle que soit, par ailleurs, sa dégradation) qui fait que le public est mal informé, malgré toutes les merveilles de l’âge de l’information. Quand le débat devient un art dont on a perdu le secret, l’information aura beau être aussi facilement accessible que l’on voudra, elle ne laissera aucune marque. Ce que demande la démocratie, c’est un débat public vigoureux et non de l’information. Bien sûr, elle a également besoin de l’information, mais le type d’information dont elle a besoin ne peut être produit que par le débat. Nous ne savons pas quelles choses nous avons besoin de savoir tant que nous n’avons pas posé les bonnes questions, et nous ne pouvons poser les bonnes questions qu’en soumettant nos idées sur le monde à l’épreuve de la controverse publique.[3] » À partir de ce postulat découle l’éthos, mieux, la morale de l’homme démocratique à la fois dans son rapport à la vérité et dans sa relation à l’autre. Ici encore, Michel Foucault a bien perçu les caractéristiques de la dimension dialogique (où l’autre est considéré) qui s’oppose à la dimension polémique (où l’autre est nié) :

J'aime discuter et aux questions qu'on me pose je tâche de répondre. Je n'aime pas, c'est vrai, participer à des polémiques. Si j'ouvre un livre où l'auteur taxe un adversaire de « gauchiste puéril », aussitôt je le referme. Ces manières de faire ne sont pas les miennes ; je n'appartiens pas au monde de ceux qui en usent. À cette différence, je tiens comme à une chose essentielle : il y va de toute une morale, celle qui concerne la recherche de la vérité et la relation à l'autre. Dans le jeu sérieux des questions et des réponses, dans le travail d'élucidation réciproque, les droits de chacun sont en quelque sorte immanents à la discussion. Ils ne relèvent que de la situation de dialogue. Celui qui questionne ne fait qu'user du droit qui lui est donné : n'être pas convaincu, percevoir une contradiction, avoir besoin d'une information supplémentaire, faire valoir des postulats différents, relever une faute de raisonnement. Quant à celui qui répond, il ne dispose non plus d'aucun droit excédentaire par rapport à la discussion elle-même ; il est lié, par la logique de son propre discours, à ce qu'il a dit précédemment et, par l'acceptation du dialogue, à l'interrogation de l'autre. Questions et réponses relèvent d'un jeu -d'un jeu à la fois plaisant et difficile -où chacun des deux partenaires s'applique à n'user que des droits qui lui sont donnés par l'autre, et par la forme acceptée du dialogue.[4]

D’autre part, la démocratie, inconcevable sans débat, oblige les citoyens « à articuler leurs conceptions, à les mettre en danger et à cultiver les vertus de l’éloquence, de la clarté de pensée et d’expression, et du jugement solide.[5] » Nous touchons là à un élément fondamental dans la mesure où il empêche la possibilité même du débat : la peur de se confronter, la peur d’idées étrangères au corpus dominant (là encore il faudrait faire la généalogie de la xénophobie intellectuelle). Or, comme le rappelle Hannah Arendt, « Il n’existe pas de pensées dangereuses ; c’est la pensée elle-même qui est dangereuse, mais le nihilisme n’est pas son produit. Le nihilisme n’est que l’autre face du conformisme (…)[6]. » L’acte de penser est un engagement où l’on risque de remettre en cause ses préjugés, en cela c’est un préalable à l’acte de juger, d’évaluer, faculté politique par excellence. Ce à quoi Arendt ajoute que le jugement a pour objet le particulier que l’on ne peut subsumer sous des règles générales.

Le débat et la controverse, qui supposent l’intégration de l’adversaire dans un dialogue et non la destruction d’un ennemi, ainsi que la mise en pratique de la pensée et du jugement, constituent sans doute les meilleurs préservatifs contre la niaiserie et la réaction mais aussi les meilleurs atouts pour la redécouverte des vertus démocratiques.



Texte repris chez les Apaches


[1] Michel Foucault, « Polémique, politique et problématisations » ; entretien avec P. Rabinow, mai 1984 in Dits Ecrits tome IV, texte n°342.

[2] Jacques Derrida, De quoi demain…, Fayard, Galilée, 2001.

[3] Christopher Lasch, La révolte des élites et la trahison de la démocratie, Flammarion, 2007, p.168.

[4] Michel Foucault, op.cit.

[5] Lasch, La révolte des élites, op.cit. p.177. Nous soulignons.


[6] Hannah Arendt, Responsabilité et jugement, Payot, 2009, p. 233.

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