dimanche 8 mars 2015

Sivens, d'un naufrage à l'autre (I)

       Depuis que la ministre de l’Ecologie, du Développement Durable et de l’Energie Ségolène Royal  a annoncé le vendredi 16 janvier 2015 l’abandon du projet initial, la tension est progressivement montée autour de la « Zone A Défendre » de Sivens, faisant craindre que ne se reproduisent des événements tragiques, tant la confrontation entre pro et anti-barrage a redoublé de violence à quelques jours de l’annonce de la décision définitive du Conseil Général du Tarn. Toute la semaine précédant le vote, les agriculteurs favorables au projet de barrage ont organisé un véritable blocus de la ZAD, se déployant sous l’œil des forces de l’ordre devant les principales zones d’accès pour obtenir le départ de ses locataires. En réponse, un groupe de militants pro-zadistes a fait irruption dans les locaux de la maison des agriculteurs à Albi le 3 mars, aux alentours de 14 heures pour exiger l’arrêt du blocus. Les échauffourées se sont multipliées entre les deux camps qui ne se définissent plus que comme « miliciens » et « fascistes » pro-barrage ou « peulus », « poilus », « chevelus » zadistes. 

La ZAD de Sivens en octobre 2014

Les insultes ne furent pas seules à être échangées et les coups ont volé également avant que police et gendarmerie n’évacuent définitivement le site de la ZAD dans l’après-midi du vendredi, délogeant la quarantaine d’occupants restés sur les lieux et procédant à une vingtaine d’interpellations. Manuel Valls a tenu la promesse qu’il avait faite à la FNSEA d’en finir avec les zadistes mais au niveau local, c’est le sauve-qui-peut général chez les élus socialistes dans la perspective des élections départementales. Après le naufrage long et douloureux de Sivens I, les socialistes qui siègent encore ou sont susceptibles de se présenter dans le Tarn se précipitent sur les canots de sauvetage…
La tension extrême qui a régné dans les derniers jours d’existence de la ZAD de Sivens, et avant la requalification du projet de retenue par le Conseil Général du Tarn, reflète la détresse d’un monde rural en pleine déprise, où les agriculteurs se considèrent de plus en plus comme une catégorie menacée d’extinction et où les jeunes, sont de plus en plus massivement confrontés au chômage. Dans ce contexte très difficile, c’est le fonctionnement même de la démocratie locale qui est mis en cause. Les pro-barrages se sentent trahis, après avoir défendu bec et ongles une décision prise, selon leurs propres dires, de façon tout à fait démocratique. Les antis critiquent vivement des élus dont l'incapacité à écouter leurs administrés frise l'autisme et dont les erreurs d'appréciation sont le fait soit d'une incompétence préoccupante soit d'une collusion d'intérêts très néfaste. 
Si les partisans de la construction de la retenue de Sivens ont fait valoir le caractère banal de la fameuse zone humide du Testet, qui n’existe d’ailleurs plus aujourd’hui dans les faits, une grande partie ayant été rasée, les membres du Collectif de Sauvegarde de la zone humide du Testet ont dénoncé sans relâche la démesure du projet de retenue. La société chargée de l’enquête d’utilité publique ainsi que des travaux aurait sciemment exagéré la capacité nécessaire du barrage de 8 millions d’euros et de 1500 000 m3. Les zadistes et écologistes plus radicaux sont ensuite entrés dans la danse. L’annonce de Ségolène Royal le 16 janvier 2015 avait été interprétée comme une reculade en faveur des écologistes, des zadistes et des « casseurs », dont les actions d'éclat à Nantes ou à Toulouse ont amené les mairies de ces villes à exiger un remboursement de l'Etat pour les dégâts causés suite aux manifestations de soutien. De leur côté, pro-barrage et zadistes ont dénoncé la virulence des pro-barrages et des agriculteurs notamment liés à la FNSEA, la complaisance des forces de l’ordre vis-à-vis de ces violences et, surtout, le fantastique gâchis représenté par le projet de Sivens. La décision prise par le conseil général du Tarn le vendredi 6 mars a symbolisé, avec l'évacuation immédiate de la ZAD, la fin de la recréation pour tous ceux qui réclamaient le départ des zadistes...Mais elle n'a été interprétée comme une victoire par aucun des deux camps. 

Albi, lors d'une manifestation de soutien au projet de barrage, octobre 2014

Les politiques locaux en revanche sont incontestablement les grands perdants de la longue affaire Sivens. Délégitimés par les associations qui critiquent leur népotisme et fustigent leurs hésitations, les élus locaux apparaissent de plus en plus comme les principaux responsables du gâchis dans une région exposée aux tensions foncières et aux difficultés économiques. La mort de Rémi Fraisse et les déclarations maladroites du président du conseil général du Tarn Thierry Carcenac (« « Mourir pour des idées, c’est une chose, mais c’est quand même relativement stupide et bête ») ont sans doute achevé de faire perdre leur dernier crédit aux politiques en place, même auprès des habitants qui n’ont pas été partie prenante dans l’affaire mais s’estiment aujourd’hui plus qu’irrités par sa gestion, par les cafouillages policiers et les valses hésitations de l’Etat.
Il ne manquait que la très mauvaise presse, au niveau national, du gouvernement socialiste pour faire des prochaines élections départementales un cauchemar en perspective pour les nombreux élus de gauche qui siègent actuellement dans la chambre départementale. Ainsi, dans les quatorze circonscriptions cantonales du Tarn-et-Garonne, ce sont dix-neuf binômes de candidats « Divers Gauche » et « Rassemblement de Gauche » qui se présenteront aux élections, ainsi que quinze tandems  Front de Gauche et quatorze Front national. Du côté des candidats estampillés socialistes, on se fait plutôt discret : seuls sept binômes de candidats socialistes seront alignés (le même nombre d’ailleurs que de candidats divers droite et un peu plus que les Verts qui alignent cinq binômes). Certains observateurs de la vie politique locale rapportent que nombre de candidats anciennement étiquetés socialistes préfèrent se présenter sous le sigle « Divers Gauche » pour éviter une trop mauvaise publicité. Les retombées de l’affaire Sivens sur les prochaines élections laissent donc craindre que le naufrage du projet de barrage fasse dangereusement tanguer le navire socialiste, jusque-là solidement arrimé aux collectivités locales et départementales. Pour nombre d’élus tarnais, l’aventure des départementales pourrait bien ressembler au drolatique naufrage électoral imaginé par Octave Mirbeau dans Le Jardin des Supplices.
Incité par un « ami ministre » à se lancer dans une carrière politique en défendant un programme basé sur le développement et la modernisation de la culture de la betterave, l’élu en herbe se voit mis au courant en quelques mots de la manière dont il convient qu’une campagne soit menée sur des terres rurales : « Tu es un candidat purement agricole… mieux que cela, exclusivement betteravier…Ne l’oublie point… Quoi qu’il puisse arriver au cours de la lutte, maintiens-toi, inébranlable, sur cette plate-forme excellente…Connais-tu un peu la betterave?…
— Ma foi! non, répondis-je… Je sais seulement, comme tout le monde, qu’on en tire du sucre… et de l’alcool.
— Bravo! Cela suffit, applaudit le ministre avec une rassurante et cordiale autorité… Marche carrément sur cette donnée…Promets des rendements fabuleux… des engrais chimiques extraordinaires et gratuits… des chemins de fer, des canaux, des routes pour la circulation de cet intéressant et patriotique légume. »
Entre projet avorté, deniers publics gaspillés et malaise du monde rural, les élus socialistes d’un département durement éprouvé seraient donc tentés de se dissimuler derrière une étiquette « Divers Gauche » qui rappelle Flaubert, Mirbeau, les comices agricoles et le défunt Parti Radical. Pas sûr que cela soit un choix très heureux face à un Front national en mesure d’opérer une percée déterminante dans la région, comme dans de nombreuses autres.

La liste des binômes de candidats dans le Tarn peut être consultée en cliquant sur le jardin des supplices.

Dans Le Jardin des Supplices, cela ne se passe pas non plus très bien pour le député betteravier dont la fière bannière progressiste est mise en charpie par un adversaire, tribun éloquent et cynique, dont le discours offensif piétine les généreuses envolées de son concurrent : « Je faillis même, un soir, dans une réunion publique, être assommé par des électeurs furieux de ce que, en présence des scandaleuses déclarations de mon adversaire, j’eusse revendiqué, avec la suprématie des betteraves, le droit à la vertu, à la morale, à la probité, et proclamé la nécessité de nettoyer la République des ordures individuelles qui la déshonoraient. » Les prochaines élections départementales seront-elles aussi un jardin des supplices pour les candidats « Divers Gauche » surnageant dans les eaux troubles du barrage de Sivens ?



Publié également sur Causeur.fr

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