vendredi 17 juillet 2015

Gustave



Gustave revient sous les traits de Jacques Weber depuis le 16 juin 2015 au théâtre de l’Atelier. La pièce, montée il y a vingt ans, en 1996, par Arnaud Bedouet et Jacques Weber, a été reprise en 2008, puis l’an dernier, avant d’être proposée à nouveau cet été, jusqu’au 25 juillet sur la scène du théâtre de l’Atelier, avec une mise en scène de Christine Weber. Pièce ? Un monologue d’une heure trente plutôt, porté par la stature imposante de Jacques Weber qui offre à la correspondance de Flaubert un gueuloir à la mesure du grand Gustave. Seule la présence d’un auditeur silencieux – Eugène, homme à tout faire fictif et résigné, interprété par Philippe Dupont – donne à cette lecture qui n’en est pas tout à fait une l’allure d’une conversation. Encore la conversation s’avère-t-elle anémique. Pendant près de deux heures, Eugène le domestique, las et accablé, prête une oreille compatissante aux éructations de l’écrivain reclus dans son exil normand. Saluons la performance de Philippe Dupont qui parvient à donner silencieusement la réplique à ce Gustave wébérien occupant tout l’espace et ne prononçant, pendant toute la durée de la représentation, qu’un seul mot, mais non des moindres : « Abricots », deuxième entrée du Dictionnaire des idées reçues, invariablement suivi dans toute conversation de bon aloi de « Nous n'en aurons pas encore cette année. »
Le Flaubert que donne à entendre Jacques Weber est celui, librement inspiré, des lettres échangées par Flaubert avec Louise Colet et quelques autres (des proches comme Ernest Chevalier ou Louis Bouilhet, ou encore la mère de Flaubert). « Une masse de facéties, pour reprendre les termes d’une lettre envoyée en 1840 à son ami Ernest Chevalier, de dévergondage, d'emportement, le tout pêle-mêle, en fouillis, sans ordre, sans style, en vrac, comme lorsque nous parlons ensemble et que la conversation va, court, gambade : que la verve vient, que le rire éclate, que la joie nous saccade les épaules et qu'on se roule au fond du cabriolet. » Le style est bien là pourtant, il éclate, il tonne, il tance, il éructe, fustige, gifle, emporte tout et n’épargne rien ni personne et surtout pas les femmes, pour commencer, auxquelles Gustave pense tout le temps mais à qui il reproche leur passion envahissante, comme Flaubert le reprochait à Louise Colet en, lui écrivant de sa retraite, en 1847 : « Tu veux savoir si je t’aime ? Eh bien, autant que je peux aimer, oui ; c’est-à-dire que, pour moi, l’amour n’est pas la première chose de la vie, mais la seconde. C’est un lit où l’on met son coeur pour le détendre. Or, on ne reste pas couché toute la journée. Toi, tu en fais un tambour pour régler le pas de l’existence ! »
Le Gustave sur lequel s’ouvre le rideau du théâtre de l’Atelier est un Flaubert éconduit par cette Louise qu’il a aimée mais à laquelle il avoue qu’il ne peut consacrer toute son existence puisqu’il a choisi « d’entrer en littérature » comme on entre au couvent. «Que veux-tu que j’y fasse ? Que je vienne à Paris tous les mois ? Je ne le peux pas », annonce-t-il à la malheureuse qui se lamente. Gustave lui-même se lamente beaucoup, sans affectation, sans les poses maniérées des faiseurs qu’il abhorre mais toujours avec excès. Ce Gustave-là est un égoïste qui s’assume, un asocial qui se revendique et un goujat qui s’expose. « J’estime autant un forçat que moi, autant les vierges que les catins et les chiens que les hommes. À part ces idées un peu drôles, je suis comme tout le monde. »
Oreilles chastes, esprits raffinés à la sensibilité exquise, poètes amoureux de vos langueurs morbides : fuyez ! Ici on ne verse pas de larmes amères, on beugle ; on n’éprouve pas de délicieux tourments mais on saigne, on boit trop et on crie ; on ne tombe pas en pamoison mais on révère la concupiscence et les putains ! Lamartine en sort assassiné, et avec lui toute la cohorte des rimailleurs qui « en contemplant leur pot de chambre s’imaginent voir des lacs », invoquant le Panthéon, les Grecs et les Romains en se drapant dans une couverture. Musset survit à peine à l’éreintement : « ce fut un brave garçon pas très inspiré », lui accorde Gustave, juché sur une chaise, s’imaginant délivrer son oraison funèbre en entrant à l’Académie. Il faut dénigrer l’Académie, dit en effet le Flaubert du Dictionnaire des idées reçues « mais tâcher d'en faire partie si on peut. » Pourquoi donc ? Pour prononcer un discours à faire trembler ses murs pardi ! tonne Gustave. Le seul auquel le reclus tonitruant rend un véritable hommage est Victor Hugo, le « grand crocodile » auquel Flaubert vouait une admiration sans borne.
En attendant de faire trembler les murs de l’Académie, le Gustave de Weber fait trembler ceux du théâtre de l’Atelier et du décor de la maison du Croisset, où Flaubert s’était établi à partir de 1846. Le Flaubert de Weber est celui qui a « fait le pari de tout dire », de ses voyages en Orient jusqu’à ses expéditions au bordel. Tout y passe donc : les relations entre les femmes et les hommes, la prétention et la bêtise bourgeoise, mais aussi celle des artistes et des faux poètes. Les puristes pourront regretter la liberté prise quelquefois avec le texte, les raccords acrobatiques entre les correspondances et le reste de l’œuvre mais le texte demeure, somptueux, incandescent, servi par un Weber qui arpente la scène comme un ours en furie. On pourra regretter peut-être que certains passages aient été transformés, comme celui de l’enterrement de Mme Pouchet, où Flaubert se rendit en réalité et où il fit l’expérience une fois de plus du véritable grotesque qui lui inspira peut-être le Homais de Madame Bovary : « j'en ai été accablé à l'enterrement de Mme Pouchet, écrivait-il à Louise Colet en 1853. Décidément le bon Dieu est romantique ; il mêle continuellement les deux genres. Pendant que je regardais ce pauvre Pouchet qui se tordait debout comme un roseau au vent, sais-tu ce que j'avais à côté de moi ? Un monsieur qui m'interrogeait sur mon voyage : "Y a-t-il des musées en Égypte ? Quel est l'état des bibliothèques publiques ?" »
L’omission est bénigne et l’interprétation de Weber et la mise en scène restituent sans la trahir toute la force du verbe flaubertien. Vingt ans après la première mise en scène, les années donnent même à Weber une stature qui convient mieux encore à ce Gustave volcanique.  Flaubert fustigeait il y a un siècle et demi le bourgeois conformiste confit dans l’esthétisme pédant, il exécute aujourd’hui le moderne repu de subversion tranquille et de transgression convenue.

Première : 16/06/15
Dernière : 25/07/15
Mise en scène : Christine WEBER
Distribution : Jacques WEBER, Philippe DUPONT
Guichet : Atelier 1 place Charles Dullin  75018   PARIS
Tél. location : 01.46.06.49.24




Goustaf est aussi chez Causeur.fr

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire