jeudi 23 juillet 2015

Un été américain (Sarah Vajda) - Première partie


Quel point commun y-a-t-il entre Maurice Barrès, Jean-Edern Hallier et Romain Gary[1] si ce n’est que la trame de leur roman personnel donne vie au « culte du Moi » dont chacun organise à sa manière la liturgie, la pompe et le cérémonial ? D’une biographie à l’autre, l’écrivain Sarah Vajda a tracé le trait d’union entre ces trois écritures du Moi et ces trois moments particuliers de la culture française, en commençant par Barrès, l’anarchiste irréconciliable du roman national et l’amant littéraire d’Anna de Noailles, puis Jean-Edern Hallier, mythomane, idiot international, provocateur opportuniste, et enfin Romain Gary, mystificateur, compagnon de la Libération et menteur de génie. La rencontre avec De Gaulle, « l’homme qui fut la France », unit Gary à la hautaine figure de Barrès passé du « culte du Moi » au « culte des Morts », qui se fait lui aussi dans ses Cahiers, « une certaine idée » de la France. De Gaulle donna vie au songe creux barrésien de l'Appel au soldat. Barrès, affabulant le boulangisme, inventa la syntaxe vide du gaullisme et préfigura le roman national gaullien auquel Gary prêta un hommage vibrant. Hallier, quant à lui, a presque quelque chose du Mangeclous de Cohen, « Lord High Life et sultan des tousseurs et haut-de-forme et bey des menteurs et parole d’honneur et presqu’avocat »; pervers dont les larmes sèches ne s'adressaient qu'au misérable enfant qui ne parvint jamais à grandir. Tous, dans leurs grandeurs et leurs mensonges, ont réinventé le roman d’une existence en ajoutant un chapitre terrible ou improbable au roman de la nation. Mais qu’importent le bluff et l’esbroufe ! La littérature préfère les grands menteurs aux petits comptables. 
Un pays ne se survit que par la littérature. L’épopée seule –prétentieuse, mesquine, vaine ou immense – a droit de Cité dans le roman, territoire du créé où la fiction patiemment démêle le vrai du faux. Mensonge - 'duperie nécessaire', aurait dit Sieyès - qui fait se dresser les nations et avancer les hommes. Comme dans le théâtre révolutionnaire de Sylvain Maréchal, l’histoire est un volcan dont les convulsions et les colères brûlantes emportent tout à la fin. Les romans de Sarah Vajda, d’Amnésie à L’An Dernier à Jérusalem, célèbrent le lien indéfectible qui s’établit entre la littérature, école de rêve et de lucidité et le lyrisme souvent mensonger du roman national, d’une nation à l’autre.  
Le premier des textes que Sarah Vajda a bien voulu confier à Idiocratie raconte l’histoire de l’Amérique des rednecks et des interminables horizons, celle rêvée par Gary et celle à laquelle il faut, en France, systématiquement accoler, dans une nouvelle édition du Dictionnaire des idées reçues, l’adjectif « réactionnaire ». Derrière cette image des Yankees vue d’Epinal, il y a une autre Amérique, celle, vivante, réelle, qui a partagé la tragédie européenne quelque part entre 1941 et 1945, et celle qui, comme la vieille Europe, perd pied face à la tragédie plus moderne, qui se joue dans les décors haïssables de l’hygiénisme de Sunset Boulevard ou sur les scènes en carton-pâte de Las Vegas. On quittera par la suite les rivages de cette Amérique trop rutilante pour retourner en Europe et dans le passé, à l'heure de Maastrichit et de la construction européenne, avant de traverser de nouveau la mer pour une digression hiérosolymite et un regard sur l'Israël et le Liban de Richard Millet. 

Bonne lecture.





Un été américain.


Un dancefloor en forêt. 

Nous n'aurons que quinze jours pour tailler la route et nous avons promis à notre adolescente d'aller voir Vegas et L.A., en conséquence nous choisissons d'ignorer la doxa et prenons un billet pour Dallas, résolus à ignorer la texanophobie ambiante, ce concerto sans fausse note qui tient le coup sur papier. Seulement sur papier. En effet, comment songer sans dégoût à un état assez barbare pour exercer un prétendu « droit » de donner la mort à l'encontre d'un handicapé mental avéré ? Ces gens poursuivent la  politique de ségrégation voire d'extermination du Klan par tous les moyens légaux ; sadiques, ils poussent encore la perversité jusqu'à contraindre toute candidate à l'IVG à subir une échographie, à contempler le film avant liquidation de l'avorton ! Racistes, fascistes... À l'envi, les invectives pleuvent.Vus d'ici, royaume de sainte Différence, les Texans font figures de beaufs en goguette à la fête des BBR, de DJ métalleux obèses et boutonneux qui écoutent, nostalgiques du grand Reich, Laïbach au premier degré et lisent Lolita scripto sensu comme un pamphlet anti-américain. Au mieux, ces gens-là sont des brutes. Parcourir le Texas  équivaudrait à rencontrer une dystopie réalisée. La liste scélérate croît à proportion de l'horreur économique. Un mot résume la chose : c'est la patrie des Bush, ces monstres qui du 11 septembre firent, bienheureuse providence, une nuit de cristal afin de justifier l'extermination des musulmans. Plus méchant que le « petit caporal de Bohème  lui-même », l'État criminel décline l'amour de Dieu à tous les modes. Hypocrite, il repeint ses méfaits au sang de Christ-roi.  À chaque pas, il nous faut, excédés d'encens et de chants, buter sur une église des premiers ou des derniers jours, toutes ou presque, crime suprême, amies d'Israël, et toutes à la parade les jours de « gay  shame » ! Shame on you, Texas. Abhorré, tu survis, désert de sable et de pétrole ; obsolètes, tes cow-boys sont fatigués, tes Indiens en carte se doivent se visiter. L'horreur à nu. Au vif de l'injustice. À chaque village, chaque quartier, à tous lieux sa chapelle, de carton pâte dorée, dialogue avec un champ de pétrole. Vue d'ici, l'ombre médiévale à nouveau étend sa ténèbre sur l'irréel pays où à l'infini parmi les  blés et la luzerne des puits d'or noir fleurissent, comme de maigres insectes qui dominent la plaine. Dallas, le feuilleton, a propagé le stéréotype et le Texas demeure un des États où le minimum social est le plus bas d'Amérique. Anti-social, il est aussi anti-gay,  Le secret de Brokeback Mountain le crie ; le Texas est terre d'arriération mentale. Ce ne sont ni les Frères Cohen en y tournant et Blood simple et No country for old men ni Killer Joe de William Friedkin qui nous feront changer d'avis. Aktion T4 requise ! En Amérique, hors de New York et de certains campus, point de salut !
                                                                                 
 Les Texans ont si bien intériorisé le discours de leurs ennemis qu'ils n'ont pas manqué de nous demander, tous sans exception, What are you doing here ? Là-bas et seulement là-bas, nous n'avons pas eu l'air de touristes mais d'expatriés... 

Pourquoi pas ? Si j'avais un éditeur, j'y poserais bien ma valise, histoire d'en rapporter  sinon un roman du moins des brassées de choses vues. Rhizomes à gogo. L'Amérique semble terre allochtone, ni tout à fait la même ni tout à fait une autre, et l'Europe, si loin, si près, rêve familier et tout à la fois étranger... Avec l'âge, un désamour pour ma terre natale m'est venu. À mon tour de vaguer plein ouest. Vers l'infini et au-delà. J'y suis. Epochè, suspension du jugement. Voyage, voyage... l'occasion de tordre le cou à l'arrogance du préjugé et de revenir à la cuisine paléolithique du cher Delteil.

Amateurs de la route 66, s'abstenir.  Je ne vais pas là-bas, comme nos vendeurs de fringues, de bijoux ou nos maroquiniers branchés, quérir l'inspiration en ces terres reculées, pas davantage contempler les camions même si, horresco referons, une bonne part de la mode - swag, post-cool or red carpet - vient de là et que la magnificence des trucks on the road night and day fait exulter en moi l'adolescente qui dévorait naguère Vol de nuit, montait sur l'Ancre de Miséricorde et abordait, hardie, tous les galions et toutes  les frégates de toutes les mers lointaines. Non, je vais au Texas comme je marche dans les cimetières de France, en barrésienne gaullienne que la question sociale taraude et sur ma lyre où il manque une corde, je chante, inlassable, le motif de sympathie, l'antienne de l'homme qui ne se souvient que des moments heureux en terre de détresse où il devra souffrir.


Le hasard, enfin non pas le hasard mais le goût de ma fille pour la musique, nous conduit à Luckenbach. Pas tout de suite. Un tel endroit se mérite et nous mettrons plus de trois heures à le découvrir, quoiqu'il ne fût pas éloigné de plus de six kilomètres de notre point de départ. Niché en pleine forêt, tel que surgit naguère la noce interrompue, au domaine mystérieux où le Grand  Meaulnes vit Yvonne de Galais pour la première fois, Luckenbach nous attendait, que nous ne trouvions pas. La vieille parpaillote bénévole de l'office du tourisme de Fredericksburg avait guidé nos pas vers une ville fantôme. En cette saison, concerts de country tous les jours de cinq heures P.M. à minuit. Luckenback, lieu-dit, un bureau de poste dont les portes ont  fermé le  30 avril 1971 –  son code postal (78647) retiré du circuit – , un magasin général, surtout une salle de bal en bois dressée à couvert en pleine nature, parquet lisse où il me semble voir danser Natalie Wood – captive aux yeux clairs – au bras de John Wayne, frondant le regard des honnêtes femmes. En un instant, je me souviens  des films de Ford, de la Temple dans Elle portait un ruban jaune, de Maureen O'Hara au bras de l'Irlandais... La vallée n'a jamais cessé d'être verte. Nous ne sommes qu'à quelques mails de Fort Alamo, quelques encablures de l'Arizona, tant il est vrai que là-bas l'horizon plus vaste comble mieux nos appétits. La douceur du « déjà vu » toujours entraîne le voyageur à aimer l'Amérique. Ces vieillards en chapeau de cow-boys prennent vite des allures de figurants et « roses pourpres du Caire »,  nous voilà emportés.  L'écran s'écarte  pour  nous faire une place. Étant venus un jour de semaine, la salle de bal est vide. Promis, nous reviendrons danser à Luckenbach et mon amour, tu auras le visage de Richard Widmark dans Les Deux cavaliers... Foin de la guinguette à Gégé et de la rue de Lappe au temps joyeux, ma génération a reconnu Corneille, rivée devant des westerns. Oui, j'ai su à l'avance Eschyle,  le procès qui permet l’avènement de la démocratie devant L'Homme qui tua Liberty Valance et l'impossible cas de conscience de l'officier devant les poings serrés du vieux John Wayne, forcé à l'attaque d'un fort par un jeune crétin de West Point descendu. Solitude non pas d'un champ de coton mais d'un fortin défait. Alentour, le concert. Air connu.  La chanson  parle du garçon monté à la ville, de la fiancée laissée au pays, mariée en son absence, du soir qui tombe sur  les vergers et les vignes, de conscription, de guerre et de combats perdus.  Au bar,  je commande deux bières, que voulez-vous, deux Texanes. What are you doing here ? Non, je ne suis pas journaliste, critique musicale à Technikart ou à Standart, je n'écris même pas dans Causette, une vraie quiche, je ne suis personne, juste un amateur d'âmes, venue pour voir. En gratitude, pour cette soirée unique entre les soirs. 
 Assise sur un banc de bois, Brigitte London chante. Visage lumineux, yeux verts, crinière fauve, elle chante ses racines. Elle chante ce dont ici nous avons honte, l'ordinaire,  et elle le célèbre d'une voix pleine et rauque. D'un cœur entier.  Peu de spectateurs. Dix au nombre. Et quels spectateurs ! Aucune tribu à la mode. Amoureux du look, repassez. Ici, la guinguette a ouvert ses volets, les pauvres sont de sortie. Sur un arbre perchés, des chats et des poules. Je ne suis certes pas rat des champs mais je n'avais de ma vie jamais contemplé un tel tableau. Motif de sympathie. À côté de nous, un jeune couple. Leur fils,  Andrew, souffre de progéria. Ici, ni les vieillards ni les handicapés – faute de sécurité sociale sans doute – ne vivent, heureux, entre eux, à l'abri des rumeurs du monde, sans déranger, hideux tableau, les braves gens, les belles personnes. L'enfant frappe des mains et chantonne d'une voix frêle mais juste les très vieilles mélodies. Deux grosses filles réclament une chanson d'amour, la London s'y colle et  les invite à reprendre le refrain. En filigrane, le film de leur vie, les dizaines de garçons dont elles n'ont obtenu que la faveur d'une danse et une bonne dose de mépris. Dieu vomit les laides, qui pour seule consolation n'auront qu'un refrain de jukebox. Les filles entourent Andrew et chantent avec lui. Le père nous demande de le prendre en photo avec sa famille. Il est professeur d'histoire au collège, à Bâton-Rouge, Louisiane, la ville où  Ignatius, le héros de La Conjuration des imbéciles, relit Hildegarde de Bingen et réclame à l'incendiaire Myrna le salut contre un internement arbitraire pour crime d'intelligence. Cet homme se fiche que nous soyons Parisiens. S'il vient un jour en France, ce sera  pour se rendre à Verdun. Nous évoquons le paysage après la bataille, les vertes collines, que des  millions d'obus, tombés sans discontinuer quatre ans durant sur la plaine lorraine, ont façonné de fer et de sang, la terre soudée d'eau et de larmes mêlées, Américains, Canadiens, Australiens, Européens... Seule manquait à l'appel la Russie communiste.  
Terrible monde que le nôtre, monde du mensonge déconcertant. D'autres ombres bercées par la douce guitare envahissent le bal. En tête, vient Thorez le déserteur, talonné par le fantôme de Nizan, lâché par ses camarades que suivent les lémures des cent-mille fusillés ; pâle simulacre, Sartre paraît au Café de Flore ; et descendus de Belleville, le zombie de la môme Piaf guidé par  Maurice Chevalier braillant les Gars de Ménilmontant toujours remontant... tentent devant un parterre d'ombres vert-de-gris, maladroits, d'assourdir la voix de la Baker, saluant nos boys à Londres. De quel droit haïssons-nous les Américains ? Quel snobisme nous pousse à mépriser les ploucs, les pedzouilles ? Comment osons-nous retrancher une famille parmi les familles spirituelles de la France ? La solitude comme à l'accoutumée effraie mon âme quand je songe que nous devrons rentrer au pays de l'excellence, au lieu de demeurer à l'ombre d'un dancefloor en forêt.
Sarah Vajda.







[1]Personnalités qui, chacune, sont passées entre les mailles de l’écriture de Sarah Vajda pour trois biographies exemplaires : Maurice Barrès (Flammarion, 2000), Jean-Edern Hallier, l’impossible biographie (Flammarion, 2003) et Gary & co (Infoilo éditions, 2008). 

1 commentaire:

  1. Ah là on touche au sublime, aux oubliettes les grincheux, les marquis à l'amende, à nous emphases et rêveries douces, ça c'est de la peinture, on s'enlève, on danse! A quatre mains et quatre pieds, à nous le soleil, les yeux à la renverse, merci les artistes et à bientôt sûr! (petite singerie célinienne vous l'aurez compris) je me cache derrière son talent, et le vôtre...A bientôt

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