vendredi 30 octobre 2015

Big Data is watching you !


« Datafication », « algorithme », « indexation », « protocole », « computation », « interopérabilité », « dispositif », etc. le champ lexical de la raison numérique dessine à lui seul les motifs du monde à venir : désespérément plat, entièrement régulé et profondément inhumain. Les professionnels de l’économie se sont déjà rués sur ce phénomène pour vanter à qui mieux mieux les bienfaits de la numérisation intégrale. Précisément, cette révolution technologique majeure dont on peine encore à prendre la mesure se traduit par un flux continu de données (bigdata) récoltées et analysées par des instances de tous ordres en fonction de dispositifs et de protocoles convergents. Elle contribue à instaurer « un rapport au réel placé sous le sceau de la puissance objectivante et non ambiguë des mathématiques et des nombres[1] ».

La promesse du numérique consiste donc à enfermer toutes les strates de l’existence dans des codes binaires (algorithmes) gérés par des machines surpuissantes, seules à mêmes d’assurer le bonheur compartimenté et sécurisé dont semble rêver le nouvel homme connecté. Concrètement, le processus est déjà bien amorcé avec la constitution de gigantesques banques de données (datacenter), l’incorporation massive de capteurs au sein de surfaces toujours plus étendues du réel et la dissémination de puces dans une multitude de produits quotidiens (robots, emballages, médicaments, etc.). Demain, les nanocapteurs pourront recouvrir quasiment toutes les surfaces sous forme de peintures ou de pellicules apposées sur des machines, des automobiles, des immeubles, des ponts, etc. A cela s’ajouteront les micropuces, dont sont déjà pourvus les animaux de batteries industrielles, qui s’incrusteront dans nos prothèses, nos organes et nos cerveaux. Cette « technicisation achevée de la nature » n’est pas un scénario de science-fiction, mais bien le programme établi par l’évolution « naturelle » des technologies numériques.

  
Cette évolution commence d’ailleurs à produire ses effets sur des segments entiers des activités humaines. Ainsi, les usines globales multi-localisées (connected factory) soumettent leurs personnels et leurs machines à des équations algorithmiques qui visent à la plus haute optimisation et à la plus grande flexibilité du travail. À chaque fois, il s’agit de traiter une myriade de sources informationnelles (flux, stocks, horaires, commandes, etc.) le plus rapidement possible et de façon synchronisée grâce à des techniques computationnelles très élaborées (supercalculateurs). Le processus a également fortement impacté le monde de la médecine avec la mise en place d’un véritable « biohygiénisme algorithmique ». Eric Sadin nous apprend, par exemple, que le logiciel HealthMap (analyse des données en provenance de l’OMS) a permis de détecter une épidémie de choléra en Haïti avec près de deux semaines d’avance sur les observations menées par les autorités qualifiées sur place. On l’aura compris, cette nouvelle médecine se fonde sur une évaluation continuelle des données dans le but d’aboutir à des traitements prédictifs individualisés en lien, notamment, avec le développement de la génétique. On sait que l’actrice Angelina Jolie a subi une double mastectomie (ablation des deux seins) puis s’est fait retirer les ovaires et les trompes de Fallope au seul titre de la prévention. Suite à des tests génétiques, les médecins avaient effectivement diagnostiqué un risque de cancer au vu de ses antécédents familiaux.

Les dispositifs numériques envahissent également de nombreux autres espaces de la vie quotidienne : qui n’a pas vu, en se promenant sur les grandes artères des centres urbains, une multitude de boîtiers, d’antennes, de caméras ? L’avenir est au smart cities, ces villes intelligentes qui capturent vos traits, identifient vos trajets et mesure la qualité de l’air afin de sécuriser l’environnement et de fluidifier le traffic. La même intrusion est encore davantage à l’œuvre pour tout ce qui concerne la navigation sur la toile internet. Partout, l’utilisateur laisse des traces numériques qui, traitées par des algorithmes, sont redirigées vers des entreprises privées quand elles ne sont pas enregistrées dans des régimes de surveillance généralisée. Là encore, il ne s’agit pas de science fiction : Edward Snowden est actuellement « exilé » en Russie pour avoir dénoncer plusieurs programmes gouvernementaux de surveillance qui travaillaient en bonne entente avec les grands opérateurs privés d’internet ! Ce fichage quantitatif et intégral de la réalité (les choses, les espaces, les hommes) produit évidemment des conséquences sur les représentations du monde.



Au plan épistémologique, le processus de numérisation débouche sur un nouveau mode de connaissance, le « savoir corrélatif computationnel », qui remet en cause tous les principes de la science occidentale telle qu’ils ont été posés par Aristote. Davantage encore, c’est tout simplement l’homme qui est expulsé d’un processus de connaissance (dévoilement du réel) dont il est pourtant l’origine et la fin. Ainsi, l’observation des faits s’efface devant la masse des données comme la validation par l’expérience laisse la place à un « régime d’interopérabilité universel », autrement dit à la mise en relation quasiment inépuisable d’une infinité de sources. Il importe moins, au final, de découvrir les lois générales des phénomènes que d’établir des liaisons entre des variables sans explication causale. D’où une virtualisation complète du réel qui s’efface au profit d’une mise en boucle des flux de réalité ; ces mêmes flux faisant l’objet d’une codification intégrale à partir de calculs sériés (statistiques). La principale conséquence reste cependant l’obstruction de toute ligne de fuite dans le réel, ce que l’on pourrait interpréter comme la disparition de la variable proprement humaine, imprévisible, intempestive, anarchique, dans l’appareillage systémique du monde. Il n’existe donc plus de jeu (ou encore de vide) dans la toile de l’existence, ce qui constituait auparavant l’écart nécessaire au libre déploiement de la liberté.

Au plan historique, le numérique s’inscrit naturellement dans le processus de rationalisation observé par Weber à cette disposition près qu’il en accélère encore le mouvement. Ce n’est plus la raison instrumentale qui maîtrise la nature mais les machines calculantes qui découpent le réel en codes binaires, et ce, afin de satisfaire l’autre dynamique essentielle à la modernité : l’individualisation. Aussi étonnant que cela puisse paraître, l’expression de soi se manifeste désormais « à l’intérieur d’un cadre majoritaire qui la codifie, l’excite et l’oriente de façon imperceptible ou non immédiatement consciente[2] ». Cette personnalisation de masse est à mettre en rapport avec l’essor d’un capitalisme cognitif qui dispose aujourd’hui des moyens de faire du « sur-mesure algorithmique ». Ainsi, les principaux acteurs du champ numérique (dominé par Google) ont établi de gigantesques banques de données que se sont partagées les firmes multinationales avant de mettre elles-mêmes en place leurs propres procédures de ciblage et de profilage de la clientèle. Dans ce contexte, la consommation devient un mode de vie à part entière puisqu’elle constitue l’une des principales formes de l’expression de soi – quand bien même elle n’est que le reflet du vide existentiel d’une société atomisée.

Au plan politique, la numérisation se traduit d’ailleurs par un data-panoptisme entretenu et exploité par les citoyens eux-mêmes. L’aménagement de sphères privées, qui étaient conçue comme la contrepartie nécessaire à la socialité chez les Grecs, tend à se dissoudre dans la mise en scène de toutes les existences particulières – Facebook étant le symptôme de cette maladie égotique. Plus largement, l’action publique répond à de strictes logiques utilitaristes, une nouvelle fois dépendantes des régulations algorithmiques, que la forme démocratique tend à recouvrir d’un voile de légitimité. En vérité, le domaine de la loi, là où s’exprime normalement la souveraineté populaire, tend à se restreindre au profit de la norme et des dispositifs qui la mettent en œuvre. Il s’agit moins de choisir et de sanctionner que d’encadrer et d’inciter les comportements dits « citoyens ». Le choix démocratique s’efface devant l’ingénierie sociale comme l’élu politique s’en remet aux impératifs technocratiques. La question des « migrants » ne doit par exemple pas faire l’objet d’un débat public, suivi d’une décision politique, mais d’un traitement purement technique avec la mise en place de protocoles d’identification, de ventilation et d’intégration des populations « migrantes ». Le règlement de la dette grecque poursuit le même mode opératoire : la troïka (en lien avec le FMI) définit les clauses nécessaires à l’obtention de prêts tandis que le gouvernement grec se charge de les traduire sous forme de programmes chiffrés, évalués et sans cesse renouvelés (sous conditions).
 


En définitive, la prégnance et l’emprise des techniques numériques marquent en profondeur toutes les strates de la vie sociale. C’est sans doute la dimension la plus fondamentale d’une révolution qui ne dit pas son nom. Elle finit par enfermer chaque individu dans une cage de verre à travers laquelle les reflets de la multitude lui interdisent de se penser comme à la fois une entité unique et un être collectif. « D’où a-t-il tant d’yeux qui vous épient, si ce n’est de vous ? » remarquait La Boétie[3]. On en revient à la part de jeu, et à la nécessité du secret, qui doivent s’intercaler dans toutes les relations sociales sous peine d’accoucher d’un système sans aspérités, uniforme et totalisant. « Car nous n’avons pas ici affaire, prévient Eric Sadin, à un totalitarisme, entendu comme un mode autoritaire et coercitif de l’exercice du pouvoir, mais à une sorte de pacte tacite ou explicite qui lie, à priori librement, les individus à des myriades d’entités chargées de les assister, suivant une continuité temporelle et une puissance d’infléchissement qui prend une forme toujours plus totalisante »[4]. Ainsi, chacun en vivant pour soi-même et par soi-même finit-il par abandonner le monde commun qui imprimait justement à l’être cette étrangeté première, originelle, sans laquelle il ne peut y avoir d’altérité.

Face à ce constat particulièrement sombre, l’auteur dessine les contours d’une politique et d’une éthique de la raison numérique qui nous semble quelque peu naïve par rapport aux poblématiques soulevées. Dans une rhétorique proche de la gauche critique, ce plan consiste à redonner le pouvoir aux citoyens à travers la création d’institutions réellement démocratiques : un Parlement mondial des données (comme Bruno Latour a pu parler d’un Parlement des choses[5]), une gouvernance de l’Internet, une éducation au numérique, etc. Ces mesures s’inscriraient dans une éthique élargie dont les contours paraissent également bien générales : défense de la liberté, sauvegarde de la vie privée, préservation du commun, etc. A vrai dire, Eric Sadin nous semble plus convaincant lorsqu’il envisage la création de « politiques de nous-mêmes » (Foucault) avec la production d’un contre-imaginaire, le développement de temporalités divergentes et l’utilisation alternative du numérique. Sans ce type de politiques, dont il convient de souligner la part utopique, l’homme se laissera aller à l’un de ses instincts les plus profonds, et les plus dangereux : celui de vouloir optimiser la vie pour en faire une donnée extérieure à lui-même. Avec l’aide des algorithmes, il semble bien que ce « miracle » soit désormais à sa portée : résoudre l’équation humaine et en finir avec la vie – telle que nous la connaissons aujourd’hui, dans notre espèce.  

 Publié dans Eléments, numéro 157








[1] Eric Sadin, La vie algorithmique. Critique de la raison numérique, Paris, Editions L’Echappée, 2015, p. 34. L’ensemble de l’article se fonde sur cet excellent ouvrage, particulièrement instructif et suffisamment abordable pour que tout le monde puisse s’interroger sur cette révolution silencieuse, déjà largement amorcée.
[2] Op. cit., p. 135.
[3] Opportunément cité par Eric Sadin.
[4] Op. cit., p. 173.
[5] Notons que cette idée se situe dans le droit fil de la logique technophile et consiste à rabaisser l’homme au niveau des instruments qu’il utilise et dont il devient en quelque sorte le simple prolongement humain. On peut imaginer, dans le même sens, qu’un Parlement des données numériques finirait par effacer la nature humaine au profit des algorithmes qui la définissent. 

mardi 20 octobre 2015

La guerre des nihilismes


Le professeur du dimanche, en direct des Apaches, nous propose une réflexion stimulante sur les nihilismes qui rongent nos sociétés, et en appelle à la spiritualité pour contrecarrer cette immense et noire déferlante de mort.


Deux spectres hantent le monde dans une lutte mimétique à l’issue de laquelle il ne peut sortir que deux cadavres ou deux monstres : le nihilisme du dernier homme et le nihilisme du fondamentaliste. Celui du dernier homme, si bien décrit par Nietzsche, se résume à la sentence suivante : « Je n’ai fondé Ma cause sur rien » (Stirner). Avec la naissance de la modernité et de la démocratie, la disparition du rapport à la transcendance et le relativisme des valeurs, l’homme n’est plus sûr de rien : l’horizon de son existence se réduit à sa sécurité et à la jouissance de ses droits privés sur le mode de la consommation sans limite. En deçà des besoins de la condition humaine, le dernier homme s’abîme dans la médiocrité avant de se débattre maladroitement dans les marécages qui lui servent de matrice anesthésiante mais dont il tente d’échapper, moyennant quelques coups à ses congénères pour pouvoir attraper quelques bouffées d’air pur.

Le nihilisme du fondamentaliste peut quant à lui se rapporter au principe du « J’ai fondé Ma cause sur tout » (anonyme). En réaction au nihilisme du dernier homme dont il a pu par ailleurs parfois être le meilleur représentant (typiquement le cas du « paumé de banlieue »), le nihiliste fondamentaliste croit pouvoir retrouver un sens à sa vie grâce à l’absolu avec lequel il s’identifie. La mission dont il s’imagine investi lui donne ainsi la possibilité d’assumer sa volonté de toute puissance : mieux vaut le néant qu’un monde non soumis à sa volonté. Au-delà de la condition humaine, le nihiliste fondamentaliste s’élance vers le ciel mais rate sa cible pour mieux pouvoir s’écraser sur ses semblables.

Le terme de « nihilisme » trouve ses origines dans une querelle théologique qui eut lieu au XIIème siècle concernant la nature du Christ. Certains, en effet, considéraient que le Christ avait une nature divine mais en aucun cas une nature humaine, en tant qu’homme il n’était rien. Gauthier, le prieur de Saint Victor, condamna violemment cette hérésie appelée « nichilianisme » dans son ouvrage Contre les quatre labyrinthes de France (1177), dénonçant cette doctrine qui professait le « rien » et détruisait l’espérance que le Christ annonçait en tant que médiateur « homme-Dieu ». Au XVIIIè  siècle le terme de nihilisme apparaît en tant que tel non plus pour désigner la négation de la nature humaine du Christ mais la négation de la religion et du divin en général.

Le nihilisme suppose ainsi avant tout un mouvement de négation, négation qui remet en cause les valeurs sur lesquelles s’échafaude la possibilité de la mondanité mais qui reposent sur des illusions. Nous retrouvons cette négation tout au long de l’histoire de l’humanité : tout d’abord explicitement chez les cyniques grecs (avec un Diogène qui prône le cannibalisme et l’inceste pour choquer le bourgeois de l’époque) et même dans des passages de la Bible. Que l’on songe par exemple à l’Ecclesiaste : « Aussi ai-je pris la vie en haine, car je regardais comme mauvais tout ce qui se passe sous le soleil, tout n’étant que vanité et pâture de vent. » (II.17). Au premier siècle après J.-C., une controverse dura deux ans entre les écoles juives d’Hillel et de Chammaï pour savoir si la création de l’homme était justifiée. Au terme du débat la conclusion était sans appel : la création de l’homme était une calamité.



Avec l’avènement de la modernité et de la mort de Dieu, le nihilisme est associé à la mort des valeurs et à la « dissolution des repères de la certitude » (Claude Lefort). Alors que l’homme a pu un temps s’enorgueillir d’avoir tué le Dieu autoritaire qui lui servait de tuteur (comme l’adolescent tue le père), sa fierté s’est vite évanouie pour laisser place à une apathie lancinante. Tocqueville, dans la première moitié du XIXè siècle, avait déjà pressenti cet affadissement des mœurs : « (…) il pourrait bien s’établir dans le monde une sorte de matérialisme honnête qui ne corromprait pas les âmes, mais les amollirait et finirait par détendre sans bruit tous leurs ressorts. »[1]
 
Le nihilisme contemporain qui règne en Occident n’est sans doute pas le fin mot de l’Histoire, et la sortie de Soumission (Houellebecq) au moment des attentats contre Charlie Hebdo peut être vu davantage comme un diagnostic révélateur que comme une malheureuse coïncidence. Il n’en reste pas moins que la violence terroriste ou l’instauration d’un régime islamique ne constituent sûrement pas les réponses à la crise spirituelle que nous traversons. Quoi qu’il en soit, il est significatif que les inquiétudes de Voegelin résonnent aujourd’hui comme un tocsin : « La fermeture de l’âme dans les aspects « progressistes », « positivistes » et « scientistes » du gnosticisme moderne peut réprimer la vérité de l’âme (…) mais elle ne peut pas supprimer l’âme et sa transcendance par rapport à la structure de la réalité. Par conséquent, une question se pose : combien de temps une telle répression peut-elle durer ? Et que se passera-t-il lorsqu’une répression durable et sévère conduira à une explosion ? »[2]
 
En réaction au nihilisme occidental, faut-il alors donner raison aux fondamentalismes comme peut le faire une certaine intelligentsia ? Loin de présenter une solution, il faut davantage voir cette émergence du radicalisme religieux comme l’ultime avatar symptomatique du nihilisme occidental. Double monstrueux fabriqué de toute pièce sur le mode prométhéen d’une « tabula rasa », le fondamentalisme a fait de Dieu l’alibi d’une volonté de toute puissance aussi désespérée que violente. « Les militants d’Al-Qaeda semblent être dans l’impossibilité de donner sens à leur passé, ce qui leur interdit de se projeter dans un futur constructif (…). Il devient également impossible de charger le présent d’un sens positif. A travers l’abrogation du présent par le sacrifice de soi, c’est bien le passé et l’avenir et, partant, le temps qui sont détruits et le rapport à autrui est supprimé. »[3]
 
Au fond, ces nihilismes en miroir sont comme Saturne dévorant ses propres enfants : les premières victimes du terrorisme islamiste sont les musulmans (une étude de décembre 2009 publiée par le Centre de lutte contre le terrorisme de l’université de West Point affirmait que « 15 % seulement des personnes tuées dans des attentats d’Al-Qaïda entre 2004 et 2008 étaient des Occidentaux) et les premières victimes de la « lutte pour la démocratie » (lutte contre le terrorisme, universalisme conquérant) sont les principes démocratiques (Liberté d’expression, souveraineté populaire, etc.). Comme l’avait justement remarqué Camus en parlant de la révolte et du nihilisme : « Chaque fois qu’elle déifie le refus total de ce qui est, le non absolu, elle tue. Chaque fois qu’elle accepte aveuglément ce qui est, et qu’elle crie le oui absolu, elle tue. (…) On peut être nihiliste de deux façons, et chaque fois par une intempérance d’absolu. »[4]  Ce à quoi il rajoute : « Le révolté ne voulait, en principe, que conquérir son être propre et le maintenir à la face de Dieu. Mais il perd la mémoire de ses origines et, par la loi d’un impérialisme spirituel, le voici en marche pour l’empire du monde à travers des meurtres multipliés à l’infini. »[5]
 
L’absence de sens et de finalité qui pourraient constituer ce que l’on peut appeler une « métapolitique », a laissé le champ libre à un déchaînement de l’hybris (démesure) que les Grecs avaient bien identifié comme le plus grand danger qui guette les sociétés. S’ensuit une prolifération de types comportementaux dont la qualification clinique ne requiert pas une expertise complexe : « Les cons ça ose tout, c’est même à ça qu’on les reconnait » (Audiard). La crise de notre civilisation, crise – de crisis – moment charnière, critique, est une brèche dans le temps qui appelle à prendre les décisions qui s’imposent pour faire des enfants dans le dos d’une Histoire qui nous a trompés.



Il ne s’agit pas d’une guerre des religions, encore moins d’un choc des civilisations, mais d’une guerre de la spiritualité contre les deux faces du nihilisme. Sans doute faut-il envisager le principe du réel dans toute sa dimension nocturne pour pouvoir allumer des torches qui puissent éclairer notre condition et son horizon souhaitable. Nietzsche envisageait ainsi le dépassement du nihilisme : « Cet homme de l’avenir (…) qui libère la volonté, qui restitue à la terre son but et à l’homme son espérance, cet antéchrist et cet antinihiliste, ce vainqueur de Dieu et du néant – il doit venir jour. »[6] Venue qui ne peut être salutaire que si la volonté est transfigurée par une conjuration libertaire de l’hybris.




[1] Tocqueville, Alexis de, De la démocratie en Amérique, tome 2, Garnier Flammarion, 1981, p.167.
[2] Voegelin, Eric, La Nouvelle science du politique, Le Seuil, 2000, p.228.
[3] H. Bozarslan, « Le Jihad. Réceptions et usages d’une injonction coranique », cité par Jean-Michel Heimonet, Les deux faces du terrorisme et l’autodestruction des sociétés ouvertes, p.63.
[4] » Camus, L’homme révolté, Gallimard, 2008, p.133.
[5] Op. cit., p. 135.
[6] Nietzsche, La généalogie de la morale, Deuxième dissertation, § 24.

mardi 13 octobre 2015

Tous en toge !


« Tous en toge, tous en toge ! Tous ! Tous ! Tous ! » ; « Najat Belkacem ! Si Vis Pacem ! » On n’a pas souvent l’occasion de manifester aux côtés de Zeus et des Immortels, de croiser  Cicéron tenant une pancarte ou d’entendre des slogans en latin couvrir la sono d’un cortège syndical. Grâce à la réforme des collèges de Najat Vallaud-Belkacem, c’est chose faite. « C’est sans doute le plus grand rassemblement d’enseignants et de passionnés des langues anciennes dans l’histoire de l’Education Nationale ! » souligne Olivier Steiner, écrivain et président de l’association « Arrête ton char ! », qui a organisé pour la manifestation du 10 octobre une « Antic Pride » réunissant légionnaires casqués et enseignants en toges et coiffés de lauriers, tenant des bannières « Reformatio Najatae Delenda Est » (il faut détruire la réforme de Najat) et des pancartes sur lesquelles la petite chouette d’Athènes verse une larme, soupirant : « je ne suis pas ségrégative ! » 8000 selon la police, 15 à 20 000 selon les organisateurs, on tranchera plutôt, au vu d’un boulevard Raspail tout de même envahi par les cohortes de manifestants et en hommage à Xénophon, en faveur des dix-mille.

Le cercueil de la réforme ou de l'enseignement ? 

Cependant si les mesures qui seront initiées à la rentrée 2016 à cause de cette loi de réforme passée au forceps et par décret ont fait descendre dans la rue les représentants de l’enseignement des humanités classiques, elle risque bien aussi de les voir disparaître dans nombre de collèges. L’un des objectifs annoncés de la réforme du collège est de voir les établissements gagner en autonomie avec notamment la mise en place des fameux EPI, les Enseignements Pratiques Interdisciplinaires qui offriront, comme le formule le site Eduscol dans un savoureux style académique, « des moments privilégiés pour mettre en œuvre de nouvelles façons d'apprendre et de travailler les contenus des programmes. »[1] Le paradis pédagogique à venir en somme ? Un discours lénifiant et mensonger pour la plupart des enseignants présents à la manifestation. Les EPI représentent huit thématiques de travail aux intitulés plutôt vagues - « Monde économique et professionnel, Culture et création artistique, Information- Communication et Citoyenneté, Corps-Santé-bien-être et sécurité, Sciences-Technologies et Sociétés, Transition écologique et développement durable, Langues et Cultures étrangères/régionales, Langues et Cultures de l’Antiquité » - qui forment autant de blocs thématiques que les chefs d’établissement pourront moduler à leur guise et surtout en fonction de leurs moyens. L’enseignement des langues anciennes, tout comme les défuntes classes bilangues auraient, d’après le ministère, vocation à se fondre dans cet ensemble pour devenir des enseignements complémentaires, en marge du tronc commun conservé dans le cadre du collège unique, et profiter ainsi à davantage d’élèves. Faux, protestent les enseignants. « Chaque établissement choisit ses EPI et le latin n’a plus d’horaires disciplinaires garantis », explique une grande Athéna casquée, prof de latin-grec. « Le ministre de l’Education Nationale a eu beau prétendre devant la commission sénatoriale que les langues anciennes allaient conserver les mêmes horaires, c’est un mensonge : le décret du 19 mai dernier a déjà supprimé le caractère obligatoire des Langues et Cultures Anciennes. On prétend que l’enseignement du latin est toujours prévu par la réforme, alors qu’en pratique il est déjà rendu impossible. » A côté de nous passent, superbes, deux Immortels en toges blanches baladés dans un grand container. « Sortez-nous de là ! », s’époumonent-ils, « sortez-nous de la poubelle ! »


Ce que souligne la plupart des manifestants présents ce 10 octobre sous un ciel encore estival, c’est la disparition de toute cohérence nationale en matière d’enseignement. « Le collège plus autonome dans son action pédagogique » promis par la réforme est en effet avant tout vu ici comme le moyen de faire des économies par d’habiles tours de passe-passe visant à remplacer des heures postes par des heures d’ « Accompagnement Personnalisé » - « mais toujours à trente-cinq élèves par classe », souligne une enseignante, « ce qui n’a plus grand-chose de personnalisé » - ou par des EPI qui empiètent sur des enseignements essentiels : « nous verrons ainsi ces heures prises dans mon établissement sur les heures de français qui passeront de 4h30 à 3h30 par semaine », avance une autre enseignante, dont la pancarte affiche : « Les EPI ne donneront jamais de fruits ».
Quant à ceux qui affirment haut et fort qu’il n’est pas question de verser une larme sur l’enseignement des langues anciennes en vertu de la toute-puissance internationale de l’anglais, on leur rappellera d’abord ce paradoxe de la réforme qui prétend favoriser l’apprentissage des langues tout en supprimant les classes bilangues en collège. On pourra aussi leur opposer le constat fait par ce professeur de mécanique, représentant de l’association Courriel qui s'élève contre l’anglophonisation sans nuance de l’enseignement, qui dénonce les heures prises sur l’enseignement de français -là encore- pour mettre en place les ETLV (Enseignement Technique des Langues Vivantes). « On m’a demandé d’enseigner la mécanique en anglais, je n’ai pas refusé, j’ai un bon niveau en anglais mais il est illusoire de prétendre faire des élèves de meilleurs locuteurs anglophones en leur faisant apprendre cette langue plus jeunes quand ils ne sont pas capables de maîtriser les bases fondamentales de leur langue natale. Au bout du compte, on se retrouve avec des élèves de Terminale qui ne sont pas plus capables de parler anglais que français. »
Il n’y a pas que des profs qui battent le pavé ce jour-là, même si les parents d’élèves paraissent singulièrement absents de cette manifestations : un peu plus loin, un groupe de jeunes gens vêtus de bonnets d’ânes défilent au nom de l’association #jeuneetcontre, un collectif d’étudiants et de lycéens, formé, m’explique son chef de file, « au mois de mai face à la réforme du collège et en prenant conscience du déficit, dans l’opposition à cette réforme, de jeunes et de représentants de la province. Nous sommes des jeunes, pour beaucoup issus d’établissements de province – ou toujours inscrits dans ces établissements – et nous avons profité d’un enseignement encore basé sur des principes méritocratiques que nous avons envie de défendre, c’est notre ADN. » Pourtant, la province est bien représentée et l’on semble venir d’un peu partout : Tarn, Auvergne, Provence…Sur le boulevard Raspail, c’est un collectif d’enseignants de Langeac, bonnets phrygiens sur le crâne, qui interpellent symboliquement l’un des maîtres de l’humanisme en criant à tue-tête « Budé avec nous ! » devant la librairie du même nom. « Pourtant les syndicats ne se sont pas mobilisés comme avant pour ramener du monde. Par rapport à d’autres manifestations que j’ai connues, il y a moins d’engagement. Il y a tout de même une certaine passivité des collègues, une certaine lassitude, alors que l’enjeu est essentiel. Si ça, ça passe, là c’est fichu. »


En ont-ils assez ces enseignants, de lutter, comme l’écrivait Péguy, « contre les familles, ces électeurs, contre l’opinion ; contre le proviseur, qui suit les familles, qui suivent l’opinion ; contre les parents des élèves ; contre le proviseur, le censeur, l’inspecteur d’académie, le recteur de l’académie, l’inspecteur général, le directeur de l’enseignement secondaire, le ministre, les députés, toute la machine, toute la hiérarchie, contre les hommes politiques, contre leur avenir, contre leur carrière, contre leur (propre) avancement » ?[2] Ils semblent en effet bien seuls. La FCPE[3] a approuvé la réforme, les syndicats sont incertains, tiraillés entre l’opposition d’une partie de leur base à la réforme et les aspirations égalitaristes, voire les intérêts moins nobles, diront les mauvaises langues, de leurs directions. Les enseignants du supérieur restent eux assez indifférents, en dehors de quelques représentants qui ressentent particulièrement le péril qui menace la culture classique ou tout simplement l’effondrement préoccupant du niveau chez les futurs étudiants. « On trouverait difficilement cinquante maîtres de l’enseignement supérieur, et même trente, et même quinze, qui se proposent autre chose (outre la carrière, et l’avancement, et pour commencer précisément d’être de l’enseignement supérieur), qui se proposent autre chose que d’ossifier, que de momifier la réalité. »[4]
Péguy était dur et la première chose que regrettent justement beaucoup des personnes présentes dans cette manifestation du 10 octobre, c’est la capacité du gouvernement, à travers cette réforme du collège en particulier, à diviser le monde de l’Education et à dresser les différentes catégories de personnels - professeurs, administratifs, collège, lycée et supérieur – les unes contre les autres. « On a besoin de sérénité et on a besoin d’une véritable réforme mais pas d’une réforme dont le principe est ‘diviser pour mieux régner’ », explique Olivier Steiner. « Après quarante ans de collège unique, nous n’avons pas besoin d’un collège inique. »



Publié sur Causeur




[1] http://eduscol.education.fr/cid87584/le-college-2016-questions-reponses.html#le_latin
[2] Charles Péguy, Notre jeunesse (1910), Œuvres en prose complètes, III, Paris, Gallimard, coll. "Bibliothèque de La Pléiade", pp.32-34
[3] Fédération des Conseils de Parents d’Elèves
[4] Ibid. 

dimanche 11 octobre 2015

Une rentrée magique

Pour la rentrée 2015, l’université d’Avignon, fondée en 1303 par le pape Boniface VIII a choisi de se placer sous le patronage d'Albus Dumbledore, directeur de l'école de Poudlard dans Harry Potter, pour vanter auprès de ses futurs étudiants, la qualité de ses enseignements. "C'est ce que nous faisons qui détermine ce que nous sommes", proclamait une grande affiche dans le métro, indiquant bien que la citation n'a pas été puisée dans les oeuvres complètes de Jean-Paul Sartre mais bien empruntée au personnage de JK Rowling. Confrontée elle aussi à une explosion du nombre d’inscrits en 2015, l’Université d’Avignon a donc fait appel à l’expertise du magicien de JK Rowling pour rassurer ses futurs étudiants sur leur avenir. Avec 65 000 étudiants en plus en septembre et François Hollande annonçant l’objectif de 60 % d’une classe d’âge en master, il faudra en effet un bon coup de baguette magique pour gérer un afflux qui ira en augmentant en 2016 et 2017. En attendant de trouver la formule magique, le ministère recase les candidats où il peut, bien souvent au dépend des projets d’orientation. Vous déterminerez qui vous êtes quand on vous aura casé où on peut…


Ce n’est pas la politique adoptée au lycée qui devrait rassurer les présidents d’université. Les résultats du baccalauréat ont été aussi bons que l’année précédente : 87,8 % d’admis, soit 617 000 nouveaux bacheliers, dont 350 000 ont choisi l’université en septembre, où ils tenteront de s’accrocher malgré les amphis surchargés. Et la vague n’a pas fini de déferler puisque le ministère prévoit encore 27 000 élèves de plus en lycée cette année, et peut-être 29 000 en 2016. Parmi les nombreuses causes, notamment démographiques, on peut aussi souligner la quasi-disparition du redoublement en collège qui contribue à gonfler plus encore les effectifs  d’entrée en lycée. Une quasi-disparition désormais officiellement actée par le décret du 20 novembre 2014 qui rend la mesure désormais « exceptionnelle ». Un redoublement ne pourra donc intervenir qu’en cas d’absence prolongée de l’élève, pour des raisons familiales ou médicales, ou à la demande des parents eux-mêmes, ou de l’élève majeur si ce dernier n’est pas satisfait de l’orientation proposée par le conseil de classe. Les professeurs d’université pourront donc continuer à se plaindre que le niveau baisse continuellement et que les effectifs sont pléthoriques, mais il s'agit, après tout, d'un marché assez équitable : les universitaires participent à la conception des réformes éducatives, les professeurs du secondaire confient en retour le produit de ces réformes aux bons soins de leurs collègues du supérieur.
L’autre jour, l’émission Répliques, d’Alain Finkielkraut, recevait, à l'occasion de la rentrée des classes, François-Xavier Bellamy, auteur des Déshérités, ou l’urgence de transmettre (publié en 2014), Marie-Duru Bella, sociologue spécialiste de l’école et François Dubet, également sociologue et spécialiste de l’école, tous deux auteurs de Dixpropositions pour changer l’école, publié au Seuil en août 2015. Les trois intervenants étaient d’accord pour reconnaître qu’aujourd’hui plus personne ne nie la dégringolade générale du niveau des élèves, question encore presque taboue il y a vingt ans. C’est déjà un premier pas. Après cela cependant, la discussion opposait des arguments assez classiques dans : pour Bellamy, la nécessité de transmettre au centre de l’enseignement contre l'obligation, pour Duru-Bellat et Dubet, de partir « de ce dont l’élève a besoin ». Inutile de revenir ici sur ces arguments, on commence à être habitué aux conséquences de discours comme celui de François Dubet, qui préconise de « ralentir l’allure pour obtenir l’égalité de résultats plutôt que l’égalité des chances": cette sorte divinisation de la statistique achève elle aussi de tuer l’enseignement secondaire à petit feu. Ce qui frappait beaucoup plus en écoutant cet échange, c’est l’impression très vive que François Dubet ou Marie Duru-Bellat, auteurs de nombreux rapports et membres de commissions d’experts pour la refonte des programmes, ne semblaient finalement pas avoir une idée très exacte de la réalité du métier de professeur: entendre François Dubet affirmer que « les enseignants ne corrigent pas les fautes de français dans les copies quand ils ne sont pas profs de français » ou Marie Duru-Bellat se demander pourquoi on ne s’intéresse pas à des matières nouvelles comme l’astronomie à l’école laissait un peu pantois. Les profs sont invités constamment à réfléchir sur leur pratique – à se demander « d’où ils parlent », comme dirait Bourdieu -, mais qui donc demandera à ces experts de l’école de se demander à leur tour « d’où ils parlent », eux qui semblent se situer  dans un espace-temps si éloigné des enseignants comme des élèves ?
C’est une perspective inquiétante en cette première rentrée de « l’après-Charlie » qui voit également l’arrivée des premiers profs titulaires issus des nouveaux ESPE, les nouvelles « Ecoles Supérieures du Professorat et de l’Education », remplaçant les anciens IUFM, Instituts Universitaires de Formation des Maîtres, pardon pour ces acronymes ésotériques. Ces nouveaux professeurs seront chargés, comme leurs collègues plus expérimentés, d’assurer et d’encadrer le nouvel Enseignement Moral et Civique prévu par la réforme Belkacem. Le Bulletin Officiel du 25 juin 2015 précise que cet enseignement, qui s’adresse aux élèves et apprentis des lycées, CAP et centres de formation, a pour objectif de « renforcer le sentiment d’appartenance à la communauté des citoyens » et la « volonté de participer à la vie démocratique » et de sensibiliser les élèves à leur « responsabilité morale et collective ». Face au rôle de plus en plus préoccupant joué par les réseaux sociaux dans la société actuelle et à l’école, on ne peut qu’adhérer à ces objectifs. Le philosophe Michel Serres avait beau s’extasier sur la « petite poucette » (l’ado qui pianote plus vite que son ombre sur un smartphone) et sur la merveilleuse possibilité offerte par internet d’ « externaliser notre mémoire » et « de poser notre tête sur la table » - sous forme d’ordinateur -, le docte savant a peut-être été un peu refroidi dans ses ardeurs technophiles en découvrant qu’internet pouvait aussi servir à externaliser ses délires antisémites où à poser la tête des autres sur la table pour faire un selfie avec. Du coup, oui, il y a certainement urgence à ce que l’école se saisisse vite et bien de ces nouvelles problématiques et à ce que la communauté pédagogique réagisse.


Najat Vallaud-Belkacem pourrait cependant invoquer elle aussi le patronage de Dumbledore pour aider les personnels de direction et les professeurs à comprendre comment et avec quels moyens ce nouvel enseignement miracle va être mis en place. Car si l’idée est bonne sur le papier, elle paraît se réduire de manière inquiétante à un pur effet d’annonce dans la réalité. Préparé dans l’urgence, réalisé dans la précipitation, le lancement de l’EMC a laissé à plus d’un enseignant l’impression que la nouvelle innovation, doté d’objectifs aussi généreux que vagues,  se réduisait finalement à un décalque de l’ancien programme d’Education Civique,: quel est le programme ? Qui fait quoi ? Comment ? L’impression qui domine à la rentrée est celle, comme souvent, de l’improvisation et du bricolage. Les nouvelles troupes, les professeurs tout justes sortis des ESPE, ne paraissent pas forcément plus convaincus que leurs collègues: « On nous explique en résumé que l’on compte sur nous pour sauver l’école, c’est assez hypocrite », rapporte, dubitatif, l'un d'entre-eux.
Najat Vallaud-Belkacem a dû elle-même aborder sa grande réunion de rentrée avec en tête le mauvais souvenir de sondages estivaux donnant les trois-quarts des Français hostiles à sa réforme et un autre montrant que 21 % seulement des enseignants se disent prêts à voter pour le PS à trois mois des régionales. La ministre a donc répété les mantras d’usage qui ont descendu tous les échelons hiérarchiques pour rappeler que le ministère avait à cœur de continuer à faire de l'école républicaine un ascenseur social et un lieu de formation des futurs citoyens. Le politique est en cela assez semblable au prof, en ce que son métier consiste pour une bonne part à répéter inlassablement les principes qui doivent rentrer dans les crânes des électeurs, des administrés ou à plus forte raison de ses fonctionnaires. Et tant qu’ils n’ont pas compris, on recommence, comme avec les élèves. Les pédagogues et spécialistes de l’éducation gagneraient certainement à observer les politiques qu’ils côtoient : cela leur permettrait certainement d’avoir une meilleure idée du métier. A la radio, face à un Xavier Bellamy qui démontrait que nous nous obstinons à persévérer, de réforme en réforme, dans une logique qui a fait depuis trente ans la preuve de son échec, François Dubet répondait qu’on vit désormais dans un monde d’images et qu’il faut faire avec, qu’il convient aussi de « briser le carcan disciplinaire » et qu’évidemment de nombreux enseignants, encore dans l’Antiquité, n’ont pas encore bien compris la valeur des nouveaux projets pédagogiques…Répéter, on vous dit. Il faut toujours répéter.




Publié dans Causeur.fr

dimanche 4 octobre 2015

La Contre-heure, de Sébastien Hoët


A l’heure d’une littérature exténuée, particulièrement en période de rentrée littéraire, quand il n’est d’autre choix qu’entre les machines rôdées à l’exercice spectaculaire tel Houellebecq et celles, rôdées elles aussi au tourniquet médiatique, qui en prime nous surprennent encore par leur nullité ubuesque[1], quelques ouvrages relèvent notre intérêt pour la raison qu’ils sont encore écrits dans un français intéressant et qu’ils tentent de dire quelque chose qui ne se réduise pas à la logorrhée insane débitée par la majorité des maisons d’éditions, au kilo comme le fumier. La Contre-heure de Sébastien Hoët figure parmi ses ouvrages qui nous rassurent et qui, humblement, laisse sourdre une voix originale au milieu de ces ordures à l’uniforme bariolé qu’on nous présente en guise d’art.
            Ironiquement, le sujet de La Contre-heure ressemble de prime abord à ces romans post houellebecquiens à destination des lectrices de Elle, montés en série, et qui oeuvrent dans le genre de la sociologie de bazar, aussi ce ne sont pas les pérégrinations dépressives de Gilles, professeur de philosophie dans un lycée de Lille à la quarantaine bien consommée, qui brillent par leur originalité. En revanche, les considérations de l’anti-héros de La Contre-heure, elles, dénotent avec le politiquement correct systématique et distillent un air salutaire susceptible de nous distraire un peu de ce psychologisme ambiant qui empuantit tout aujourd’hui. Car Gilles ici règle ses comptes avec, dans le désordre : l’éducation nationale, la littérature contemporaine, les femmes et le monde sans chercher la demi-mesure ni les accommodements raisonnables. Revenu de tout, du moins le croit-il, il démonte de son regard désabusé les clichés qui régissent la culture actuelle ; des « artistes » ignares aux écrivains illettrés peu de chose en terre de modernité semble trouver grâce à ses yeux fatigués. Mais il serait faux de lire ce roman sous l’angle unique d’un ressentiment vomi par une espèce de loser réactionnaire puisque ce que dénonce Gilles, il le dénonce parce que cela existe, hélas, et quiconque enseigne aujourd’hui, fréquente les expositions d’artistes contemporains en tous genres, à condition qu’il se débarrasse du dogmatisme contemporain, sait la réalité de cette nullité érigée en excellence… Au travers du pamphlet masqué, Sébastien Hoët touche quelque chose de la vérité déprimée de notre époque, cette époque qui semble le révolter plus encore qu’elle ne l’accable et dont Gilles se fait l’hérétique autant que l’inquisiteur. Pour une part désespéré, Sébastien Hoët néanmoins envisage la littérature sous une forme propitiatoire et se sert de chaque chapitre de La Contre-heure pour nommer le mal comme si le nommer équivalait à le détruire. La langue ici joue un rôle essentiel dans cette entreprise de démolition massive puisque Sébastien Hoët l’utilise afin de prouver par l’exemple que la nullité n’est pas tout aujourd’hui et qu’il demeure encore possible d’écrire. Ainsi, l’histoire que Sébastien Hoët nous conte, finalement, vaut d’abord pour l’esthétique qu’elle lui permet de déployer en guise de pharmakon au néant en marche.
            Certes, si ce premier roman comporte quelques maladresses narratives, secondaires en regard d’une langue poétique et élégante qui donne à la Contre-heure une aura particulière et un ton singulier, Sébastien Hoët demeure assurément un auteur à suivre et son livre un ouvrage singulier dont certaines pages tendent vers le poème en prose et dépassent la cadre romanesque stricto sensu pour trancher avec éclat sur la platitude généralisée.
           





[1] On ne parlera jamais assez des abîmes apocalyptiques que l’ont côtoie terrifié à la sortie de chaque nouvel opus de Christine Angot.

jeudi 1 octobre 2015

Dialogue sur les arts


Le romantisme allemand a produit quelques textes majeurs de réflexion sur l’art. Quelques-uns de ces textes abordèrent plus précisément les arts plastiques : les Épanchements d’un moine amis des arts et les Fantaisies sur l’art de Wilhelm Heinrich Wackenroder et de Ludwig Tieck, les Descriptions de tableaux de Friedrich Schlegel, enfin le dialogue Les Tableaux de August Wilhelm Schlegel. Dans ce dernier ouvrage le théoricien de la littérature romantique donne à entendre, tout au long de la conversation fortuite qui réunit trois artistes à la sortie du musée de Dresde, ses principales idées sur la peinture et la sculpture.


August Wilhelm Schlegel publia coup sur coup, en 1799, dans les pages de la revue Athenäum – revue autour de laquelle se rassemblait le fameux « cercle d’Iéna », autrement dit la première génération des romantiques allemands – deux articles consacrés aux arts plastiques. Des illustrations de poèmes et des silhouettes de John Flaxman célébrait le talent de ce sculpteur anglais contemporain de Schlegel, illustrateur de Dante, Homère et Eschyle – lesquels comptaient parmi les auteurs favoris des rédacteurs de l’Athenäum. Les Tableaux[1] fut rédigé avec une tout autre ambition. Entremêlant les trois formes du dialogue, de la lettre et du poème, le texte ne se contentait pas d’offrir un regard embrassant sur la peinture et la sculpture : il mettait en pratique les idées professées par l’auteur ainsi que ses amis sur la réciprocité entre les arts, leur mutuel nourrissement. En cela August Wilhelm Schlegel va déjà ici plus loin que son frère cadet Friedrich ne le fera dans les Descriptions de tableaux, publiées de 1803 à 1805 dans sa propre revue Europa[2].
   Les articles de Friedrich se concentreront sur l’entreprise littéraire de description de tableaux en l’absence de tout visuel pour le lecteur, et sur une réflexion à propos de la singularité de l’art allemand et de la réémergence d’une peinture nationale – réflexion qui mènera son auteur à un retour nostalgique vers les « primitifs » germaniques, ainsi qu’à une exhortation à renouer avec l’esprit médiéval et l’iconographie chrétienne.
   L’entreprise du frère aîné est bien plus souple, bien plus large – et le cadet y puisera, en toute conformité d’ailleurs avec l’idéal de symphilosophie (philosophie en commun) partagé par tout le groupe d’Iéna. Le travail littéraire sur la description est en effet déjà un des éléments importants du texte d’August Wilhelm. Les Tableaux en offre un bon nombre de ces descriptions, présentées comme le contenu d’une lettre lue par Louise, un des trois protagonistes du dialogue, à ses deux amis Waller et Reinhold ; ensuite sous forme de notes lues par Waller – ainsi le dialogue que nous lisons déploie en son sein la lecture à voix haute de textes rédigés par les personnages. La lettre de Louise est adressée à une sœur qui ne peut venir à Dresde contempler elle-même les œuvres en question. Elle sert de prétexte à une suite de descriptions de toiles de Ruysdael, Vinci, Raphaël…
   Avec un trait moins marqué, Les Tableaux anticipe les publications ultérieures de Friedrich lorsqu’est évoquée la destinée de l’art allemand – n’oublions pas que les romantiques furent pionniers dans le développement de la réflexion sur les arts nationaux. Il place alors sa pensée dans la bouche de l’un des protagonistes, le peintre Reinhold : « Le rappel d’un temps où, si des événements contraires et notre engouement pour l’étranger ne l’avaient empêché, nous allions acquérir un art vraiment national me rend toujours mélancolique. » (Reinhold évoque ici le temps de Holbein) Ce discours se double d’une déploration sur la rupture de l’art germanique vis-à-vis de la tradition iconographique catholique : là, dans l’esprit du protestantisme et la manie du paganisme antiquisant, se trouverait logée la cause de l’affaissement de cet art. Pour August Wilhelm le christianisme réformé, en se coupant du passé, s’était en effet privé de l’immense réservoir imaginaire de la foi populaire, de la « véritable mystique naïve », une mystique non dénuée de la sensualité dont les arts ont besoin. « D’une certaine manière se répétait ce qui s’était produit lorsque le paganisme fut refoulé par le christianisme originel. » Friedrich en fera le sujet principal de son étude.
  
   En 1799 donc, lorsqu’en pleine période d’effervescence autour de la revue Athenäum August Wilhelm s’attelle à la rédaction du dialogue, nombre de préoccupations communes au groupe de ses amis en sont déjà à un stade avancé de germination. L’aîné des frères Schlegel n’est pas encore devenu le célèbre dispensateur de leçons publiques sur la littérature considérée depuis le point de vue romantique ; sa renommée dans les milieux littéraires est toutefois considérable. Il est déjà le traducteur de Shakespeare. Il n’est pas le premier parmi les romantiques d’Iéna à entreprendre de discourir sur les beaux-arts : Wilhelm Heinrich Wackenroder et Ludwig Tieck l’ont précédé sur ce chemin. Fidèle comme je l’ai dit à l’idée de réciprocité et d’entrelacement des arts chère à tout la bande, il envisage Les Tableaux comme une mise en application de cette pensée. À la galerie de Dresde se rencontrent fortuitement trois jeunes amis – Louise, le poète Waller et le peintre Reinhold. Au milieu de la conversation qui s’ensuit, Louise invite les deux autres à une lecture sur les bords de l’Elbe : ils pourront ainsi entendre les descriptions de toiles contenues dans la lettre écrite à sa sœur, et prolonger la réflexion commune qu’ils viennent d’entamer. Waller à son tour lira de ses écrits : quelques notes sur les œuvres du musée, et une série de poèmes inspirés par la peinture. Ainsi August Wilhelm entremêle les formes au fil d’un échange franc et passionné : c’est tout l’art de vivre et le rêve de communauté artistique des romantiques d’Iéna auxquels il nous fait toucher ici.
   Les femmes, chose assez singulière pour être remarquée, jouèrent un rôle important dans le romantisme allemand en général et le cercle d’Iéna en particulier. Caroline et Dorothea Schlegel, les épouses des deux frères, écrivirent dans l’Athenäum ; Caroline semble avoir participé aux côtés de son mari à la rédaction des Tableaux. Et il y a probablement beaucoup d’elle dans le personnage de Louise.
   Le travail sur les descriptions, lesquelles en terme de volume occupent une très large place dans le texte, devait importer beaucoup à August Wilhelm. J’ai pour ma part été bien plus marqué par sa réflexion sur l’essence des arts et ce qu’ils peuvent gagner à être mis en relation les uns avec les autres. Là la pensée de l’auteur est la plus aigüe.
   Le dialogue commence par un échange entre Louise et Waller à propos de la sculpture. L’idée que s’en fait Waller, tout imprégnée de l’esprit néo-classique du temps, n’y projette pas moins une intensité particulière. Face à ce mariage d’un certain vitalisme et de la recherche d’un ordre métaphysique harmonieux, on songe à Friedrich Schlegel qui, dans Sur l’étude de la poésie grecque (1797), faisait régner sur la perfection de Sophocle une trinité Apollon – Dionysos – Athéna.
   « La sculpture est vérité, énonce Waller dans le dialogue,  et s’élève bien plus haut que toute illusion. Ses créations sont comme des esprits qui ont traversé de part en part leur enveloppe externe et en ont agencé le contour conformément à leur essence. Et dans ce monde qui est leur œuvre, ils peuvent alors perdurer avec une sereine et suffisante présence. C’est une éternelle béatitude visible. » Cette « plénitude naturelle » – et non point morale – tient à une épure débarrassant la figure de tout contingent, et permettant « l’unanimité des forces » qui animent la figure : la source de la présence est intérieure. La sculpture soumet à ses lois propres l’instant fugitif et lui fait don de sa plénitude ; elle hausse par là l’instant et le rend durable. L’obligation première du sculpteur, étant donnée l’inertie du matériau, est de chercher à saisir la vie ; et celle-ci tient dans un juste dosage du mouvement et de l’équilibre.
   Au moment de parler peinture, Louise et Waller ont rejoint leur ami Reinhold. La conversation prend alors un tour plus vif : les points de vue divergent. La peinture de paysage suscite entre les trois personnages un débat qui les pousse à entrer dans la formulation de ce qui à leurs yeux caractérise la peinture. Le peintre, selon Reinhold, ne peut rivaliser avec la nature s’il ne cherche qu’à la reproduire ; il doit y ajouter quelque chose. Il ne peut augmenter l’intensité d’un paysage naturel ; il lui revient par contre de faire partager au spectateur la perception plus intense que lui-même en a. La perception, commune à tous les hommes, est ainsi rendue à sa « fraîcheur première ». L’acuité de perception se perd en effet généralement en nous, à force de regarder le monde à travers le prisme de l’utilité. « Savoir comment les choses apparaissent est bien le cadet de nos soucis, nous voulons savoir comment elles sont, c’est-à-dire comment les saisir et les manier. » Nous nous fions plus volontiers à ce que nous savons qu’à ce que nous voyons.
   Le peintre doit ainsi rétablir le pur plaisir de voir. La lumière et la couleur, dont certains veulent faire des éléments secondaires de la peinture, sont donc tout à fait primordiales. La peinture est « art de l’apparence ». Nous sommes habitués au quotidien à porter le regard au-delà de l’apparence ; la peinture, elle, octroie à l’apparence une existence propre, indépendante, corporelle.
   Pour éviter le dépérissement les arts doivent cependant s’épouser, se nourrir et se stimuler mutuellement. « On devrait rapprocher les différents arts, affirme Louise, et chercher à passer des uns aux autres. Des statues trouveraient vie dans des tableaux (…) ; des tableaux se transformeraient en poèmes, des poèmes en musique ; et pourquoi une musique solennelle et sacrée ne donnerait-elle pas à son tour un temple s’élevant vers le ciel ? » Le poète Waller précise plus loin cette intuition : « Je me suis souvent intéressé au rapport que les arts plastiques entretiennent avec la poésie. Ils empruntent à celle-ci des idées propres à les emporter loin de la réalité quotidienne, et en échange proposent à l’imagination vagabonde des visions précises. Sans cette influence réciproque, les arts plastiques deviendraient terre à terre et serviles, et la poésie un fantôme inconsistant. » La poésie peut également se faire l’interprète d’une peinture dont les thèmes sont devenus très étrangers au spectateur.
   Quelque chose de cette intention est présent dans les poèmes que Waller lit alors à ses amis. Il a choisi dans cette série de textes d’aborder un éventail de thèmes traditionnels à la peinture : Adoration des mages, Nativité, Assomption« La poésie témoigne de cette façon sa reconnaissance à la peinture, commente Waller,  et peut-être bien qu’elle-même ne serait pas fâchée d’y puiser quelque élan. » L’imaginaire catholique déployé dans ces poèmes amuse Reinhold qui ne trouve plus rien de protestant chez son ami[3].
   C’est sur des vers d’ailleurs que le dialogue s’achève. Waller vient d’encourager Reinhold à chercher son inspiration dans la religion catholique. Il ajoute que la myhologie grecque n’a pas attaché à la peinture le moindre dieu ni le moindre héros – alors que le christianisme lui a de son côté donné un patron de marque en la personne de Saint Luc l’Évangéliste. Waller saisit l’instant pour réciter la légende versifiée de Saint Luc. Lorsque sa voix retombe, c’est sur une parole de Reinhold que se clôt le dialogue : « Merci infiniment. Quant à moi, je compte bien dédier, conjointement à saint Luc et saint Raphaël, la première belle Madone que je saurai peindre. »  


   Un autre sujet court à travers le dialogue, sous forme de question posée à Louise par Reinhold et formulée en ces termes : qu’est-ce que « goûter » un tableau ? La réponse que fournit Reinhold est tranchée : le plaisir pris à contempler une œuvre et à s’en imprégner lui paraît une chose « grandement insuffisante pour apprécier à fond un tableau, à plus forte raison pour y apprendre comment réaliser soi-même quelque chose. » Les palabres sur l’art lui sont insupportables, en particulier lorsque « des gens incapables de tenir un crayon promènent un œil critique sur les œuvres des plus grands maîtres et tranchent en connaisseurs. » Certains, préoccupés avant tout de faire entendre leur opinion, ne savent pas prendre le temps de voir. Reinhold estime de toute façon que ce qui fait l’essence de l’œuvre ne peut se dire : le sentiment éprouvé devant une œuvre n’en sera jamais que l’ombre. « Le langage prétend bredouiller sur tout. Il est comme un homme qui par sa prétention à une compétence universelle devient superficiel. » Il ne demeure qu’une attitude appropriée face aux tableaux : « les étudier sans relâche, et puis produire quelque chose de bien. »
   Louise et Waller défendent de leur côté le droit de parler des œuvres, de mettre en partage les émotions ressenties face à elles. Celui qui ne pratique pas l’art en question possède ce droit autant qu’un autre. Rien n’est plus naturel que de tirer d’une œuvre une pensée – cette pensée quoique ne pouvant remplacer l’œuvre n’en conserve pas moins sa légitimité propre. Le sentiment du spectateur apporte en réalité à l’œuvre et l’enrichit ; il n’est que de constater la diversité et la subtilité des émotions suscitées par une même œuvre chez un nombre donnée de personnes. Pour Louise d’ailleurs, les œuvres importent moins que « la communauté et les échanges sociaux ». Waller ajoute : « Il en va des richesses spirituelles comme de l’argent : à quoi bon en avoir beaucoup et l’enfermer dans des coffres. Tout ce qui importe pour qu’il soit profitable, c’est sa circulation rapide et multiple. » Waller se distingue cepndant de Louise en affirmant que la meilleure manière de parler de la peinture se trouve dans la forme poétique.
   Louise toutefois dans la lettre écrite à sa sœur se tait à propos de Raphaël qu’elle adore. « Je ne suis pas de ceux qui clament partout ce dont leur cœur est plein », se justifie-t-elle. Elle s’est en effet sentie incapable de décrire la Madone Sixtine. « L’effet est tellement immédiat ! Cela vous va droit au cœur. Pas un mot ne vous vient aux lèvres. Du reste, à quoi bon des mots, devant ce qui s’offre dans une aussi lumineuse évidence et ne saurait être accueilli autrement qu’il n’est ! »     

Thibault Bâton

Les idiots vous invitent à aller visiter le blog de Thibault où vous trouverez, entre autres, une très belle évocation de la commune de Vendôme, située à flanc de coteau, bercée par le Loir, belle et assoupie. (http://laseveauxyeux.blogspot.fr/)


[1] Je me réfère ici à la traduction d’Anne-Marie Lang parue chez Christian Bourgois en 1988, avec une préface de Jean-Luc Nancy et une présentation de Jean-Christophe Bailly.
[2] Sur Friedrich Schlegel, lire l’article « Entre Ciel et Terre : la philosohie de la vie ».
[3] A la différence de son frère Friedrich, August Wilhelm ne se convertira toutefois jamais au catholicisme. Notons également que Friedrich usera à son tour des vers dans ses Descriptions de tableaux, afin de rendre compte du sentiment qui avait été le sien devant un retable de la cathédrale de Cologne.