lundi 18 mars 2024

Ciné-prestige : The Mufti


 

The Mufti

de Uwe Boll (2021)

Avec Ryan Gosling, Dwayne « The Rock » Johnson. Kate Beckinsale.

Durée : 2h57

 


 

« C'est un personnage très controversé mais en même temps, plein de contradictions, beaucoup plus complexe que la caricature que l'on en présente habituellement », confie Uwe Boll à propos de Mohammed Amin al-Husseini, grand Mufti de Jérusalem de 1921 à 1937 et premier président de la Palestine de 1948 à 1959. Le cinéaste allemand, surnommé « Master of Error » par les journaux américains, est pourtant un habitué des sujets qui choquent, après Postal, 2007, comédie impertinente inspirée par les attentats du 11 septembre, ou BloodRayne : le Troisième Reich, sorti en 2011 et inspiré de la série de jeux vidéos du même nom. Cette fois pourtant, avec Mohamed Amin al-Husseini, Uwe Boll admet avoir choisi un sujet brûlant. « C'est vrai que le mec a été un peu extrême. Il a toujours voulu foutre les juifs à la mer, c'est vrai qu'il a toujours eu du mal avec eux. Il a appelé à organiser quelques pogroms et, bon, c'est vrai aussi qu'il a fait alliance avec les nazis et a conseillé Hitler pour la Solution Finale mais il faut voir plus loin. Le mec est plus complexe, plus torturé, plus intéressant que ça. On fait tous des erreurs et je pense que réduire Mohammed al-Husseini à ses erreurs de jeunesse, c'est verser dans la caricature et c'est, encore une fois, ouvrir la voie à la stigmatisation des musulmans, il faut arrêter avec ça. C'est pour ça que j'ai voulu faire The Mufti, c'est un film militant. »

Même animé des meilleures intentions du monde, Uwe Boll a eu du mal à convaincre les producteurs. Comme d'habitude, Hollywood a fait la sourde oreille et le cinéaste s'est heurté aux préjugés. Heureusement, Uwe Boll, récemment converti à l'Islam, n'est pas homme à renoncer et il a su convaincre les bonnes personnes. « Personne ne voulait en entendre parler, surtout quand je disais que le film présenterait un point de vue sans concession sur la guerre de 1948 et le rôle qu'al-Husseini y a joué. Moi je pense qu'on a dit beaucoup de conneries à son sujet et qu'en fait c'était un homme de paix. Il aimait pas les juifs et il était un peu nazi, OK, mais c'était un homme pieux et un homme de paix. Wallah. Quand j'ai rencontré Ryan au cours d'une beuv... d'un séminaire à Los Angeles, je me suis dit : 'putain mais al-Husseini c'est lui !' Il a tout de suite accroché au projet. C'était dingue. C'était le Mektoub, parole, c'était la volonté d'Allah. » Les rumeurs les plus perfides vont bon train cependant, accusant Ryan Gosling d'avoir un peu trop forcé sur la caïpirinha ce soir-là et Uwe Boll d'avoir profité du moment pour lui faire signer un contrat que l'acteur canadien aurait dénoncé le lendemain-même comme « une énorme connerie », avant d'apprendre qu'il était rejoint au casting par Dwayne « The Rock » Johnson, endossant le rôle de David Ben Gourion, premier président de l'État d'Israël, et par Kate Beckinsale, qui prêtera ses traits à la philosophe Hannah Arendt, dont Uwe Boll a imaginé qu'elle avait noué une relation sentimentale avec le grand Mufti al-Husseini pendant la première guerre israélo-arabe. Un amour impossible bien sûr, qu'Uwe Boll a tenu à intégrer à l'histoire pour « avoir une occasion supplémentaire de dénoncer les préjugés ». Mais comme d'habitude, le cinéaste allemand a laissé la part belle à l'action avec quelques belles phases de combat, en particulier celui, très impressionnant, opposant, sur le dôme de la Mosquée d'Al-Aqsa, Mohammed Amin al-Husseini à David Ben Gourion, pour empêcher ce dernier de proclamer l'indépendance d'Israël. On reproche déjà à Uwe Boll d'avoir signé avec The Mufti un brûlot qui irait trop loin. Il le revendique, comme il revendique la proximité avec son personnage principal : « Lui et moi finalement, on est pareils, on se fait pas que des amis parce qu'on fait pas de compromis, nardinamouk. Mais Mohamed, il s'en foutait bien de déplaire et moi aussi. Comme je dis toujours : si les gens me détestent, ils me détestent, nardin'bebek. »

 




 

 

 

jeudi 29 février 2024

Le règne animal : un bon petit film de propagande

 


En s’installant devant le petit écran, nous nous apprêtions à visionner une pépite du cinéma français que les uns et les autres nous avaient conseillé avec diligence. Quelle ne fut pas la surprise ! En guise de fable écologique, comme le prétend être le film, c’est un véritable conte horrifique qui prend à la gorge le spectateur et qui l’enjoint de tolérer d’abord et d’aimer ensuite une galerie de monstres. Le règne animal s’apparente plutôt à la défaite de l’homme avec en point d’orgue l’avilissement de toutes les valeurs au nom d’une tolérance mortifère, comme si la courbe de l’évolution s’inversait complètement jusqu’à rebrousser chemin jusqu’aux origines. Le film aurait pu s’intituler Le cauchemar de Darwin.  

Il débute pourtant de façon convenue comme un mauvais remake de La mouche sans que l’on sache jamais, contrairement au film de Cronenberg, pourquoi les hommes se transforment-ils soudainement en animaux. Et quelles transformations, toujours à demi-ratées, avec des hommes-batraciens, des hommes-rapaces, des hommes-chiens et je ne sais quoi encore tellement les métamorphoses sont délirantes et relèvent davantage des aliens de la science-fiction que des créatures du mythe. 

 

 

Enfin, pourquoi pas, cela peut faire un bon petit film d’horreur si ce n’était la morale sous-jacente et finalement omniprésente que le héros malheureux résume en une formule, répétée à deux reprises : « Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards, ni patience » (René Char). Le propos devient alors politique et court tout au long de l’histoire pour rappeler, avec force émotions, qu’il faut accepter l’étrange, l’étranger, l’animal, le bestial, bref le monstre qui somnole en nous. Le devenir-bête de l’humanité ! Au vu des mutations, on reste tout de même pantois devant une telle perspective, sauf à détester profondément l’humain – nihilisme de l’époque. Précisons que ce n’est pas faire, non plus, honneur à la beauté naturelle et organique des animaux que de les présenter sous une forme hybride et le plus souvent repoussante.

Deux scènes nous ont semblé particulièrement grotesques. La première montre un homme-rapace affublé d’ailes qui lui poussent le long des bras, de pieds-serres et d’un nez bec qui, encore tout alourdi de son reste de corps d’homme, tente d’apprendre à voler grâce aux conseils d’un adolescent-loup. Ce dernier, censé incorporé progressivement les instincts de son animal, se révèle être un excellent nageur et pêcheur de poissons, comme tous les loups c’est bien connu ! Les dialogues entre les deux hybrides atteignent des sommets : des borborygmes, des râles de cui-cui, de rauques louvoiements et des pleurnicheries incessantes. L’on comprend sans peine le message : c’est beau l’entraide entre des monstres que la société a rejetée.     

 

 

La seconde scène est moins grotesque que gênante et c’est proprement ahurissant qu’aucune critique (à notre connaissance) n’ait souligné cette ode voilée à la zoophilie ou pour le moins à la copulation interspéciste – à la mode il est vrai en cette époque toute dévouée au phénomène transsexuel. Ainsi, l’adolescent en train d’opérer sa métamorphose, et non de subir sa maladie comme la méchante société voudrait lui faire croire, tombe amoureux d’une autre adolescente, platement humaine, elle. Heureusement, l’amour déplace les montagnes et la jeune fille devine, en caressant le dos velu de son compagnon et en observant les griffes qui lui poussent à la place des ongles, qu’il est l’un de ces spécimens et redouble de passion en avouant : « Je le savais ». Par un reste de décence, le film nous épargne les images de la copulation entre le chien-loup en rut et la jeune femme pleine de désirs.

Et les hommes dans tout ça ? A l’occasion d’une fête (évidemment) traditionnelle, les feux de la saint Jean, ils révèlent leur nature profondément raciste (ou comment faut-il dire : animalophobe, monstrophobe, hybridophobe ?) en partant à la chasse aux « humanimaux ». Comme à l’habitude chez les bobo urbanisés, ils se représentent le français moyen, le « populo » ou le mâle blanc hétéro, à la manière des redneck américains : ainsi, les racistes vont chercher leurs fusils, rangés naturellement à l’arrière de leurs pickups, pour se payer une bonne partie de chasse, à l’ancienne. Bref, n’en disons pas plus, la suite est d’une banalité confondante : le héros pactise avec les humanimaux gentils pour se sauver du piège des salauds de racistes. Et épargnons aux lecteurs le symbolisme des chips industriel, la figuration d’une forêt paradisiaque de monstres et la scène finale digne du générique de trente millions d’amis.

  Le règne animal a fait plus d’un million d’entrées et a rencontré une critique dithyrambique. Le précipité d’une époque où la haine de soi atteint des proportions gigantesques, la tolérance extrême confine au pur masochisme et la mièvrerie morale à la bêtise politique. Une époque littéralement nihiliste. Et par pitié, laissons les animaux, les végétaux, les roches, les molécules, etc. en dehors de tout ce cirque mélangiste. Le mal est humain, animalhumain dirait l’autre.

 


 

 

 

mardi 13 février 2024

Eric Sadin, la pensée spectrale

 


         Nous avions gardé un bon souvenir des premiers essais d’Eric Sadin consacrés à la révolution numérique et publiés à L’échappée, notamment La vie algorithmique et La silicolonisation du monde. Il y faisait preuve d’une connaissance précise du sujet et développait un esprit critique, plutôt rare dans ce domaine, en fouillant les strates historiques du mouvement et en rappelant son point d’ancrage capitaliste. En revanche, son ouvrage qui se voulait plus ambitieux, presque « militant », Faire sécession, alignait une série de poncifs déjà mille fois lus ailleurs, comme quoi il était plus facile de mettre en exergue les maux que de trouver des remèdes. Ses multiples interventions médiatiques, la mèche au vent et la chemise colorée comme un lanceur d’alerte à la mode, prêtaient à sourire mais avaient le mérite d’exister.

Toujours aussi peu au fait des nouveautés techno-numériques, nous nous sommes de nouveau tournés vers lui, et son dernier ouvrage La vie spectrale, pour en savoir un peu plus sur la fameuse intelligence artificielle (IA). Et là, patatras ! Malgré un beau titre et un sous-titre attrayant, Penser l’ère du métavers et des IA génératives, l’essai est d’une prétention sans bornes et d’un vide abyssal ! Loin des premières études minutieuses et informées, son contenu se limite à une présentation sommaire pour ne pas dire grossière de l’histoire des nouvelles technologies, laquelle débute à l’invention de la vapeur (!), passe par l’électricité et l’ère des organisateurs (James Burnham) avant que de parvenir péniblement à l’IA, évoquée seulement à la page 144 sur un livre qui en compte 264 ! C’est tout de même invraisemblable que les dossiers de n’importe quel magazine réalisés sur le sujet en disent davantage en quelques pages que tout un ouvrage.

 


Un vide en appelant à un autre vide : la pensée de Sadin dont les phrases importantes sont présentées en italique (au cas où le lecteur serait incapable de les identifier) accumule les pseudo-concepts et les réflexions faussement profondes dans un langage qui s’apparente à de lourdes paraphrases. Jugez par vous-même : « Ce que nous pourrions appeler, sous une forme oxymorique, le libre internement des corps représente la modalité industrielle la plus avantageuse, vu que la règle d’un ajustement automatisé indéfiniment approprié prévaut, évitant ainsi d’onéreuses inadéquations ou latences ». Et l’auteur ne fait qu’évoquer ici… le principe de la livraison à domicile ! L’autre grande trouvaille, écrit bien sûr en italique, évoque l’âge de la fixité des corps. L’IA nous cloue à notre siège, en effet. Le mieux dans ce type d’ouvrage se trouve encore dans les citations de penseurs qui n’avaient pas attendu l’IA pour tirer toutes les conséquences de la numérisation du monde, comme Jean Baudrillard :

« L’opération minutieuse de la technique sert de modèle à l’opération minutieuse du social. Rien ne sera plus laissé au hasard, c’est d’ailleurs cela la socialisation, qui a commencé depuis des siècles, mais qui est entré désormais dans sa phase accélérée, vers une limite qu’on croyait explosive (la révolution), mais qui pour l’instant se traduit par un processus inverse, implosif, irréversible : dissuasion généralisée de tout hasard, de tout accident, de toute transversalité, de toute finalité, de toute contradiction, rupture ou complexité dans une socialité irradiée par la norme, vouée à la transparence signalétique des mécanismes d’information » (Simulacres et simulation).  


La puissance des nouvelles technologies en appelle à la puissance de la pensée critique et non pas à la synthèse du déjà vu et du déjà dit. L’on s’interroge, évidemment, sur les raisons d’un tel naufrage, d’une analyse aussi spectrale pour reprendre les mots de l’auteur, en se doutant que la multiplication des livres sur un même sujet comporte un arrière-goût commercial. Il faut alors croire que Grasset est moins regardant que L’échappée – on s’en doutait un peu – et que les lecteurs du premier peuvent être pris pour des imbéciles, allègrement.  Au final, il n’y a pas besoin de ChatGPT pour générer de l’intelligence artificielle, un auteur peut très bien faire une compilation de ses précédents ouvrages, cela s’appelle un digest, et l’on aimerait être prévenu avant de débourser 19,90 euros et d’être pris pour un… 

 


 

 

 

 

 

 

samedi 20 janvier 2024

Patrick Buisson. Ad Nauseam

C’est un des principes – et une des qualités – d’Idiocratie que de favoriser la confrontation des points de vue et il arrive ainsi plus que de coutumes que les erratiques rédacteurs du blog ne soient pas d’accord entre eux. C’est certainement le cas à propos de Patrick Buisson, qui s’est éteint le 26 décembre 2023, et qui aura, il est vrai, marqué d’une empreinte particulière la politique française de ces deux dernières décennies.

Camelots du Roi, Action Française, RPF, Front National, UMP...Le parcours de Buisson est presque académique, parfait symétrique de l’engagement des soixante-huitards qui, de l’autre côté du miroir des sixties, ont inscrit le FLN et le joli mois de mai au Panthéon de leur jeunesse. Pour les gens comme Patrick Buisson, la guerre d’Algérie a tenu lieu d’événement fondateur, l’OAS de symbole cathartique et Maurras, bien sûr...Maurras, le réprouvé et le paria, brandi contre le communisme, le Mouvement du 22 mars, sans oublier De Gaulle, traître à la cause algérienne.

La génération de Patrick Buisson est aussi celle de Daniel Cohn-Bendit. Soigneusement, durant un demi-siècle d’affrontements politiques, elle a poli les deux faces du binarisme politique français et composé la scénographie inépuisable des affrontements idéologiques qui se rejouent encore aujourd’hui sur les pavés battus par les manifs, autour des comptoirs de café, dans les salons virtuels des réseaux sociaux ou sur les bancs de l’Assemblée nationale. Mais tout ceci ressemble fort à un jeu de dupes et à bien y regarder, Patrick Buisson aura été l’un de ses plus talentueux metteurs en scène.

Inlassable avocat de l’union des droites, Buisson aura surtout été un emblématique représentant de cette droite qui se paie avant tout de mots, de grands mots, ronflants comme ‘décadence’, qui orne, maquillé en calembour menaçant, la couverture de son dernier ouvrage1, aussi prétentieux et truffé de grandes antiennes et des harangues ampoulées que le précédent2, pensum de cinq-cent pages sur la fin d’un monde, dont on ne sait dans quel ailleurs fantasmé il existe vraiment. La droite de Patrick Buisson, c’est celle qui se répand en pamphlets convenus contre un système médiatique qu’elle ne cesse de courtiser et qui dresse, comme il se doit, d’interminables éloge au ‘peuple’ qu’elle ne connaît pas plus que la gauche. Malheureux peuple, victime expiatoire, éternel dindon de la farce, tellement tiré à hue et à dia par tous les antisystèmes autoproclamés qu’il n’est plus qu’un bibelot politique comme un autre, énième élément de langage du grand cirque politico-médiatique germanopratin.

L’union des droites, Buisson s’y est dévoué corps et âme, consacrant une existence entière à explorer toutes les nuances de la sensibilité dextrogyre, passant en cinquante ans de la fascination pour l’OAS à l’affairisme sarkozien, avant de s’échouer dans le marigot du zemmourisme pourrissant. Entre les deux, il aura eu le temps d’aller draguer Jean-Marie Le Pen, Philippe de Villiers, Alain Madelin, François Bayrou, François Fillon et, enfin et bien sûr, Nicolas Sarkozy. Tour à tour courtisan, conseiller de l’ombre et, pour finir, traître, bien sûr, il est difficile de qualifier Patrick Buisson d’« égaré, (...) intellectuel maurrassien qui s’est mis au service de la pire engeance politicienne avec l’espoir, toujours déçu, de redresser un pays qu’il savait pourtant naufragé », comme si l’éminence grise de Sarko avait pu être une sorte de philosophe éclairé mais incompris, égaré au pays des loups. Buisson était un loup comme les autres, et bien plus un Iago qu’un Candide. Son propre fils peut en témoigner, qui a publié en 2019 un livre au titre évocateur sur la figure détesté de son père : L’ennemi3...Tout un programme. Le fils, Georges Buisson, y décrit une figure paternelle tyrannique, en même temps qu’un Raspoutine de basse cour, fasciné par le pouvoir et les gens de pouvoir, obnubilé par ses réseaux, obsédé par l’emprise qu’il peut exercer sur tous ceux, grands ou petits, puissants ou faibles, qui peuplent son entourage.


La figure de Buisson est une allégorie de cette droite prétendument nationale et patriote qui n’a que la ‘nation’ et le ‘peuple’ à la bouche, alors qu’elle ne rêve que d’épicerie et de tiroir-caisse. Historiquement confrontée à sa némésis lévogyre, cette droite-là a besoin de sa gauche, aussi prétendument révolutionnaire qu’elle, pour exister dans le grand jeu de dupe élaboré par les rebellocrates des années soixante, devenus princes des médias. Buisson peut bien vilipender à longueur de pages la société marchande et le règne de la télévision, il sait de quoi il parle, lui qui aura été par excellence l’homme des grands médias, de TF1 à LCI. Ses harangues moralistes sont du même tonneau que celles des prétendus antisystèmes biberonnés aujourd’hui par la pieuvre Bolloré. Elles ont la même valeur que le prétendu patriotisme d’un Eric Zemmour, qui s’empressait de qualifier la France de ‘pays-vassal’ et d’expliquer qu’il valait mieux ramper aux pieds de Vladimir Poutine plutôt que de donner l’impression qu’on s’alignerait sur les américains en soutenant l’Ukraine. Ce sera le dernier imposteur à l’oreille duquel Buisson aura murmuré, une belle manière de boucler la boucle...

La droite, dont Buisson a suivi avec tant de constance tous les errements, n’est que cela : un perpétuel vacarme de grandes déclarations faites la main sur le coeur, qui camouflent à peine la fausseté des intentions et la petitesse des actes, une tempête sur un marécage, la persistance dans l’erreur, toujours revendiquée au nom du « génie de la realpolitik » et la morale à géométrie variable comme seule réponse à l’idéologisme de gauche. On ne regrettera pas cette droite-là si elle finit par être avalée, comme sa jumelle de gauche, par les oubliettes de l’histoire mais ils sont nombreux encore les petits maîtres, comme Patrick Buisson, accrochés aux basques des puissants, intrigant sans relâche pour se partager les miettes du pouvoir, toujours au nom de la grandeur de la France, du peuple ou de l’humain, bien entendu.

La fin d’un monde, vraiment ? On l’espère de tout coeur. Ad nauseam Patrick Buisson.

1Décadanse, publié en 2023.

2La fin d’un monde. Albin Michel. 2021

3Georges Buisson. L’Ennemi. Grasset. 2019

mercredi 17 janvier 2024

In memoriam Patrick Buisson (1949-2023)

 

 



 

         Patrick Buisson est un égaré, un intellectuel maurrassien qui s’est mis au service de la pire engeance politicienne avec l’espoir, toujours déçu, de redresser un pays qu’il savait pourtant naufragé. Excès d’orgueil, vertige du pouvoir, goût de l’argent, peu importe, le stratège lucide a trop souvent laissé place au manœuvrier finalement peu habile dans une compétition électorale de toute façon vaine. Pourtant, le diagnostic posé était remarquable avec en point de mire la sentence définitive de Gramsci : les hommes pensent comme ils vivent. Et quand ils vivent comme des porcs…

         Ses deux gros volumes, La fin d’un monde et Décadanse, s’ils sont parfois indigestes dans leur écriture serrée et répétitive, n’en restent pas moins des jalons importants pour comprendre comment la culture populaire a entièrement reconfiguré l’âme d’un peuple. Une histoire des mentalités au ras du sol qui vient compléter les études savantes consacrées au déclin irrémédiable des représentations.

         Tout s’est joué dans les Trente glorieuses avec une intensification inouïe pendant la dernière décennie 1965-1975 où toutes les digues de la bienséance sont tombées. Le « dressage mental des masses » n’a pu s’opérer qu’après l’érosion lente et inéluctable de la structure religieuse : 100 000 ans de nature sacrée et 2000 ans de foi chrétienne ont été balayés par les autoroutes, les ZUP, les fusées, les maisons de la culture, le Concorde, la télévision, les supermarchés, etc. La matrice catho-républicaine dévorée par l’anthropofacture marchande. Avec la bénédiction d’une Eglise rompue à la modernité qui troque la « religion du Dieu fait homme » pour « la religion de l’homme fait Dieu ». Nicolás Gómez Dávila a résumé cet épisode en une formule assassine : « En pensant ouvrir les bras au monde moderne, l’Eglise a fini par lui ouvrir les cuisses ».   

 


         Quand la superstructure tombe comme un fruit pourri, elle entraîne dans sa chute tous les étages supérieurs qui se retrouvent mélangés les uns aux autres dans un amas de ruines : les corps, les ordres, les pensées, les socles, les émotions, les médiations. Surtout, il n’y a plus rien à imiter, rien à transgresser, rien à ériger, tout est par terre, en poussières. La figure du Père, déjà vacillante, subit les assauts d’une jeunesse à la fois perdue et revancharde, désireuse de s’auto-engendrer dans la jouissance d’elle-même. En sociologie, cela s’appelle la naissance d’une « classe sociale autonome », prête au marché de l’emploi et aux supplices de la consommation. Les femmes aussi sont devenues une catégorie sociale… Un peu plus tard, les vieux… Puis les enfants… Les bébés… Les fœtus… Il a également fallu s’occuper de la mort, la grande empêcheuse de consommer en rond, l’évoquer sans la nommer, la voiler, la cacher, l’oublier. « Il n’est pas normal d’être mort aujourd’hui » remarquait Jean Baudrillard. Sauf à la télévision, une mort spectaculaire pour sidérer et les films sur les tueurs en série pour décompenser.

         Dans ce paysage de ruines, l’industrie du divertissement pouvait façonner les âmes à sa guise et rabaisser l’homme à ses instincts bestiaux. Le salariat, le crédit, la publicité, le marché, la position sociale et bien sûr la sempiternelle transgression des anciennes valeurs que Dany-Robert Dufour résume en une formule : Baise ton prochain ! Buisson n’a pas son pareil pour démontrer que ce processus s’est tranquillement déroulé dans le lit d’une culture populaire bien plus nocive qu’elle n’y paraît. Les chanteurs yéyés ont anticipé l’américanisation des mœurs : Hervé Forneri est devenu Dick Rivers, Claude Moine/Eddy Mitchell se rase avec Rollershave, Jean-Philippe Smet/Johnny Halliday s’habille en Caddy, Annie Chancel/Sheila roule en Renault. Salut les copains tire à plus de 600 000 exemplaires ! Le rock soi-disant transgressif est devenu la première culture-monde qui s’adresse prioritairement à un peuple adolescent, en attendant le rap qui s’adressera à une population débile. 

 


Marie-Claire (également vendu à des centaines de milliers d’exemplaires) a détourné l’élan émancipatoire des femmes vers de nouvelles formes de consommation et d’idolâtrie (star system) tandis que Paris-Match faisait des images une équivalence de la réalité, privilégiant le choc des photos au poids des mots. Les femmes ont-elles gagné au change ? Elles ont troqué le père et le mari pour le patron (la moitié des femmes sont employées) mais peuvent fumer des cigarettes, ouvrir un compte en banque et acheter du maquillage – merci Edward Bernays ! Enfin, la publicité repliait les consciences sur elles-mêmes et parvenait à créer de la personnalité apparente et changeante au gré des modes. Comment ne pas en référer à Céline : 

 

       « Publicité ! Que demande toute la foule moderne ? Elle demande à se mettre à genoux devant l’or et devant la merde ! Elle a le goût du faux, du bidon, de la farcie connerie, comme aucune foule n’eut jamais dans toutes les pires antiquités ». 


L’ère de la révolte consommée devait logiquement aboutir à la parodie la plus grotesque : le jeunisme – wokisme dans sa version la plus récente – facilement exploitable par le marché. Ainsi, la « société adolescentrique » est parvenue à transformer un rite de passage en un mode de vie et en un modèle de personnalité ouverte et jamais finie, toujours prête à répondre aux stimuli produits en série par la société du spectacle. Il suffit d’observer l’évolution effarante des boomers et, à l’autre bout du spectre générationnel, des millenials pour saisir combien la fabrique du nouvel homme-femme a été un retentissant succès.

Bienheureux, à cet égard, ceux qui ont tiré leur révérence en toute lucidité, quels que soient les combats perdus. Un bout de leur âme, espérons-le, flotte encore dans les airs, comme un vieux drapeau en lambeaux, mais tant que le vent soufflera… In memoriam Patrick Buisson.  

 


 

        

Le numéro moins deux d'Idiocratie est toujours disponible chez les Idiots, cliquez sur la photo de couverture.  


https://www.helloasso.com/associations/idiocratie/paiements/idiocratie-numero-moins-deux