dimanche 30 novembre 2014

La grande parodie

         
La pensée hindoue est la première à avoir formalisé ce lien vertigineux qui se tisse entre la sphère de l’être et la réalité de l’esprit. Pour ce faire, elle n’a pas eu besoin d’inventer des arrière-mondes ou d’imaginer des légions célestes, le point de départ, et d’ancrage, est tout simplement l’être lui-même, comme la synthèse vivante de tous les possibles. D’où cette clé axiomatique absolument essentielle : la distinction entre le Moi, manifestation transitoire et illusoire de l’individu, et le Soi, principe transcendant et permanent de l’être. Il ne s’agit pas pour autant de nier cette composante individuelle, le Moi, mais de réaliser toutes ses potentialités, épuiser en quelque sorte toutes les possibilités de son existence, pour faire retour à la racine de l’être.

La philosophie antique empruntera le même chemin sous d’autres latitudes et avec son génie propre. Pierre Hadot a magnifiquement démontré comment les vieux maîtres s’appliquaient une discipline physique et mentale rigoureuse pour élaguer au maximum leur être, et commencer ainsi le travail de recherche sur soi. Philosopher, selon Socrate, c’est « s’exercer à mourir ». Il s’agit toujours de quitter les rives de l’ego, selon des méthodes précises, pour s’arrimer à l’universel dont la contemplation est sagesse et vertu – chaque jour recommencé car il n’y a ni vainqueurs ni vaincus, juste des témoins.

De la philosophie antique, alors qu’elle commençait à s’essouffler, est sortie la révélation chrétienne qui est d’abord et avant tout un mode d’être et un style de vie. Les articles de foi sont comme des exercices spirituels qui préparent au chemin de Dieu et qui se concrétisent dans la voie christique. Que sont les confessions de Saint Augustin sinon que ce combat intérieur que l’homme livre avec lui-même pour se rendre digne de recevoir le message divin ? Nous pourrions continuer en convoquant toutes les grandes traditions religieuses de l’humanité (taoïsme, islam, chamanisme, etc.), y ajouter encore les œuvres inspirés des écrivains, des poètes, des penseurs, etc., pour démontrer que l’homme se tient au chevet de l’esprit, et inversement.  

Mais qu’en est-il aujourd’hui ? Où est cette vaste pensée de l’universel aux prises avec le particulier ? Elle est récupérée, détournée, affadie et recyclée. C’est la grande parodie, celle qui transpose les discours publicitaires dans l’espace de l’être pour faire de l’argent. Les petits entrepreneurs de salut sont innombrables, mais nous nous attarderons sur deux de ses incarnations les plus récentes. 

Le premier est le philosophe et romancier Frédéric Lenoir – pour notre part, nous dirions plutôt « coach de vie » – qui écrit sur tout et rien pour aboutir à une « pensée » lénifiante, une sorte de syncrétisme qui fait de Jésus un amoureux cool de la vie et de Bouddha un gymnaste du mental. Avec Lenoir, on est très loin des abîmes du poète René Daumal en proie à ses démons et des déchirures de Simone Weil confrontées à la souffrance des hommes. Non, chez lui, la spiritualité est faite pour les hommes prudents, contents d’être ici et désireux d’en profiter au maximum sans faire de mal, bien sûr, à leurs prochains. Si on allait un peu plus loin, on dirait qu’elle est faite pour les gens riches, les satisfaits d’eux-mêmes et de leurs comptes en banque, qui cherchent un petit surplus d’âme, pas trop lourd à porter et facile à faire valoir. Son dernier livre Cœur de cristal est un « conte initiatique pour petits et grands » – un catalogue de niaiseries new age pour Noël – que le chroniqueur Etienne de Montety a résumé en une phrase : « Etant donné le contenu light, garanti sans adjuvant, notamment littéraire, qui caractérise cet ouvrage, on imagine les maigres agapes des héros et on ne peut que le déplorer : chez Lenoir, tout commence en mystique et finit en diététique »[1]

L’autre coach de vie, arrivé un peu tardivement sur ce marché prometteur, est l’inénarrable Jacques Attali. Le titre de son dernier programme publicitaire est une insulte à la pensée hindoue : Devenir soi. On peut lire en quatrième couverture cette perspective proprement géniale : « De Gandhi à Steve Jobs, de Bouddha à Picasso, ils sont nombreux, ceux qui se sont libérés des déterminismes et des idéologies, pour choisir leur destin et changer le monde ». Rassurez-vous : le tout tient en 192 pages d’une police aérée. La méthode est celle du VRP qui propose depuis plusieurs décennies la même recette : appliquer le management à toutes les sphères de la vie sociale. Attali a le mérite d’avoir compris que son ancienne clientèle, les responsables politiques, étaient complètement dépassés par le monde qu’ils ont à gérer. D’où la nécessité d’en appeler pompeusement aux grandes figures spirituelles de ce monde, dont il se croit l’un des derniers avatars, pour faire enfin cette révolution existentielle qui dit « zut » au capitalisme. Quel est le programme ? Il faut se saisir de son destin, nom de Zeus, et devenir son propre entrepreneur de soi, accoucher de ses rêves et recouvrer la liberté d’amour. Et si on se donnait tous la main dans ce programme grandiose, quel monde merveilleux se lèverait à l’horizon. C’est beau comme du Paul-Loup Sulitzer à son firmament. Mais cela risque de ne pas suffire à rétablir le peu de dignité qui reste à l’homme dans un monde qu’Attali a très largement contribué à façonner.

         Il était donc une belle et grande pensée, celle des rapports que l’être s’évertuait à tisser avec ce qui le dépassait, qui est tombée au sol, à même le caniveau. La grande parodie consistant à dire que l’esprit, le soi, l’amour, la liberté, où que sais-je encore, vont nous relever quand les mots se sont eux-mêmes brisés en mille morceaux. Et qu’il existera toujours de petits magiciens orgueilleux pour s'en saisir et faire quelques tours de passe-passe afin d'épater les badauds.  












[1] Le figaro littéraire, jeudi 30 octobre 2014.

2 commentaires:

  1. Bonjour.

    A propos de cette "citation" finale.

    http://www.hoaxbuster.com/forum/attali

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  2. Merci. Pas vraiment un hoax donc mais une citation sortie de son contexte plutôt qu'erronée.

    http://books.google.fr/books?hl=fr&id=y9Gba_H4qskC&q=jacques+attali#v=snippet&q=jacques%20attali&f=false

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