dimanche 10 juin 2012

Coriolan


      


      Dans une tragédie écrite vers 1607 et publiée en 1623, William Shakespeare s’inspire de la figure semi-légendaire de Caius Marcius Coriolanus, patricien romain, qui se serait notamment illustré en permettant, à la tête d’une petite troupe, de s’emparer de la cité Volsques de Corioles, alors en guerre contre Rome. Auréolé de gloire, Caius Marcius, le vainqueur de Corioles, gagne le surnom de Coriolan et brigue la charge de Consul. Mais pour cela, le fier et hautain Coriolan doit abandonner la cuirasse du général et revêtir la « toge d’humilité » pour se présenter devant la plèbe, dont il redoute et méprise les humeurs changeantes et versatiles, pour recueillir son assentiment.

[SCENE II]

[…]

LE PREMIER SENATEUR
Appelez Coriolan
UN HUISSIER
Le voici
MENENIUS
Le sénat, Coriolan, est heureux de te faire consul
CORIOLAN
Je lui dois à jamais ma vie et mes services
MENENIUS
Il vous reste maintenant à parler au peuple
CORIOLAN
Je vous en supplie,
dispensez-moi de cette coutume, car je ne saurais 
revêtir la robe, me montrer à nu, et les prier
de me donner leurs suffrages au nom de mes blessures :
permettez que j’échappe à cette pratique.
SICINIUS
Monsieur, le peuple doit donner sa voix,
il ne retranchera pas un iota du cérémonial.
MENENIUS
Ne les provoquez pas.
Je vous en prie, conformez-vous à cette coutume et
recevez, comme vos prédécesseurs, cet honneur dans les formes.
CORIOLAN
C’est une comédie que je rougirais de jouer, 
et qu’on pourrait très bien enlever au peuple.
BRUTUS [, à Sicinius]
Vous notez cela ?
CORIOLAN
Faire le fanfaron devant eux : « J’ai fait ceci, j’ai fait cela »,
exhiber des blessures cicatrisées, que je devrais cacher,
comme si je les avais reçues pour acheter
leurs voix !
MENENIUS
Ne campez pas sur ces positions.
Tribuns,  nous vous confions le soin 
de transmettre au peuple notre proposition, 
et à notre noble Consul, nous souhaitons tous joie et honneur.
LES SENATEURS
A Coriolan, joie et honneur !
Fanfares de clairons, puis ils sortent. Restent Sicinius et Brutus.
BRUTUS
Vous voyez comme il a l’intention de traiter le peuple.
SICINIUS
Puisse le peuple percevoir cette intention ! Il va solliciter leurs voix
comme s’il n’avait que mépris pour le pouvoir qu’ils ont de lui accorder sa requête.
BRUTUS
Venez, allons les instruire de ce qui s’est passé ici ; 
je sais qu’ils nous attendent sur la place du marché.
[Ils sortent.]



[SCENE III]

Entrent sept ou huit citoyens.

[…]

CORIOLAN
Eh bien, s’il vous plaît, votre prix pour le consulat ?
LE PREMIER CITOYEN
Le seul prix est de le demander gentiment.
CORIOLAN
Gentiment, monsieur, je vous prie de me l’accorder : 
j’ai des blessures à vous montrer, mais en privé.
Votre bonne voix, monsieur ; qu’en dites-vous ?
LE DEUXIEME CITOYEN
Vous l’aurez, cher monsieur.
CORIOLAN
Adjugé, monsieur. Voilà déjà deux nobles voix mendiées ;
j’ai reçu votre aumône, adieu.
LE TROISIEME CITOYEN
Voilà qui n’est pas banal.
LE DEUXIEME CITOYEN
Si c’était à refaire…Mais peu importe.

Ils sortent. Rentrent deux autres citoyens.

CORIOLAN
De grâce, si le timbre de votre voix s’accorde à me nommer consul,
voyez, je porte la robe d’usage.
LE QUATRIEME CITOYEN
Vous avez bien mérité et vous n’avez pas bien mérité de votre pays.
CORIOLAN
Une énigme ?
LE QUATRIEME CITOYEN
Vous avez flagellé ses ennemis ; vous avez aussi fustigé ses amis. 
En vérité, vous n’avez jamais aimé le petit peuple.
CORIOLAN
Vous devriez me trouver d’autant plus vertueux de n’être pas petit dans mes affections. 
Je veux bien, monsieur, flatter les gens du peuple pour en être davantage estimé ;
c’est un comportement qu’ils trouvent noble, et puisque dans leur grande sagesse ils préfèrent à mon cœur mes coups de chapeau, je vais pratiquer les courbettes insinuantes et les saluts bien imités. 
Je veux dire, monsieur, que je vais imiter les séductions des démagogues, et en
donner à foison aux amateurs. Aussi je vous supplie de me nommer consul.
LE CINQUIEME CITOYEN
Nous espérons trouver en vous un ami, aussi nous vous donnons nos voix de tout cœur.
LE QUATRIEME CITOYEN
Vous avez reçu beaucoup de blessures pour votre pays.
CORIOLAN
Inutile alors de sceller votre savoir par une exhibition.
J’attache beaucoup de prix à vos voix, et ne vous dérange pas plus longtemps.
TOUS LES DEUX
Les dieux vous donnent la joie, monsieur, de tout cœur.

[Ils sortent.]

CORIOLAN
Précieuses voix ;
Mieux vaut mourir, mieux vaut crier famine, qu’implorer un salaire déjà mérité.
Pourquoi venir ici dans cette rude toge mendier de Paul, 
de Pierre ou de tout autre sa caution superflue ? 
La coutume m’y oblige.
Ce que coutume veut, doit-on toujours le faire ?
La poussière du temps pourrait s’amonceler et l’erreur montagneuse si haut s’accumuler que jamais ne pourrait poindre la vérité. Plutôt que de jouer ainsi la comédie.
Que ces hautes fonctions et ces honneurs échoient à qui les veut gagner. 
Je suis à mi-parcours,
j’ai subi la moitié, je peux bien faire l’autre.

William Shakespeare. Coriolan. Œuvres Complètes, t.II. Gallimard. [Bibliothèque de la Pléiade]. Gallimard. 2002. p. 1145 à 1159

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