mardi 22 juillet 2014

L'avant-guerre civile


         Dès 1999, le philosophe Eric Werner s’inquiétait de la propension des Etats contemporains à se jouer des multiples tensions internes afin d’apparaître comme le grand arbitre pacificateur, distribuant ici et là des subventions, des droits, des statuts, des places, etc. à tel ou tel segment de la population – sachant que l’immigration de masse avait préalablement déchiré le tissu social. Il parlait alors d’avant-guerre civile[1]. Ces derniers jours, à l’occasion du conflit israélo-palestinien, l’avant-guerre civile progresse et la majorité des Français assistent en spectateurs médusés aux explosions de violence auxquels les soubresauts du Proche-Orient servent de déclencheurs. Transposé en France, le problème israélo-palestinien fait déborder sur la place publique l'hystérie, la haine et la violence sur fond d'antisémitisme et de crispation identitaire, faisant voler en éclat l'illusion fragile de l'intégrationisme républicain.

        

         Les bombardements israéliens à Gaza ont fait plus de cinq cent morts jusqu'à présent. L'Etat juif mène une politique qu'il justifie au nom de sa sécurité mais que l'on peut trouver tout simplement suicidaire à long terme, en plus d'être particulièrement coûteuse en vies humaines. On peut aussi pointer du doigt, à l'inverse, les responsabilités du Hamas qui a refusé la proposition égyptienne de cessez-le-feu et qui démontre de plus en plus clairement que ses seules possibilités d'existence résident dans la guerre et la poursuite de la guerre.

         Mais ce ne sont pas d'Israël et de Gaza dont parlent les manifestations pro-palestiniennes en France, comme celle que les autorités ont vainement tenté d'interdire à Paris ce week-end, mais du climat délétère engendré par un communautarisme obsessionnel que tous les dénis de réel ne sauraient masquer. Au nom de l'antisionisme, les manifestants pro-palestiniens se sont attaqués à la synagogue de la rue de la Roquette la semaine dernière et ils ont transformé Barbès en champ de bataille samedi dernier en dépit des mises en garde d'un gouvernement dont on ne sait s'il pêche par impuissance, aveuglement ou calcul. Un article du Monde relate pourtant encore les faits avec cet angélisme qui est devenu la marque de fabrique de tous les amis du désastre :

Rémi, 26 ans, est venu en voisin. Sensibilisé à la cause, il se dit un peu perturbé par ces slogans religieux mais précise qu'ils restent minoritaires. A la manifestation de dimanche dernier il dit n'avoir entendu aucune phrase antisémite : «  De toute façon la régulation se fait automatiquement, les gens ne laisseraient pas faire ça. » La présence du NPA dans le cortège le rassure : « Ca agit comme un parapluie politique. Il y a des associations aussi. »[2]
        
On a vu de quelle manière le « parapluie politique » a servi dimanche dernier. On voit encore comment la « régulation automatique » a fonctionné ce samedi : un quartier mis à sac et des scènes d'émeutes qui se sont poursuivis jusque tard dans la soirée, l'article ne dit pas si tous les voisins du brave Rémi ont été aussi « sensibilisés » que lui à l'occasion de cette démonstration de force.

         Plus de cinq cent morts depuis le début du bras de fer entre Israël et le Hamas, c'est une tragédie, pas un alibi. C'est pourtant ce à quoi se réduit en France le conflit israëlo-palestinien, devenu prétexte, pour la collection d'excités qui ont déferlé à Bastille ou à Barbès à faire étalage sur la place publique de leur envie d'en découdre avec le pays dans lequel ils vivent au nom d'une fraternité fantasmée avec un peuple dont ils ignorent tout. La colère des imbéciles envahira le monde, prophétisait le visionnaire Bernanos. Elle a envahi à nouveau les rues de Paris ce samedi. Cette colère-là n'a rien à voir avec Gaza. Elle révèle simplement le malaise profond que le sociologue Paul Yonnet évoquait il y a vingt ans déjà dans un ouvrage[3] qui lui avait déjà valu à l'époque la vindicte de tous les prophètes autoproclamés de la religion du multikulti. Et les imbéciles en colère crachent aujourd'hui avec joie au visage de ceux qui ont institué la culture de la repentance et la condescendance antiraciste en religion d'Etat. Si Stéphane Hessel était encore de ce monde, contemplerait-il encore avec bienveillance ces « indignés » qui basculent aujourd'hui avec ferveur dans le romantisme djihadiste, au gré des crises et des tragédies du Proche-Orient qui ne sont que des exutoires pour cette « jeunesse issue de la diversité », enfermée dans un nihilisme parfaitement apatride ? 



         Le plus triste peut-être est que le tiers-mondisme à la sauce 2014, qui se réinvente avec l'obsession antisioniste, ignore toujours avec autant de ferveur le monde qui l'entoure, de même d'ailleurs, faisons bonne mesure, que le soutien aveugle à la politique israélienne. Il ne s'agit même pas tant de la compassion sélective, qui fait oublier les 270 personnes exécutées en une journée par l'EIIL en Syrie ou les Chrétiens d'Irak qui fuient les massacres et les persécutions à Mossoul, que d'aveuglement géopolitique. Tandis que la politique mondiale ne semble une fois de plus se lire en France qu'à travers le prisme du conflit israélo-palestinien, un avion de ligne civil avec 298 passagers à son bord est abattu en Ukraine et l'Europe, prise en tenaille entre les angoisses stratégiques américaines et le réveil russe, redécouvre avec un peu d'incrédulité qu'elle possède des frontières que le balancier de l'histoire pourrait bien bousculer à nouveau. Le violent conflit qui redémarre au Proche-Orient, sans qu'il semble possible d'y trouver une issue, focalise une nouvelle fois toutes les obsessions et rejettent les Français dans une guerre civile par procuration, cette fois largement aggravée par les tensions ethniques dont les responsables politiques et les grands médias sont forcés peu à peu et avec beaucoup de répugnance de constater la réalité : celle d'une partie de la jeunesse immigrée qui fait sécession et rejette de plus en plus violemment les douces promesses du vivre-ensemble.

         Le paysage politique français est d’ailleurs entièrement retourné devant ce spectacle affligeant. Comme à leur habitude, les partis de gouvernement (UMPS) font l’autruche : les socialistes qui ont longtemps soutenu la cause palestinienne (succédané de la cause antiraciste) clignent aujourd’hui des yeux, la larme à l’œil, devant la montée de la judéophobie tandis que les les notables de droite se terrent dans un silence étourdissant, osant à peine critiquer un gouvernement, sauf pour la forme, dont ils partagent à peu près toutes les options. Quant à l’extrême gauche elle se fait encore une fierté de combattre aux côtés de ceux dont elle voudrait faire sa principale clientèle idéologique : les minorités opprimées. On comprend difficilement cependant comment les tenants de l’internationalisme d’hier, et du cosmopolitisme aujourd’hui, peuvent défendre le nationalisme djihadiste des palestiniens du Hamas et l'on se demande également comment le Front de Gauche ou le NPA vont pouvoir assumer leurs contradictions de tiers-mondistes de salon. L’extrême droite, elle, se trouve toujours prise dans ses propres contradictions, entre les analyses parfois simplistes des tenants du choc des civilisations et ceux qui opposent le peuple combattant de Palestine à l’axe « américano-sioniste », toujours prêts à rejouer l’éternelle défaite au nom d’une mystique du sang anachronique. 

         Bref, les idiots utiles se trouvent à tous les étages de l’avant-guerre civile dont Eric Werner avait également très bien décrit la finalité, soit la dislocation de la démocratie. En tout état de cause, la France, éternellement empêtrée dans ses élans universels, quelquefois pour le meilleur et aujourd'hui surtout pour le pire, impuissante ou seulement peu désireuse de réaffirmer et de protéger sa singularité culturelle, ne semble plus capable de se préserver elle-même de ces indignations proliférantes et des rancœurs communautariste qui n'ont d'autre issue que la guerre de tous contre tous.





[1]    Titre de son ouvrage publié en 1999 aux éditions de L’Age d’Homme.
[3]    Paul Yonnet. Voyage au centre du malaise français. Gallimard. 1990

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