mardi 3 septembre 2013

Deleuze en trompe l'oeil, ou le règne des minorités conformistes




Les minorités ont fait les frais de la plupart des tragédies du XXè siècle, que ce soit de la part des totalitarismes et même des démocraties (le cas le plus flagrant demeurant la politique d’Apartheid en Afrique du Sud).  Pour y remédier, et en gage de réparation, des associations font entendre leurs voix afin de faire valoir leurs intérêts sur la place publique. Média et tribunaux deviennent leurs moyens de recours principaux, allant jusqu’à éclipser la désormais célèbre «majorité silencieuse». Même le Parti communiste français semble avoir fait le deuil du «Peuple» pour préférer les sans-papiers, les femmes, et la «diversité culturelle».

Minorité oppressée vs majorité oppressante


D’aucuns parlent du triomphe de l’idéologie dite « post-moderne » qui fait la part belle aux minorités contre la majorité, par essence opprimante. Le philosophe ayant le mieux développé cette thématique serait Gilles Deleuze qui écrivait dans Mille plateaux :

« Majorité implique une constante, d’expression ou de contenu, comme un mètre–étalon par rapport auquel elle s’évalue. Supposons que la constante ou l’étalon soit Homme–blanc–mâle–adulte–habitant des villes–parlant une langue standard–européen– hétérosexuel quelconque (l’Ulysse de Joyce ou d’Ezra Pound). Il est évident que « l’homme » a la majorité, même s’il est moins nombreux que les moustiques, les enfants, les femmes, les Noirs, les paysans, les homosexuels…, etc. (…) La majorité suppose un état de pouvoir et de domination, et non l’inverse. »

Pour Deleuze, la minorité n’a pas à devenir majoritaire, mais à devenir minorité. Ce qui importe est le processus lié à la minorité, qui suppose affirmation de la différence : le noir est toujours dans un devenir noir, le juif dans un devenir juif, la femme dans un devenir femme, et ce devenir ne peut se réaliser qu’en débordant le système, le mètre-étalon de la majorité qui suppose homogénéité et clôture, compatibilité et police.

Dans son livre Kafka, Pour une littérature mineure, Deleuze montre la façon dont Kafka, contraint d’apprendre l’allemand à Prague, a pu minorer cette langue majeure, en l’hybridant avec le yiddish et le tchèque, créant ainsi un nouveau langage au sein de la langue majeure. Deleuze conçoit alors la possibilité de transversales entre minorités capables de subvertir à la fois le capitalisme et l’Etat, une internationale des minorités en quelque sorte, où la majorité n’est personne (à part l’étalon des dominants) et la minorité potentiellement tout le monde. En ce sens, le devenir minoritaire s’oppose à toute forme de communautarisme, qui plus est lorsqu’il utilise la courroie de l’Etat pour justifier son pouvoir privé à l’instar de ce que revendiquerait tout lobby économique.



Deleuze à l’envers


Une lecture serrée de Deleuze ne nous permet donc pas de faire de lui le parangon de certaines associations concourant à une police des conduites (Foucault) inscrite dans la logique de majorité dont Deleuze parle. Cependant, nous assistons à un curieux renversement impensé par ce dernier : celui du devenir majoritaire de la minorité et du devenir minoritaire de la majorité. Deleuze aimait faire des enfants dans le dos des philosophes. Nous ne nous en priverons donc pas à son égard.

En érigeant les marges et les minorités en nouveaux sujets du politique, comme d’autres autrefois le faisaient avec les masses, Deleuze met de côté la majorité qu’il réduit à l’étalon du système. Qui plus est, il ne perçoit pas que jouer la minorité contre le capitalisme est un non sens, dès lors que les minorités, qui sont avant tout d’ordre culturel, n’ont rien à voir avec les rapports de production et ont, bien au contraire, servi d’alibi pour enterrer la lutte de classes. Aussi ne perçoit-il pas que la majorité, hommes et femmes de classe moyenne ou prolétaire, blanc et de culture chrétienne, peut potentiellement être exclue du système, l’amenant notamment à se jeter dans les bras de mouvements populistes avec l’espoir d’être reconnue sur la scène politique. En ce sens, la majorité se trouve prise dans un processus de devenir minoritaire (Deleuze parlait de résistance) à l’écart de l’idéologie dominante relayée par les média et l’Etat.

Alors que la majorité comme devenir majoritaire pouvait s’opposer à la minorité comme devenir minoritaire, la majorité comme devenir minoritaire s’oppose aujourd’hui à la minorité comme devenir majoritaire.

Hannah Arendt, dans son livre L’impérialisme, remarquait que les associations de défense de droits en tous genres d’avant guerre « témoignaient tous d’une inquiétante similitude de langage et de contenu avec les sociétés protectrices des animaux. » Force est de constater que cette analyse reste toujours d’actualité, ce qui ne présage rien de bon. Sans doute, seule une transversale d’ordre politique et sociale permettrait de briser la logique perverse de la dialectique majorité/minorité, et éviterait aux anarchistes de se sentir obligés de défendre le Pape. 

Le professeur du dimanche, en direct d'Apache



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