vendredi 16 janvier 2015

Houellebecq ou la configuration des possibles


Le dernier ouvrage de Michel Houellebecq peut être considéré comme un récit de politique fiction en ce qu’il se projette dans un futur proche avec la mise en scène de personnalités médiatiques et politiques. Mais il est surtout un roman d’anticipation qui se situe quelque part entre Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley et Le camp des saints de Jean Raspail. Quelle différence peut-on faire ? La politique fiction se contente d’articuler des forces en présence dans un jeu de prospective tandis que le roman d’anticipation s’appuie sur les imaginaires disponibles pour tracer des lignes de fuite, dessiner des horizons possibles. Aussi l’intérêt de Soumission réside-t-il avant tout dans la configuration des espaces mentaux plutôt que dans l’ajustement des partis politiques. Expliquons-nous. 

Le roman comporte indéniablement une dimension caustique, voire farcesque, qui repose sur l’imbécillité et l’aveuglement de nos élites autoproclamées, ces « ultimes soixante-huitards, momies progressistes mourantes, sociologiquement exsangues mais réfugiées dans des citadelles médiatiques d’où ils demeuraient capables de lancer des imprécations sur le malheur des temps et l’ambiance nauséabonde qui se répandait dans le pays »[1]. Les petites saillies savoureuses de Soumission ne doivent cependant pas occulter l’arrière-plan général de l’ouvrage, beaucoup plus vaste, qui pose un diagnostic froid et clinique sur les mentalités françaises en 2022. C’est assurément dans ce domaine que la lucidité de Houellebecq est la plus aiguisée avec la description de trois forces plus ou moins structurées qui tentent de prendre à bras le corps un avenir évanescent. Pour les besoins du roman, ces forces s’incarnent dans des partis politiques, lesquels s’affrontent à l’occasion de l’élection présidentielle de 2022. Là encore, peu importe l’ironie féroce de l’auteur contre Bayrou, Hollande et autres représentants du peuple ; l’important est ailleurs, dans l’épuisement du politique et l’érosion de toute destinée commune.

Le premier courant vaguement idéologique est ce qu’il reste de l’humanisme libéral une fois que ce dernier a sapé toutes les fondations de la société (sens du travail, rôle de l’école, etc.) : un individualisme forcené qui tourne sur lui-même, dans le vide d’une société d’hyper-consommation. Les descriptions de Houellebecq sont toujours aussi saisissantes : « Les plats pour micro-ondes, fiables dans leur insipidité, mais à l’emballage coloré et joyeux, représentaient quand même un vrai progrès (…) ; aucune malveillance ne pouvait s’y lire, et l’impression de participer à une expérience collective décevante, mais égalitaire, pouvait ouvrir le chemin d’une résignation partielle ». N’oublions pas, cependant, que la recherche de ce confort ludique et pratique demeure l’une des dernières aventures postmodernes – sans quoi la société se serait écroulée depuis longtemps sur son propre vide. En tout état de cause, ce libéralisme est à bout de souffle programmatique et ne survit que grâce à ceux qui y trouvent un intérêt bien compris. Ainsi, les responsables du centre droit et du centre gauche, qui se partagent l’échiquier politique depuis des décennies, en ont fait une sorte de prêt-à-penser bien pratique pour conserver leurs postes et privilèges afférents. L’UMP, le PS et les diverses formations centristes seront d’ailleurs les premiers à rallier la Fraternité musulmane à la condition expresse, évidemment, de récupérer plusieurs portefeuilles ministériels.



Le deuxième courant, défini comme « identitaire », s’incarne dans le Front national de Marine Le Pen. En 2022, il continue à personnifier la résistance à la mondialisation mais tend progressivement à sortir de l’histoire. Son logiciel idéologique, tout à fait louable (une sorte de nationalisme républicain), se tourne davantage vers un passé prestigieux qu’il ne propose un élan créateur. En outre, il lui manque une assise religieuse qui serait en mesure de proposer à chaque citoyen non seulement un avenir commun mais aussi une voie de salut personnel. « Jamais le Front national n’a réussi à percer chez les catholiques, ils sont trop solidaires et tiers-mondistes » prévient Houellebecq[2]. A une époque marquée par le retour du religieux, cela constitue un handicap insurpassable. C’est pourquoi la mouvance identitaire peine à constituer une alternative viable. N’est-elle pas devenue le pendant des « Indigènes de la République », c’est-à-dire des « Indigènes européens » qui témoignent d’un vieux monde en voie de disparition.

C’est dans ce contexte que la Fraternité musulmane s’immisce dans le jeu politique pour se faire le héraut d’une politique conservatrice, démocratique et islamique. Et gagne les élections de 2022. Une nouvelle fois, ce n’est pas la politique fiction – dont de nombreux commentateurs se sont gaussés, pensez bien un parti musulman au pouvoir ! – qui importe ici, mais le courant puissant et souterrain qui travaille une partie de la société française et qui, demain, pourrait se présenter comme un projet novateur et prescriptif. Sans jouer les Cassandre, il suffit de s’appuyer sur les chiffres de la démographie : avec près de six millions de musulmans, la France est le pays dont la part relative de la population musulmane est la plus importante en Europe. Ce chiffre étant en nette augmentation chaque année avec la poursuite de l’immigration extra-européenne et la vigueur démographique des musulmans : pour l’année 2008, 151 000 naissances pour 180 000 non-musulmans[3]. À cela s’ajoute un phénomène tout à fait inattendu : l’évolution de la communauté musulmane ne subit pas le processus de sécularisation qui a marqué les populations catholiques, de plus en plus éloignées de leur système religieux. Contrairement à tous les pronostics, les jeunes générations de musulmans (issues de la deuxième et troisième génération d’immigrés) sont de plus en plus pieuses et respectueuses des règles et des interdits de l’islam. Dans ce contexte, l’islam est devenu un véritable marqueur d’identité, d’où les demandes de reconnaissance voire les revendications qui l’accompagnent.

Le roman d’anticipation de Houellebecq n’a donc rien d’un fantasme islamophobe. Ce jugement est d’ailleurs incompréhensible au regard de l’islam qui y est présenté. La grande force de Soumission étant justement d’éviter sa caricature pour en proposer une version tout à fait plausible dans le contexte politique français et européen. Cet islam porté par un leader tout en rondeur est compatible avec les institutions républicaines (et donc la démocratie) et respectueux de l’économie de marché. En revanche, son programme est très clairement conservateur et se concentre sur deux domaines essentiels : l’éducation et la famille. En somme, et c’est le cas de tous les groupes politico-religieux, il refuse la morale laïque, réfute l’égalité homme/femme et dénie le droit d’expression aux minorités jugées déviantes. La dimension la plus novatrice de ce parti islamique reste cependant la politique étrangère avec la volonté de réorienter l’Europe vers la Méditerranée et de poser ainsi les piliers d’un vaste empire à la romaine, désormais porté par le glaive de l’islam.

C’est dans ce contexte que se débat le « héros » houellebecquien, sorte de nihiliste victimaire porté sur la bouteille et sur l’entrejambe des jeunes femmes. On le devine, il finira par se convertir à l’islam sous l’influence d’un énigmatique universitaire : Rediger. Cet ancien identitaire envisage l’islam comme la dernière chance de l’Occident. Lecteur de Guénon et de Nietzsche, il en propose une lecture plus mystique que djihadique :

« Voyez-vous, poursuivit-il, l’islam accepte le monde, et il l’accepte dans son intégralité, il accepte le monde tel quel, pour parler comme Nietzsche. Le point de vue du bouddhisme est que le monde est dukkha – inadéquation, souffrance. Le christianisme lui-même manifeste de sérieuses réserves – Satan n’est-il pas qualifié de “prince de ce monde” ? Pour l’islam au contraire la création divine est parfaite, c’est un chef d’œuvre absolu. Qu’est-ce que le Coran au fond, sinon un immense poème mystique de louange ? »[4].


Pour autant, le personnage principal s’il est volontiers charmé par ce discours n’en reste pas moins un mécréant. Son itinéraire est d’autant plus révélateur que, spécialiste de Huysmans, il est en recherche d’une nourriture spirituelle qui pourrait combler son vide existentiel. Et à l’image du grand écrivain normand, revenu au catholicisme à la fin de la vie, il tente quelques échappées du côté de la retraite monastique. Mais rien ne se passe. Il est sec comme les Lumières du XVIIIè siècle. Il n’a donc plus aucune raison de ne pas se soumettre à une religion qui lui offre le confort de vie que la société libérale n’était plus en mesure de lui assurer. Il n’a pas avancé d’un pas, mais « il fallait se rendre à l’évidence : parvenue à un degré de décomposition répugnant, l’Europe occidentale n’était plus en état de se sauver elle-même – pas davantage que ne l’avait été la Rome antique au Vè siècle de notre ère »[5].

Les romans d’anticipation ont l’avantage de ne jamais se réaliser complétement même s’ils dessinent avec une lumière pénétrante les processus à l’œuvre dans l’inconscient collectif. Ainsi la soumission avec laquelle joue le nihiliste occidental ne constituera sûrement pas le dernier mot de l’histoire. Il reste que les événements tragiques de ces derniers jours en appellent à une réaction dont on peine à voir surgir, aujourd’hui, les linéaments. Espérons que nous aussi, dans cette nouvelle configuration des possibles, aurons l’occasion de prononcer la dernière phrase du roman : « Je n’aurai rien à regretter ». 





 Publié dans Causeur.fr







[1] Michel Houellebecq, Soumission, Paris, Flammarion, p. 154.
[2] p. 110.
[3] Chiffres tirés des études de Michelle Tribalat.
[4] p. 261. On aura bien entendu reconnu la « patte » islamophobe de Houellebecq !
[5] p. 276.

2 commentaires:

  1. Je ne comprends pas votre analyse d'un "individualisme forcené", de "ce libéralisme" méprisant, accolé à un extrait qui cible ... le collectivisme : "expérience collective décevante, mais égalitaire" !!!

    Vous pensez vraiment qu'un libéral est à la recherche de collectivisme et d'égalité dans le premier supermarché venu ? Ou vous cherchiez un terme commun négatif à défaut d'une explication plus claire ?

    Ne confondez par libéralisme avec socialisme.

    Amike

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  2. D'Alexis de Tocqueville à José Ortega y Gasset en passant par Gustave le Bon, l'individualisme est effectivement l'envers (et donc le reflet) du collectivisme. Nous sommes passés de l'individu massifié à l'individu atomisé avec ce délicieux progressisme qui fait croire aux jeunes gens modernes que leur individualité rime avec singularité quand elle n'est que la manifestation de l'uniformité. L'individu institutionnalisé (pris en charge par le gouvernement des affects - biopolitique) plongé dans le grand marché ne se croit unique que dans la mesure où il est l'expression du Même, sous de multiples visages (ou variantes). Mais c'est vrai que l'on peut difficilement rapporter cela à l'idée libérale; quant au libéralisme, il est à la liberté ce que l'égalité était au communisme.

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