mercredi 9 mai 2012

L'agonie de Poincaré


En 1926, Raymond Poincaré, figure de la Troisième République, président de la République de 1913 à 1920 et Président du Conseil de 1922 à 1924, est rappelé aux affaires pour tenter d'assainir les finances de l'Etat et régler la crise qui oppose le gouvernement aux milieux financiers sur la question des emprunts et de la dette de l'Etat. Poincaré remplace le Franc Germinal par le Franc Poincaré, qui vaut cinq fois, et se fait l'artisan d'une politique d'austérité rigoureuse. Le 27 juillet 1929, malade et fatigué, il se retire de la vie politique. Le krach boursier du 24 octobre 1929 n’autorisera à l’accalmie financière obtenue par Poincaré qu’une courte existence. Jeune assistant parlementaire à l'époque, l'écrivain Jean-Pierre Maxence livre sa vision du dernier combat à la Chambre de Poincaré, le 26 juillet 1929:

"Je le voie encore à la tribune de la Chambre. Il a déposé devant lui un dossier énorme. Épaules voûtées, oeil terne, voix sans métal; il fait vieux. Trente-huit heures presque sans manger, sans dormir, il va plaider, trente-huit heures il va exposer l’aspect formel de la question, sans omettre un document, une date, un détail. Briand est au banc des ministres : il plaisante, serre des mains, somnole. Dans les couloirs, l’atmosphère est lourde, fiévreuse. Les anciens combattants ont manifesté l’avant-veille dans la rue. On annonce pour le soir un meeting de jeunes à Bullier. Sur les bancs mêmes de la majorité, un silence gêné. On n’applaudit guère. On ne soutient pas ce vieillard qu’on voit s’enliser. Perdus l’auréole, le prestige ; à demi perdu le respect. Encore vingt heures de débat. Poincaré s’épuise, il n’en peut plus. Sa première intervention est finie, il va descendre. Un silence se creuse comme une tombe. On a presque pitié de cet homme ! A je ne sais quoi de brisé en lui on sent qu’il a dit ses dernières paroles de ministre, qu’il a achevé son morne, interminable, son monstrueux testament. Le voici qui regagne sa place : c’est un cadavre qui marche encore.


Dehors, tandis que Poincaré s'use, il fait tiède, une belle nuit d'été. J'entre à Bullier. L'immense salle est comble, surchauffée. Une foule s'indigne, hurle en cadence, bat des mains, trépigne. Quand arrive mon tour de parole, devant ces milliers de têtes dressées, ces milliers de visages tendus, je ne vois plus rien qu'une masse sombre sous l'éclat des lustres. C'est la première fois que je dois aborder une grande enceinte. La multitude exalte, porte, suggère. Il est plus facile de haranguer un auditoire innombrable qu'une poignée d'hommes dans une arrière-salle de café. La foule est passionnée, elle est femme. Elle jouit de chaque coup, vibre à chaque image, elle appelle. Je commence: "Mesdames, Messieurs, Monsieur Pojncaré..." Une tempête, un ouragan, une avalanche de huées accueillent ce nom. Elles montent, déferlent, traînent, puis reprennent. C'est une sorte de cri de l'instinct. Il n'est pas besoin de rien démontrer à cette foule, il suffit de lui fournir quelques images, et, la première, celle qui la cabre le plus puissamment, qui la fouette comme un soufflet, c'est celle du petit homme rabâcheur que je viens de quitter plaidant à une autre tribune une cause qui, ici, fait horreur. Dans cette protestation sommaire, quasi animale de l'auditoire, je sens de la haine. Cet homme a déçu. Les gens qui sont là devant moi, ce sont ceux qui crurent en lui, qui, les premiers, lancèrent la légende du "Grand Lorrain". Il ne reste plus rien du mirage! Détesté par les communistes, Poincaré est maintenant haï par les autres. Cet homme est seul dans le pays comme il est seul au Parlement. Et s'il garde des fidèles, ce sont de ceux qui ne parlent guère, qui se terrent, qui ne commandent point à l'évènement. Poincaré désormais appartient au passé."

Tiré de : Jean-Pierre Maxence. Histoire de dix ans. Editions du Rocher. p. 110. (Gallimard, 1939 pour la première édition). 



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