samedi 20 septembre 2014

Les trois rêves d'une jeune cadre selon Brian de Palma

            Avec Passion, Brian de Palma s'essayait avec succès au remake de Crime d'amour, le dernier film d'Alain Corneau, sorti en 2010 sur les écrans. Comparable par son sujet au Loup de Wall Street, sorti en 2013, Passion est passé injustement plus inaperçu. De Palma impose pourtant là encore son style, entre manipulation perverse et virtuosité graphique. 


                     Le trader et le publicitaire possèdent la faculté de séjourner en permanence dans un univers coupé du réel. Dans l'imaginaire qui leur est propre, pas de place pour la dimension tragique de la condition humaine. Une certaine efficacité le requiert. Il y a là une sorte de prouesse, mais quel en est le « prix » ? Sans doute seule la fiction est-elle en mesure de l'évaluer quelque peu. Ainsi, c'est le milieu où ces individus déploient leur savoir-faire, celui des firmes tournées vers la spéculation ou le marketing à grande échelle, qui a inspiré les derniers films de Brian de Palma et de Martin Scorsese : Passion et Le loup de Wall Street, sortis en 2013. Si ces films sont, chacun dans leur genre, remarquables, il faut bien reconnaître qu'ils ont été inégalement remarqués. Les tribulations du « loup » Jordan Belfort ont remporté le succès que l'on connaît, tandis que les manœuvres sournoises des personnages de Passion, quelques mois plus tôt, n'avaient fait qu'un passage discret sur les écrans. Pourtant, les deux cinéastes, qui appartiennent à la génération dite du Nouvel Hollywood, surgie dans les années 70 et se souciant peu des codes dominants, offrent là des visions critiques différentes mais complémentaires du monde des affaires.
                        De ces deux longs métrages, c'est Passion qui retiendra notre attention. Centré sur les relations internes à l'entreprise, le film offre une nouvelle variation des thèmes de prédilection de Brian de Palma, tel le lien entre stratégies de pouvoir et perception pathologique du réel. Pour ce thème en particulier, le choix du milieu publicitaire était tout indiqué. En effet, voilà des experts qui s'ingénient à fournir au consommateur son « ketman » - c'est-à-dire, pour reprendre la notion du poète Czeslaw Milosz, cet objet imaginaire sur lequel se concentre toute l'attention de l'esclave pour oublier sa condition - et qui sont eux-mêmes victimes de la machine à illusions qu'ils font tourner. Ainsi aliénés, rien ne les préserve des leurres du pouvoir et de la compétition acharnée.



                        Notons qu'à la différence du Loup de Wall Street où l'avidité et l'agressivité se manifestent au grand jour, ces mêmes « passions » avancent ici masquées la plupart du temps. Ce qu'illustre déjà la tonalité du personnage principal, Isabelle, laquelle occupe un poste de cadre dans la filiale allemande, établie à Berlin, d'une grande agence de publicité ayant son siège à New York. Quand Belfort, dans le « Loup », parle haut et fort, le micro à la main, Isabelle, en ce qui la concerne, reste mesurée en paroles mais vit les situations avec une violence intérieure qui s'exprime par des rêves et des actes de sauvagerie. Tempérament perturbé ? Pas seulement. Les tourments qui l'agitent ont tous les symptômes du mal-être des cadres, ces intermédiaires efficaces, ni détenteurs de l'initiative réelle, ni simples exécutants, toujours en quête d'un plus et par là-même agents dynamiques d'un système dont ils vivent la démesure par procuration. De ce fait, on peut dire que l' « hubris » à l'oeuvre dans Le loup de Wall Street prend un aspect volontiers tapageur et flamboyant, alors qu'elle suit dans Passion les détours souterrains de la tragédie.

Ces souterrains sont sont avant tout ceux où s'établissent les perceptions, là où tout se joue. Le film montre comment se répondent un certain type de perception du monde (et d'autrui) et la logique de l'intérêt régnant dans toute grande entreprise commerciale qui se respecte. 
Aussi, Koch Image International, celle sur laquelle le réalisateur braque sa caméra, est-elle le reflet d'un milieu qui ne jure que par la transparence et l'immédiateté. Cet aspect oriente d'ailleurs la mise en scène dans un sens - cadre dépouillé, atmosphère froide - qui ne doit pas dérouter.
                        Un monde transparent à lui-même ? Surfaces vitrées et design lisse affirment d'emblée ce credo, qui se manifeste plus encore par cette curieuse manie d'enregistrer visuellement les faits et gestes des uns et des autres. Depuis la surveillance vidéo des locaux de l'entreprise jusqu'aux images que chacun prend par smartphone pour espionner. Catégorie dont relèvent même les images du fameux spot publicitaire, filmant des passants à leur insu. Naturellement, toutes ces images enregistrées, leitmotiv obsédant et enjeu du récit,  ne valent que comme instruments de pouvoir. 
                        L'immédiateté ? C'est d’abord la proximité, en partie factice, qui sévit entre les membres de l'agence, vrai-fausse convivialité, désormais entrée dans les mœurs, mêlant affection et rapport hiérachique, vie privée et vie professionnelle. Le film s'ouvre d'ailleurs sur une séance de travail détendue d'Isabelle au domicile luxueux de sa patronne, et non dans les locaux de l'agence. Mais ce culte de l'immédiateté passe également par une communication en temps réel tous azimuts. L'ubiquité à portée de main, en somme.
                        
Ayant ainsi foi en la transparence et l'hyperconnexion (même dans son bain, chez elle, la directrice utilise son ordinateur pour envoyer des mails), ces commerciaux qui se veulent pourtant « créatifs » croient détenir un accès direct à la vérité du réel. En fait s'affirme le règne du simulacre et l'extension du champ des manipulations. Sous les écrans, l'opacité des intentions. Derrière les relations « cool », la férocité. Tel est cet aimable microcosme, qui s'affaire à créer des spots publicitaires, vendus à de grandes marques.

                                                                         Tragédie et fable

                        La base de l'intrigue est simple. Une campagne de publicité doit être élaborée pour un nouveau modèle de smartphone. Il faut réaliser un spot. Seule Isabelle a une idée originale, source de profits importants pour l'agence. La directrice, Christine, s'attribue sans scrupules son idée devant le PDG new-yorkais, dans le but de favoriser sa propre promotion au sein de la multinationale. L'assistante d'Isabelle, Dani, la soutient et l'aide à court-circuiter Christine auprès du PDG. S'ensuit une série de manipulations entre les trois femmes. Le calcul permanent qui, dans ce milieu de faux-semblants, sous-tend jusqu'aux liens affectifs, a fini par transformer l'Autre en rival. La mécanique du double déploie ses pièges. La fatalité de la tragédie trace son chemin. De Palma revendique lui-même le terme pour son film. A juste titre. Mais c'est une tragédie à l'intérieur d'une fable, laquelle se reconnaît tous les droits de la fiction.
                        De fait, en grand maître de l'analogie et du sens à multiples détentes, le réalisateur utilise les ressources de la dramaturgie pour la dépasser. Avec ces « motifs » du récit qui reviennent comme dans une sonate, ces scènes-emblèmes, ces objets-symboles (l'écharpe notamment) ou encore ces plans suggérant plusieurs visions derrière une même image, il s'efforce d'accorder le regard du spectateur aux significations secondes, emboîtées comme des poupées gigognes.
                    Ce rayonnement intérieur du film s’intensifie au milieu du récit. L'humiliation publique, qu'au cours d'une petite réception entre cadres Christine fait subir à Isabelle, va conduire cette dernière à faire plusieurs rêves. Lesquels, par trois fois, vont alors rythmer le récit. Moyen pour le cinéaste de montrer les choses à partir de ce regard intérieur. On est là hors connexion. Cette vision onirique, avec sa vibration émotionnelle et créatrice, rendue par l'inclinaison du cadrage et une étrange lumière bleutée, s'oppose à la prétendue vérité objective des images platement filmées par smartphones et caméras de surveillance. Ce regard intérieur, qui n'enregistre pas mécaniquement l'insaisissable réalité, s'avère en fait plus pénétrant.



                                                             Les voyeurs sont des non-voyants

                 A travers les rêves de son personnage, De Palma invoque le regard distancié comme mode de connaissance. A l'opposé : l'aliénation du regard par le déferlement des images techniciennes, duplicatas trompeurs de la réalité. Dans cette perspective, il est clair qu'Isabelle représente la figure du voyant dans un monde de voyeurs. Corollaire direct : les voyeurs sont des non-voyants. Passion réaffirme ici avec une force peut-être inégalée jusque-là ce que son auteur donne à méditer depuis une quarantaine d'années. Ainsi, Christine, hyper-voyeuse par volonté de puissance, porte-t-elle à deux reprises, dans ses moments de jeu et de fantasme, un bandeau noir sur les yeux. Cet auto-aveuglement symbolique causera d'ailleurs sa perte, puisqu'en raison de sa cécité profonde sur les remous du coeur humain, elle ne se doute pas une seconde du terrible ressentiment dont elle est l'origine, et c'est donc avec son bandeau sur les yeux qu'au cours d'une scène redoutable, elle s'avance ingénument vers sa meurtrière.
                Mais auparavant, point essentiel, le regard d'Isabelle, de voyant est aussi devenu voyeur. Notre berlinoise acquiert donc la particularité d'alterner les deux modes, mais sans faire exception au principe, puisque ceux-ci sont séparés par la frontière entre le rêve et la veille. Toujours cet état contradictoire, instable, qui tourmente Isabelle, l'intermédiaire. C'est là l'objet d'une scène capitale où le phénomène intérieur de la perception se donne à voir et devient un ressort dramatique. Grâce au procédé du split screen (écran divisé en deux images, par   utilisation du principe de l'analogie jusque dans la structure de cet écran), on assiste alors en même temps à ce qui se trame dans la maison de Christine et au spectacle d'un ballet sur une musique de Debussy. Moment de civilisation presqu'irréel au milieu de l'atmosphère viciée de l'intrigue, le ballet est exécuté avec élégance par un couple harmonieux. La portée de cet épisode chorégraphique ne se laissera entrevoir que progressivement. Grâce lumineuse face au sombre exercice de la vengeance. Mais surtout profession de foi depalmienne dans la création artistique et dans sa valeur cognitive, en face des artifices du milieu publicitaire, faussement créatif et aveuglé par l'intérêt. C'est dans ce contexte qu’une succession de plans montre le regard concentré d'Isabelle passer du ballet auquel elle assiste, à la maison de Christine où elle se rend avant la fin du spectacle et où elle commence à l’espionner. En changeant d'objet, son regard a changé de nature. C'est là indiquer l'inaptitude de notre publicitaire à mûrir par la contemplation de l'art. C'est révéler sa contamination par la logique de l'emprise sur l'Autre, logique du ressentiment et du double.
                       
Isabelle se laisse effectivement happer par la mécanique du double. Le masque vénitien qu'elle porte au moment du crime revêt, sous une forme stylisée, les traits de Christine. Celle-ci lui ayant fait perdre la face, elle lui emprunte donc la sienne par défi, mais plus qu'elle ne le pense  puisque cette mentalité prédatrice, elle la lui emprunte également. Chez De Palma, le phénomène du double, caricature du principe de l'analogie, est pathologique. On le sait depuis Sisters (1973) et ses siamoises séparées par le chirurgien. Dans l'univers du cinéaste, héritier en cela des mythes les plus traditionnels, c'est le domaine de l'obsessionnel, de l'instable, du stérile. Le scène du split screen est à cet égard éloquente. Là est mis en parallèle, d'un côté, l'harmonie de l'ensemble danseuse-danseur (relation analogique), de l'autre, le conflit mortel entre les deux femmes, dont la relation est marquée par l'ambivalence sexuelle de Christine (rapport au double). Plus loin dans le récit, cette version lesbienne du double ressurgit et Isabelle, dont l'hétérosexualité est connue depuis le début, subit à nouveau, de la part de son assistante Dani cette fois, un chantage visant à obtenir d'elle des faveurs sexuelles. D'où « naît » un second affrontement. Serait-ce que, fondamentalement, le double ne serait pas fécond, sauf en conflits ?

                                                                         Le parallèle caché
                       
                        La fable, à ce niveau, laisse voir un parallèle audacieux que l'on peut énoncer ainsi : les modes de perception et les modes de relation, selon qu'ils procèdent du double ou du principe de l'analogie, apparaissent stériles ou au contraire féconds. D'où il ressort, en pratique, qu'une perception du monde faussée par le piège du double détourne l'énergie créatrice vers les stratégies de pouvoir (chez Christine, toute faculté créatrice éventuelle est tarie à la source par l'obsession de son plan de carrière), comme ce piège du double détourne l'énergie de la libido vers les fantasmes et la volonté d'emprise (Christine a besoin d'accessoires androgynes avec son compagnon, elle est attirée par Isabelle, et manipule l'un et l'autre comme des marionnettes).
                        En d'autres termes, le parallèle énoncé plus haut se traduit de la manière suivante. D'une part, il apparaît que la perception « voyeuse » de la publicité marchande n'aboutit qu'à des images filmées sans inspiration, des duplicatas de la réalité apparente, doubles caricaturaux qui ne font rien naître dans l'âme du spectateur, simples produits stériles. De même sont vouées, par nature, à la stérilité les tendances lesbiennes, doubles en matière de sexe, qui s'expriment chez la directrice et chez l'assistante à l'égard d'Isabelle. D'autre part, si l'on veut bien suivre le parallèle, se situe, en face, la perception relevant de l'analogie, perception « voyante » qui ouvre la voie à la fécondité artistique et notamment à la création cinématographique véritable, dont De Palma dit là tout ce qui la sépare de la publicité et de la marée infâme des images prosaïquement filmées. Dans le même sens, la relation danseuse-danseur, incarnation de l'analogie par excellence, est féconde, aussi bien par nature que sur le plan artistique, qui sublime ainsi le tout.    
                       
Justin Novak - Disfigurine 10

On saisit toute la portée de la scène du ballet, révélatrice du principe caché qui soutient la fable. Scène dont le choix s'éclaire encore quand on connaît l'intérêt du cinéaste pour l'art du ballet, qu'il qualifie de « métaphore de toutes les oeuvres artistiques ». Il faut souligner que cet intérêt n'est pas sans rapport avec le cinéma puisqu'il est étroitement lié à son admiration sans réserve pour le film-culte de Powell et Pressburger, Les chaussons rouges (1948), film d'un antinaturalisme déclaré et également vénéré par Scorsese et Coppola. En outre, on se souvient d’un précédent : la séquence de L'impasse (1973), dans laquelle Carlito est littéralement transporté par la vision qu’il a, depuis un toit voisin, de son amie répétant des mouvements de ballet dans une salle de danse. Cas de figure rarissime où, par l'effet de l'art sublimant la beauté, le voyeur devient voyant.
                       


                                                             Réalité du cauchemar

                       
L'enseignement ultime de cette fable est sans appel. L'ubiquité tant fantasmée par ces « commerciaux créatifs » advient finalement dans le troisième rêve de notre jeune cadre. En l'occurrence, un cauchemar comme on n'en souhaite à personne. Tout s'y conjugue pour causer sa perte. Les éléments de la réalité, mêlés cette fois avec un élément d'imagination pure (une jumelle vengeresse), y sont redistribués d'une telle façon qu'elle pourrait croire, à son réveil, que tout y est faux. Et pourtant...  A cette occasion, on se rend compte que derrière la panoplie d'objets techniques que répand la publicité marchande sur la foi d'un sort ainsi domestiqué, le tragique est toujours là. Plus encore, ces objets, loin de conjurer le destin, peuvent fort bien s'en révéler des vecteurs implacables. De fait, dans ce dernier rêve d'Isabelle, dépourvu de paroles, l'inévitable téléphone portable, comme détenant une capacité maléfique, se met à sonner sans que l'on sache pourquoi et déclenche ainsi tout seul le dernier acte de la tragédie. Au coeur de la nuit, sa sonnerie impersonnelle et obsédante retentit alors comme la voix du malheur.
                        Selon son habitude, Brian de Palma ne recourt au dionysiaque que pour servir une forme et un propos foncièrement apolliniens. Le simple « entertainment » n'est pas son fait, comme le clamait Phantom of the Paradise, dès 1974. Cette part de dionysiaque, il ne faut pas s'y tromper, il l'inscrit sciemment dans une tradition qui, loin de flatter les penchants au dérèglement des actes et des perceptions, au contraire les fustige. Relevant de la catharsis, l'esthétique du cinéaste puise en effet une part de son inspiration dans l'ancien Parnasse européen. De nombreuses allusions, dans l'ensemble de son oeuvre, en témoignent. Aussi, à la manière des auteurs italiens de la Renaissance, place-t-il au-dessus du bon goût, trop facilement conciliant, le « grand goût », selon l'expression consacrée, c'est-à-dire le sublime d'une vision intérieure intemporelle et sans concession pour les tares de notre époque.



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