dimanche 11 mai 2014

Uomini contro ("Les hommes contre")


Gebirgskrieg, la « guerre de la montagne », c'est ainsi qu'Allemands et Autrichiens nommaient le conflit qui les opposaient, au cours de la première guerre mondiale, à l'armée royale italienne dans les Alpes, il y a quatre-vingt dix neuf ans. Les premières salves du conflit ont été tirées par la marine italienne le 24 mai 1915 contre la ville autrichienne de Cervignano del Friuli, tandis que la flotte austro-hongroise bombardait Ancône, et le premier mort italien, Riccardo di Giusto, tombe le même jour face à l'ennemi. De 1915 à 1918, l'Italie perdra 650 000 hommes dans une guerre de position sanglante, version alpine de la guerre de tranchées qui s'installe sur le front de l'ouest. Les tranchées, boyaux et fortifications des Italiens et des Autrichiens sont taillées elles dans la roche et les combats se déroulent quelquefois à plus de trois-mille mètres dans des conditions si épouvantables qu'il est difficile de se les figurer. 

         L'action de Uomini Contro, « Les hommes contre » en français , film italien réalisé en 1970 par Francesco Rosi, se déroule au cours des cinquième et sixième batailles de l'Isonzo, menée entre février et août 1916, alors que les Austro-Hongrois s'emparent du plateau de l'Asagio. Ces affrontements se sont inscrits dans le cadre de la campagne de l'Isonzo, une série de douze offensives majeures qui vont saigner à blanc progressivement, tout autant l'Autriche-Hongrie que l'Italie. Le film est inspiré du roman Un anno sull’altipiano, « Un an sur les hauteurs », publié en 1938 par Emilio Lussu, un Italien interventionniste qui raconte son expérience des combats autour du plateau d'Asagio au sein de la Brigade Sassari, unité majoritairement composée de Sardes et l'une des plus décorée de la première guerre mondiale.

         Les clichés et les contre-vérités ont la vie dure en histoire car ce sont toujours les vainqueurs qui monopolisent le récit des  événements. Tout comme le mythe d'une armée française qui n'aurait presque pas combattu en mai 1940, il ressort aujourd'hui, d'une version officielle très expurgée et très simplifiée de la guerre de 14-18, que l'Italie s'est illustrée avant tout par l'opportunisme de son gouvernement et l'incompétence de ses armées, sanctionnée par le désastre de Caporetto en novembre 1917. Les commémorations n'ayant pas pour seul but de balader les préfets et les présidents mais ayant également pour fonction,  selon le sens original de commemorare, d' « avoir mémoire », elle peuvent donc utilement servir à rappeler le détail d'événements parfois mal connus et de parler aussi des œuvres qui les ont rappelé mais ont sombré elles-mêmes dans l'oubli. Du front austro-italien en 1915-1918, on dira simplement qu'il fut un tel enfer qu'il fit sortir le fascisme et une conception nouvelle de la violence des tranchées de pierre de l'Isonzo. De Uomini Contro, on peut dire qu'il représente, avec Les Sentiers de la gloire de Kubrick, Pour l'exemple de Joseph Losey ou Johnny got his gun de Dalton Trumbo, l'une des œuvres les plus engagées et les plus dures ayant pour sujet la première guerre mondiale. Les sentiers de la gloire et Pour l'exemple (King & Country dans le titre original) sont très similaires en ce que le réalisme de la représentation des tranchées est quelque peu atténué par une figure d'officier humaniste : le colonel Dax (Kirk Douglas) pour Les sentiers de la gloire et  le capitaine Hargreaves (Dirk Bogarde) pour Kings and country. Le propos et le positionnement politique de Francesco Rosi sont plus radicaux cependant que ceux de Kubrick ou de Losey, tout simplement parce que la réalité politique du front italien est toute autre que celle du front de l'ouest. 


         Si, dans les Les sentiers de la gloire ou Pour l'exemple, le soldat Férol (joué par Timothy Carey, « l'acteur le plus maléfique d'Hollywood ») ou le simplet Arthur Hamp (Tom Courtenay), illustrent le destin d'individus modestes happés par le conflit et sa logique absurde, Les hommes contre va beaucoup plus loin dans la figuration de la lutte des classes au sein même des tranchées. Le général Leone (Alain Cuny), évocation du général Luigi Cardona, dont le nom reste attaché à la boucherie et à la défaite de Caporetto, envoie les hommes de troupe au massacre, se révélant tout au long du film toujours plus inhumain, aveugle et fanatique. La scène durant laquelle il réclame des volontaires pour aller couper des barbelés sous le feu des mitrailleuses, équipés de la cuirasse Farina, témoigne à elle seule de l'absurde logique d'un conflit industriel dans lequel ceux qui prennent les décisions sont encore, en termes militaires, des hommes d'avant-Clausewitz, et qui n'ont pas plus intégré le concept de guerre totale que celui de conflit industriel. Les cuirasses Farina ont réellement existé, elles ont été produites à une trentaine d'exemplaires et quelques utilisations sur le champ de bataille ont suffi à démontrer que l'armure ne pouvait décidément plus rien contre les mitrailleuses. Sur le front de l'ouest, l'initiative eu son équivalent avec l'invention et l'utilisation en France de la brouette blindée, tout aussi absurde et meurtrière. Dans le film de Rosi, les malheureux soldats qui avancent lourdement, à demi hébétés et aveugles, sont fauchés en une passe de mitrailleuse. 

         Face au général Léone, deux personnages incarnent deux types politiques qui vont jouer un rôle majeur dans l'Italie d'après-guerre. Le lieutenant Sassu (Mark Fréchette) tout d'abord, avatar d'Emilio Lussu, l'auteur d'« Un an sur les hauteurs », un jeune sarde idéaliste et interventionniste qui est confronté brutalement à la réalité de la guerre et à l'inanité des décisions prises par les haut-gradés. Le lieutenant Ottolenghi ensuite (incarné par Gian Maria Volonté), socialiste convaincu, qui explique à Sassu, alors que des mutineries éclatent au sein du régiment, qu'il faudra bien aller jusqu'au bout et en terminer une bonne fois pour toute avec les gradés et les généraux donneurs d'ordres imbéciles. « Et qu'est-ce que vous ferez quand vous aurez tué tous les généraux ?», demande Sassu. « On montera plus haut », rétorque Ottolenghi. Uomini Contro est ainsi traversé par des scènes saisissantes, qui viennent tous droit des carnets de guerre d'Emilio Lussu. Au cours d'une offensive, le massacre est tellement effroyable parmi les Italiens, que les Autrichiens retranchés en haut de leur piton rocheux, dans leur fortifications, cessent soudain de tirer et appellent les Italiens eux-mêmes à arrêter le carnage au cri de «Assez ! Assez braves soldats italiens ! Ne vous faites pas tuer comme ça !» A ce moment, le lieutenant Ottolenghi se retourne vers les tranchées italiennes et désigne du doigt la silhouette du général Leone, qui observe le conflit à la jumelle : « Camarades écoutez ! Ils sont là nos vrais ennemis ! »

         Francisco Rosi affirme lui-même que Uomini Contro est porteur d'un message politique fort : « Je ne définirai pas ce film comme antimilitariste, a-il déclaré, la saleté de la guerre, sa cruauté, les attaques à la baïonnette, je les montre physiquement, mais ce que j’ai voulu faire en priorité, c’est montrer, à l’intérieur de la guerre, l’oppression d’une classe par une autre, d’une culture par une autre. Les paysans ne comprenaient pas la raison pour laquelle ils allaient mourir, ils ne comprenaient rien à ces symboles sans rapport avec leur existence concrète, mais appartenant à une autre culture. Dans le personnage qui représente la classe dominante, le général, il y a de la folie, folie qui n’est pas seulement en lui, mais qui vient aussi de son métier, de sa responsabilité. »[1] En cela, Rosi ne fait que répercuter fidèlement le propos d'Emilio Lussu dans Un an sur les hauteurs. Son ouvrage démontre une solidarité de plus en plus grande avec ses compagnons d'armes et même avec « ceux d'en face » contre les gradés, contre les décideurs, les politiques et tous ceux qui exploitent et envoient stupidement à la mort des millions d'hommes. « Voici l’ennemi, décrit-il au cours d'une mission de reconnaissance, et voici les Autrichiens. Des hommes et des soldats comme nous, faits comme nous, en uniforme comme nous, qui à présent bougeaient, parlaient et prenaient le café, exactement comme étaient en train de le faire, derrière nous, au même moment, nos propres camarades. »[2]  

         Emilio Lussu tirera de cette expérience un engagement politique très fort. Il combattra le fascisme durant l'entre-deux guerres et deviendra après la seconde guerre mondiale une des figures importantes de la jeune démocratie italienne. Son ouvrage, ainsi que le film de Rosi, illustre cependant un fait capital, à savoir le rôle joué dans l'histoire politique et l'inconscient collectif italien par le traumatisme de Caporetto. La contestation sociale qui va secouer le pays dès 1918, la violence politique et le nihilisme qui marquent les années d'après-guerre naissent à l'ombre des mitrailleuses, dans le chaos des montagnes éventrées par les obus où les hommes se terrent et s'égorgent comme des rats durant trois ans. Le « Me ne frego ! » (« Je m'en fous ! ») des fascistes est né exactement là lui aussi, au point de rencontre entre la guerre totale, la guerre industrielle, le socialisme révolutionnaire, la haine de classe et le romantisme nationaliste.  

         En 1938, l'année où Emilio Lessu a publié Un an sur les hauteurs, Angelo Tasca, journaliste communiste italien,  nomme le chapitre IX de son livre Naissance du Fascisme: « Vers le Caporetto Socialiste ». Dans ce chapitre, Tasca compare la cinglante défaite du socialisme italien au désastre de Caporetto et lui attribue plusieurs causes. D'une part, bien sûr, les coups très durs que lui a porté le fascisme italien, mais, d'autre part, le fait que le Parti National Fasciste ait réussi à s'imposer à la fois violemment et idéologiquement à une classe ouvrière désemparée. Pour Tasca et pour d'autres observateurs, le fascisme italien s'est imposé à la fois par la violence mais aussi par sa capacité à faire perdurer une certaine forme d'esprit de mobilisation patriotique allié à un programme politique se présentant comme une forme alternative de socialisme et de révolutionisme. L'épisode ahurissant de la prise de Fiume en 1919 par D'Annunzio et ses arditi, action dont il convient de rappeler qu'elle fut saluée de Moscou par Lénine en personne, illustre d'une manière différente en quoi l'héritage de la campagne de l'Isonzo et Caporetto ont pu former les conditions pour que naisse le fascisme italien, tout comme le marxisme-léninisme a pu sortir en partie de la catastrophique conduite de la guerre par Nicolas II. Il est utile d'avoir des commémorations pour rappeler ces faits-là et rappeler à la mémoire quelques œuvres méconnues qui en témoignent avec force. 





[1]    Propos rapporés par Michel Ciment dans Le Dossier Rosi, Paris, Stock, 1976 , p. 122
[2]    Emilio Lussu. Un an sur les auteurs. Citépar: http://www.crid1418.org/temoins/2008/11/03/lussu-emilio-1890-1975/

2 commentaires:

  1. " .. Il est utile d'avoir des commémorations pour rappeler ces faits-là et rappeler à la mémoire quelques œuvres méconnues qui en témoignent avec force ".
    Je suis bien d'accord.
    C'est ce que j'attendais, personnellement, de cette année 2014, centenaire du début de la grande guerre, et beaucoup d'autres avec moi. Mais le président Hollande a décidé d'escamoter cette commémoration-là. Trop européenne ? trop patriotique ? trop "française" ? pas assez propice aux thèmes instrumentalisables des repentances diverses ?
    C'est en tout cas le sentiment que j'ai.

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  2. Attendons le 28 juin pour en être sûrs. Ce sera tout de même difficile de passer à côté. Enfin, il faut l'espérer.

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