samedi 21 juillet 2012

Seuls au monde (1)


Qui ne s’est pas déjà laissé bercer par le doux rêve misanthrope d’une terre vidée soudain de ses habitants que l’on pourrait arpenter à loisir dans le silence et la quiétude de la fin des temps ? Evidemment, tout le monde n’est peut-être pas sujet à tout moment à ce genre de manifestations asociales mais tout de même, après une bonne journée à galoper aux basques de la foule des travailleurs pendulaires, qui n’a jamais été effleuré par ce fantasme démiurgique d’être le dernier habitant de la planète ?



            L’idée n’a cessé en tout cas d’inspirer le cinéma, bien qu’elle débouche le plus fréquemment sur des œuvres assez peu optimistes. Plutôt que de s’appesantir sur le poids lourd I am legend (2007) avec Will Smith dont les quelques bonnes idées sont gâchées par une réalisation au tractopelle, on pourrait évoquer pour commencer son illustre ancêtre The last man on earth (1964), de Ubaldo Ragona (diffusé en France sous le titre Je suis une légende), qui a bénéficié de la collaboration directe de Richard Matheson (l’auteur de la nouvelle à l’origine de Je suis une légende) et de celle de l’immense Vincent Price dans le rôle du scientifique portant sur ses épaules le poids écrasant et la culpabilité d’être le dernier être humain à avoir survécu à l’effroyable épidémie qui a transformé l’humanité en zombies assoiffés de sang. Condamné à subir chaque nuit le siège des monstres qui assaillent sa demeure fortifiée et à arpenter le jour la ville déserte qu’il tente de débarrasser des milliers de cadavres infectés qui jonchent les rues, Price réussit à retranscrire par son interprétation le combat qui oppose sa santé mentale de plus en plus vacillante et cette routine effroyable qui le vide peu à peu de toute humanité. Sept ans plus tard, le réalisateur Boris Sagal donnera en 1971 dans The Omega Man (Le survivant) une version nettement plus funky et réjouissante de la survie en terre isolée, avec un Charlton Heston tous flingues dehors et nettement plus détendu que Vincent Price, découvrant les joies d’une société de consommation livrée entièrement à ses caprices et à ses envies. Le I am legend de 2007 a tenté de mélanger avec plus ou moins de bonheur les deux atmosphères mais l’on dira que c’est surtout le Georges Romero de Night of the living dead[1] (1968) puis de Dawn of the dead (1978, Le crépuscule des morts-vivants)[2] qui doit beaucoup à ces deux interprétations du livre de Richard Matheson.



            Dans le cas des adaptations du Je suis une légende de Matheson, si la solitude du personnage principal est dans un premier temps complète et l’éradication de l’humanité consommée, cet état de fait finit par être contredit par l’irruption d’un autre représentant du genre humain ayant lui (ou elle) aussi survécu à l’épidémie. Si l’adaptation de Ubaldo Ragona est celle qui se rapproche le plus du pessimisme de la nouvelle de Matheson, elle préserve cependant les caractéristiques d’une situation marquée par l’irruption du surnaturel (même si la mystérieuse épidémie qui transforme les êtres humains en vampires, zombies ou enragés semble avoir une origine humaine) et elle ouvre la voie au genre du survival horror dont Dany Boyle a le plus sûrement retrouvé les codes en l’extrayant avec 28 jours plus tard (2002)[3] de la voie creusée par Romero avec l’increvable (c’est le cas de le dire) genre du film de morts-vivants. 
       Appartenant à un courant cinématographique parallèle, lui aussi en partie largement enrichi à partir de la riche matrice du roman de Matheson, Virus, film japonais sorti en 1980, a la particularité d’avoir été le film japonais le plus cher de l’histoire du cinéma (16 millions de dollars de l’époque) et d’être aujourd’hui tombé dans le domaine public après un échec commercial aussi colossal que le désastre qu’il décrit. Virus représente une variation intéressante du genre post-apocalyptique. Alors que l’humanité est soudainement décimée par un virus d’origine militaire, les seuls survivants se trouvent être les 863 scientifiques de nationalités diverses vivant dans des bases antarctiques, ainsi que l’équipage du HMS Nereid, un sous-marin nucléaire britannique. A partir de cette situation de départ, le film développe quelques questionnements intéressants et tout d’abord celui de la cohabitation entre les survivants au sein d’un univers clos et confiné au sein duquel les différences de cultures et de nationalités ne tardent pas à être génératrices de tensions. Ces tensions sont d’ailleurs largement aggravées par l’inégale représentation des deux sexes : le groupe de 863 survivants ne comprenant en effet que…8 femmes, de difficiles questions morales ne tardent pas à se poser. Au sein de la petite communauté, c’est donc rapidement toute l’organisation des relations affectives et sociales qui vient à être repensée de façon plus ou moins raisonnée voire violente puisque le problème du viol se pose de manière brutale au sein de cette communauté isolée du reste du monde. En plus d’être confronté à cette redéfinition des relations humaines, le groupe des rescapés de l’Antarctique doit faire face à la menace d’un nouvel holocauste puisqu’alors que les dirigeants des grandes nations ont été eux aussi victimes du virus meurtrier, les systèmes de défense atomique des deux superpuissances (l’histoire rappelons-le est censée prendre place dans les années 1980) assument désormais seuls mais avec une rigueur tout informatique le maintien de l’équilibre de la terreur et menacent d’utiliser l’arsenal nucléaire des superpuissances défuntes au moindre frémissement de la lithosphère. 
            Il serait fâcheux de dévoiler plus, pour ceux qui seraient tentés par son visionnage, le scénario d’un film[4] riche que l’on peut rapprocher de deux autres œuvres de par les thèmes qu’il aborde : On the beach[5] d’une part, réalisé en 1959 avec, s’il vous plaît, Fred Astaire (sans claquette), Grégory Peck, Ava Gardner et Antony Perkins dans les rôles titres et The Quiet Earth[6] (aka Le dernier survivant, film néo-zélandais réalisé lui en 1985). Le point commun qui réunit un classique un peu oublié des années 50, un bide commercial japonais et une obscure production néo-zélandaise est la valeur accordée à la question des relations, ou plutôt de la reconstruction des relations humaines dans le contexte extrême qui prend place après la catastrophe, quelle qu’elle soit. Dans Virus, on l’a vu, le problème provient des tensions qui agitent un microcosme assiégé dans un environnement hostile et claustrophobique, celui d’un Antarctique dont on ne sait s’il est le dernier bastion ou le tombeau de l’humanité. Dans On the beach en revanche (Le dernier rivage en français), le traitement du thème de l’apocalypse mêle la tragédie et l’étude de mœurs. Après une guerre nucléaire dont on n’apprend pas grand-chose, le continent rescapé est cette fois l’Australie qui accueille d’ailleurs comme dans Virus l’équipage rescapé d’un sous-marin nucléaire, américain cette fois. Mais si la vie semble reprendre son cours dans une Australie présentée dans un premier temps comme le nouvel Eden au beau milieu d’un monde dévasté, les habitants de la dernière parcelle habitée du monde comprennent vite qu’ils sont condamnés quoiqu’ils fassent. Les particules radioactives libérées par les déflagrations ont contaminé l’atmosphère, scellant l’arrêt de mort à plus ou moins brève échéance de tout ce qui vit à la surface de la planète. Les différents personnages du film vont donc être contraints d’accepter leur destin inéluctable après avoir tenté inutilement de se rebeller contre celui-ci, principe de toute tragédie. C’est à partir du moment où la résignation s’installe que le film s’oriente vers une étude de caractère qui fait tout son intérêt et toute sa beauté. Chacun ayant compris que la fin est proche mais cependant impossible à prédire avec précision abandonne tout projet survivaliste et s’attache à assouvir la passion ou à rechercher peut-être l’amour que les contraintes de l’existence lui avaient fait négliger. 
        En dépit de son scénario très sombre, On the beach délivre un message extrêmement optimiste. Ce ne sont pas des scènes d'émeutes ou de pillages crépusculaires qui attendent le spectateur mais quelques séquences au cours desquelles on entonne confraternellement au coin du feu le Waltzing Mathilda, hymne officieux des Australiens et des clochards de tous les pays[7] ou une scène durant laquelle un des protagonistes peut enfin s’adonner à sa passion d’enfance : la course automobile. On the beach délivre alors un message empli non plus de tristesse mais de tendresse et de nostalgie, et donne l’impression au spectateur de contempler une humanité que sa fin annoncée pousse une dernière fois à redécouvrir avec émerveillement le spectacle du monde et de l'existence.

(A suivre)

Article également publié sur le site http://hipstagazine.com/

Photographies d'illustration tirées du site: http://www.abandoned-places.com/thumbnails02.htm

[1] Tombé dans le domaine public et donc téléchargeable légalement à cette adresse : http://archive.org/details/Night.Of.The.Living.Dead_1080p
[2] Contrairement d’ailleurs à I am a legend (2007), remake raté, celui de Dawn of the dead (2004) me semble au contraire être une vraie réussite et la scène d’ouverture mise en musique par le grand Johnny Cash est une merveille.
[3] Si d’ailleurs, The last man on earth ou Omega Man ont pu exercer une influence sur La nuit des morts-vivants ou Le crépuscule des morts-vivants de Romero, on remarquera que Dany Boyle avec 28 jours plus tard revient aux codes initiaux du roman de Matheson : d’une part les infectés courent et se comportent avec bien plus de sauvagerie et de vélocité que les zombies de Romero, d’autre part leur origine est humaine et non plus ou moins mythique, voire semi-biblique, comme cela est suggéré dans les films de Romero. Richard Matheson s’était d’ailleurs lui-même amusé de cette origine ambigüe en faisant adopter dans un premier temps à son héros des moyens de défense inspirés de la lecture de Bram Stoker avant qu’il ne prenne conscience de l’inutilité des chapelets d’ail ou des crucifix pour se défendre contre les attaques nocturnes de ses anciens amis transformés en monstres.
[4] Qui doit à son infortune commerciale d’être tombé dans le domaine public et donc d’être disponible en téléchargement gratuit et légal à l’adresse suivante : http://archive.org/details/cco_virus ou sur Youtube ici : http://www.youtube.com/watch?v=6vBAwc23sD8&feature=related
[5] Pour regarder On the beach : http://www.youtube.com/watch?v=8mxvx9gQ8k0&feature=relmfu (Youtube, deux parties)
[6] Visible sur Youtube en plusieurs parties, ça commence là : http://www.youtube.com/watch?v=tOYmHTeXrio
[7] Et en cadeau la très belle version des Pogues qui n’est pas celle du film mais qui vaut largement d'être écoutée : http://www.youtube.com/watch?v=cZqN1glz4JY&feature=related

3 commentaires:

  1. Alors là non, oui mais non, je dis stop, non, pas d'accord...(NDA : Bonjour je suis le commentateur ergoteur et fiérot qui arrive après la bataille avec sa petite info, s'élançant par ce biais dans une tentative tragique de prouver qu'il EXISTE et qu'il a une VALEUR) Bref, merci pour cet article, j'ajoute que j'ai eu la chance de voir l'excellent film "Le Monde la Chair et le Diable" sorti en 1959 que j'ai trouvé excellent, subtilement attachant et dont vous trouverez une très bonne critique ici : http://www.critikat.com/Le-Monde-la-chair-et-le-diable.html . De l'autre côté de l'échelle de valeur il y a aussi un duo cocaïné qui a commis un film évoquant un Paris vidé de ses habitants assez récemment. Amicalement. Un passant nantais.

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  2. Désolé pour la répétition du mot "excellent", preuve de mon enthousiasme, le souvenir de de ce film s'étant réimprimé dans mon cerveau à la lecture de la première ligne de cet article. J'en profite pour aller plus loin : je me rappelle d'une atmosphère singulière, une lenteur ni agréable ni désagréable, intriguante, un point de vue embarqué, comment appelle t-on ça déjà ? Focalisation zéro ? On suit le personnage éperdu dans sa quête, pas à pas, le bruit y est important puisqu'isolé. On a autant envie d'être à sa place, débarrassé de tout, qu'effrayé par cette idée vertigineuse. On veut comprendre, savoir pourquoi. Qui il est, qui il rencontre finalement, fatalement. Est-ce un bien ou un mal? Questions éternelles magnifiquement suggérées dans cette parenthèse désenchantée. Une suspension du temps et de l'espace à laquelle nous avons peut-être tous peur de rêver.

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  3. Merci cher passant nantais.La répétition du terme "excellent" ne nous pose pas de problème ;) L'auteur de cet article n'a eu le loisir d'y insérer une véritable critique du "Monde, la chair et le sang" qui est seulement évoqué mais vous avez l'air bien parti et nous vous invitons vivement à nous proposer ça si c'est le cas. Ce film mériterait en effet à lui seul un traitement plus long. En effet, la première chose qui m'a frappé aussi en le visionnant est le jeu sur les sonorités, ou plutôt l'absence de sonorité dans un monde désert qui renvoie le personnage principal à sa propre et écrasante subjectivité dans un monde où il est la seule et dernière source de bruit. C'est une sensation que seul le désert permet de ressentir. Ca me rappelle une anecdote vraie ou fausse sur une torture mise au point par des petits génies de la CIA en Amérique du sud consistant à plonger un malheureux dans une piscine obscure, équipé de bouteilles, pendant des heures, jusqu'à ce qu'il perde complètement les pédales à force de ne plus entendre que le bruit de sa propre respiration. Suspension du temps, oui c'est exactement cela.

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