dimanche 1 septembre 2013

Tous voiles dehors

      La famille de la novlangue s’est encore agrandie et la phobologie,  science en pleine expansion, compte un nouveau champ d’investigation. La nouvelle venue porte le doux nom de Voilophobie. Elle est née sous la plume de Jean-François Brault, pigiste au Nouvel Observateur, elle pèse dix petites lettres et semble promise, comme toutes ses consoeurs de la famille des –phobies, à un brillant avenir, à l'instar de la transphobie ou de l'alterophobie, devenue presque une discipline olympique. 



            Voilophobie ? Qu’est-ce que c’est encore que ce truc ? « Ne sentez-vous pas cette odeur de soufre qui se répand, chaque jour un peu plus, dans la société française ? », nous interpelle Jean-François Brault dans le Nouvel Observateur. Une odeur de soufre ? Qu’est-ce à dire ? Belzébuth au cul variqueux, lassé de s’attaquer aux bonnes sœurs à cornette, aurait-il décidé d’étendre son ombre malfaisante sur la France de la diversité et sa main griffue jusqu’aux voiles des jeunes musulmanes ?
A lire notre webevangéliste en effet, la voilophobie est devenue une nouvelle facette de l’islamophobie qui se manifeste à travers de multiples agressions « voilophobes » car le voile, signe d’appartenance religieuse, suscite désormais partout la haine et la fureur. Comme ce mouchoir qu’on agite devant le nez du bovin, ce vêtement mal-aimé peut provoquer la charge aveugle des fauves au crâne rasé qui arpentent la France en quête de victimes comme les troupes d’Ecorcheurs du temps de la guerre de cent ans. Le voile, objet d’une phobie, parente mais distincte de l’islamophobie, est un nouveau symbole de liberté et le sujet d’une nouvelle mobilisation. Afin d’appuyer son propos, Jean-François Brault trouve l’argument définitif: « Comme le rappelle l'historienne et parlementaire Esther Benbassa, la figure du bouc émissaire semble s'être transposée en France, des juifs hier, aux musulmans aujourd'hui. » Faire ainsi appel à la compétition mémorielle pour cingler toutes voiles dehors sur un océan de pathos, la démarche est des plus subtiles et surtout des plus avisées. Avec des références pareilles, Jean-François Brault s’impose clairement comme un partisan de la nuance et de la paix civile.

Mais rien de tel tout de même pour occuper les week-ends oisifs que d’organiser des manifs.  Luttons donc, citoyens, contre la voilophobie ! Les habitants de Stockholm ont eu l’idée géniale d’organiser une « Journée du hijab » pour manifester leur solidarité avec les porteuses de voile victimes d’agressions racistes, à l’exception des goélettes. Si ça vient du nord, c’est du tout bon s’est dit Jean-François Brault. Aussi sec, l’idée est adoptée et recyclée. Jean-François Brault appelle lui aussi à l’organisation d’une « Journée du hijab » au cours de laquelle nous sommes tous appelés à porter un foulard sur la tête pour exprimer notre solidarité avec les victimes des agressions voilophobes. Toutes et tous, sans distinction de sexe car, comme le dit le slogan, « Nous sommes toutes des femmes voilées »…Non…attendez…C’est pas ça… « Nous sommes TOUS des femmes voilées ! »…Non merde alors ça ne colle pas non plus...Alors donc « Nous sommes TOUT-ES-(T)-S des femmes voilé-e-s ! »…Voilà c’est mieux et puis merde alors si les Scandinaves l’ont fait c’est que c’est une bonne idée donc ça suffit, de toutes façons les sceptiques ne peuvent être que des voilophobes, des hijaphobes, des maniphobes, des scandinaphobes et des mobilophobes !!!

Et pourquoi pas une journée de la mantille ? 

On pourrait soupçonner notre bouillant croisé de l’anti-voilophobie de se livrer à l’exploitation pas très ragoûtante de faits divers (l’agression d’une jeune femme suivie d’une tentative de suicide) et de l’atmosphère tendue d’un été très chaud sur le terrain des tensions religieuses et ethniques pour se réserver une place au chaud dans le business devenu très lucratif de l’antiracisme et de la lutte antiphobe. On pourrait même lui reprocher de proposer, alors que le quartier des Merisiers à Trappes sent encore non pas le soufre mais certainement le brûlé, ni plus ni moins que d’organiser une nouvelle manifestation communautaire et confessionnelle, en s’emparant d’un symbole aussi politique que discutable, dans un pays déjà passablement crispé par les revendications communautaires et confessionnelles. Mais ça serait sûrement faire preuve de journalophobie, de chercheurensociophobie et de ciboulophobie que de jouer les rabats-joie en suggérant que cette brillante initiative n’est peut-être rien d’autre qu’une idée à la con et que la cuisine voilophile de Jean-François Brault a un goût douteux. 
Pourtant, si l’on en croit les propos rapportés par le journal Le Monde (qu’on peut difficilement soupçonner d’être islamophobe, voilophobe, mobilophobe, hijabophobe, niqabophobe, scandinophobe, mobilophobe, manifophobe et journalophobe), l’islamophobie serait en passe de devenir un secteur sursaturé en matière d’opportunités et de débouchés professionnels et politico-médiatiques :

Y a-t-il eu des groupes, selon vous, qui ont tenté de récupérer les événements de Trappes ?
Oui. On l'a vu, par exemple, avec le récit fait des violences par le site Islam et info. On l'a vu aussi avec le Collectif contre l'islamophobie en France , dont certains membres sont proches de l'idéologie très conservatrice des Frères musulmans. Le CCIF, qui a été appelé par la mosquée de Trappes, s'est fait une spécialité d'apporter un soutien juridique aux victimes d'insultes ou d'agressions en raison de l'appartenance religieuse. En tentant de centraliser la comptabilité des agressions ou des contrôles de femmes voilées intégralement qui dérapent, le CCIF oblige les autorités à se positionner.
Que faut-il en déduire ?
Il y a une concurrence larvée entre différentes organisations pour le monopole de la parole légitime sur "l'islamophobie". C'était flagrant à Argenteuil, mi-juin, où des femmes voilées ont dénoncé des violences à leur égard, dont une dans le cadre d'un contrôle d'identité. Sur ces faits-là, c'est la Coordination contre le racisme et l'islamophobie qui est arrivée la première. A la différence du CCIF, le CRI est issu des luttes sociales et de l'extrême gauche. La rivalité à laquelle se livrent ces mouvements accentue malgré eux l'illisibilité de la lutte contre les actes antimusulmans.[1]

Jean-François Brault chercherait-il avec sa voilophobie à prendre le vent médiatique dans le bon sens pour surfer sur l’affaire du voile et faire s’envoler sa carrière ? Ce ne serait pas très poli, enfin je veux dire cela serait un peu politophobe (politusophobe ?) de le supposer. Peut-être est-il tout simplement devenu naturel pour beaucoup de journalistes ou de chercheurs comme Jean-François Brault de ne plus percevoir, par la magie de ce langage technocratique qui ne cesse d’envahir tous les aspects de l’existence, la réalité qu’à travers la danse des sept voiles de toutes les phobies et de la phobophobie exaltée. A force, cependant, de contempler la ronde infernale des bons sentiments, des trouvailles langagières et des solidarités de circonstances, on risque soi-même, à force d’écœurement, d’être saisi d’un violent accès de coulrophobie.






[1] Haoues Seniguer, chercheur associé au Groupement d'études sur la méditerranée et le Moyen-Orient (Gremmo),  interrogé par Elise Vincent pour le journal Le Monde. « Trappes : radiographie d’une émeute. » 16 août 2013. http://www.lemonde.fr/societe/article/2013/08/16/a-trappes-des-collectifs-concurrents-contre-l-islamophobie_3462320_3224.html

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