lundi 28 mai 2012

La fausse parole


Un article à retrouver également chez nos amis de Zone Critique

Né à Plouguernevel dans les Côtes d’Armor en 1912 dans une famille de paysans bretons et dernier rejeton d’une lignée de huit enfants, Armand Robin apprend le français à l’école puisque le breton est sa langue maternelle.
Est-ce ce précoce apprentissage linguistique qui l’a conduit à devenir un traducteur capable de comprendre et de parler une vingtaine de langues étrangères et un écrivain dont l’œuvre toute entière constitue une réflexion hallucinée sur le langage ?
Boursier et élève brillant, il prépare l’entrée à l’Ecole Normale Supérieure, s’y lie d’amitié avec Jean Guéhenno, et, parallèlement à ses études de lettres, se consacre à un apprentissage des langues étrangères qui l’amènera à en maîtriser plus de vingt-six.
En 1933, trois ans avant Gide et dans les pas d’Istrati[1], Armand Robin, d’abord communiste convaincu, accomplit un voyage en URSS. Il en revient atterré par ce qu’il a compris de la réalité du soviétisme et du stalinisme. Dès lors, il s’intéresse à l’anarchisme et restera durant toute son existence fidèle à cet engagement politique.
Durant la période de l’occupation, Armand Robin est, en dépit de ses affiliations idéologiques, sollicité pour mettre au service du ministère de l’Information du régime de Vichy ses dons de linguiste. Il retire de cette surveillance attentive des radios étrangères un « Bulletin d’écoutes radiophoniques » dont il mettra une partie des informations au service de la résistance. Surveillé et inquiété par la Gestapo, il rejoint à la fois la Fédération Anarchiste et la résistance au milieu de la guerre et reprend à partir de 1944 son Bulletin d’écoutes à titre personnel.  Inquiété par Aragon et le CNE à la libération, Robin est rapidement lavé de tout soupçon en raison de son activité dans la résistance mais réclame cependant qu’on le maintienne sur la liste noire du CNE pour signaler son opposition au communisme tout autant qu’au fascisme. Bon gré, mal gré, le CNE est contraint d’accéder à sa demande.
Tout au long de la guerre froide, Armand Robin poursuivra inlassablement son travail d’"écouteur", passant ses nuits d’insomnie l’oreille rivée à son casque radio, décryptant les discours des radios soviétiques russes, bulgares, hongroises ou roumaines, les bulletins radios franquistes ou encore les radios occidentales. Ceci donnera lieu à la rédaction d’un certain nombre de chroniques dans le journal Combat. Des écrits et des « Bulletins d’écoutes » laissés par Robin a été tiré un ouvrage, La fausse parole, indispensable réflexion sur la parole totalitaire, sur la manipulation du langage et des hommes, publié d’abord en 1953 chez Gallimard, puis republié aujourd’hui aux éditions Le Temps qu’il fait en 2002. Les œuvres de Robin sont aujourd’hui difficiles à trouver, mais un site internet consacré à l’écrivain donne accès librement à quelques-unes de ses œuvres : http://armandrobin.org/
Le 27 mars 1961, Armand Robin est placé en détention à l’Infirmerie Spéciale du Dépôt après une altercation avec des boulistes d'un café du voisinage. C’est là qu’il décède dans des conditions mystérieuses le 29 mars 1961.

« Les réflexions que voici n'ont pas "précédé" mon travail d'écoute des radios étrangères, mais se sont peu à peu imposées à mon esprit au cours des écoutes.
Il n'est pas exagéré de dire que "l'information" n'existe pratiquement plus sur la surface du globe; nulle part il n'existe de données sur les événements essentiels, sur les véritables problèmes. Il s'ensuit que, dans les radios mondiales, on se trouve la plupart du temps en face du néant et le fait que ce néant soit répété à tout instant du jour et de la nuit ne fait qu'accroître le vide.
Restent, il est vrai, les "commentaires". Ils sont en général bien plus intéressants que les "informations"; mais leur richesse ou leur valeur est très relative, du fait même qu'ils tournent autour des informations dont nous venons de signaler le caractère généralement artificieux c'est du néant complexe greffé sur le néant brut.
Exception faite jusqu'à un certain point pour les radios anglaises qui tiennent encore à « suivre la vie », à donner un tableau concret de la situation générale du monde, on peut dire que ces informations artificieuses et ces commentaires autour de cette facticité tendent à « changer la notion de vérité, voire à la remplacer par celle d'efficacité ». Il ne s'agit donc plus de rendre compte de la situation mondiale, mais d'agir sur elle par un ensemble de paroles bien calculées pour telle ou telle phase bien définie de telle ou telle action à mener. Ceci est particulièrement vrai de la radio russe intérieure ou internationale.
On peut donc dire que la radio est le meilleur moyen qui ait été imaginé jusqu'à présent pour « jeter des sorts » à l'humanité, pour obtenir d'elle qu'elle accepte chaque jour de se prêter à des opérations d'envoûtement. Ecouter des radios en quelque vingt langues étrangères mène irrésistiblement à penser qu'on est face à face avec de véritables opérations de magie noire, lesquelles ont pour but au sens fort du mot de « posséder l'humanité ».
Pour écouter avec quelque profit les radios, il fallait donc trouver un principe neuf.

LA PROPAGANDE DEVIENT PARFOIS LA PLUS EXACTE DES INFORMATIONS

Ce principe est le plus simple du monde ; les faits ayant "disparu" au profit de la "propagande", c'est la propagande qui devient le fait ; on peut même dire que la propagande est le fait essentiel de notre époque. Cela compris, il s'ensuit que si on le "dépasse", ce moyen de "possession" peut être "possédé" à son tour.
La propagande, bien envisagée, peut être définie comme la traduction en clair des désirs divers mais semblables qui mènent les collectivités humaines actuellement en présence et en conflit. Dans un monde essentiellement mû par la volonté de puissance (et non pas seulement comme il est généralement admis par des intérêts économiques), la propagande devient le fait qui sans cesse trahit les forces cachées ou camouflées ; l'étudier en tant que fait, c'est automatiquement se mettre en dehors d'elle et c'est expertiser la réalité du monde actuel ; l'examen critique de la propagande devient ainsi presque au sens religieux du mot une "révélation". (...) »

Armand Robin. Chronique publiée dans le journal Combat du 18/9/1947 et reproduite sur http://armandrobin.org/ecoutcom.html




[1] Panaït Istrati, écrivain roumain et communiste fervent, accomplit en 1929 une pérégrination de seize mois en URSS qui le laisse effrayé par ce qu’il découvre du stalinisme. Il confiera ses désillusions dans Vers l’autre flamme, pamphlet qui lui vaudra d’être notamment mis au ban de la société littéraire française et conspué par les milieux communistes.

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