lundi 27 octobre 2014

Retour à Twin Peaks

Certains retours sont plus appréciés que d’autres. C’est le cas de la série Twin Peaks, dont la suite est annoncée sur la chaîne Showtime pour 2016. Evidemment, l’annonce inquiète aussi ceux qui sont restés fascinés par cet objet télévisuel et apprennent que David Lynch et Mark Frost ont l’intention de reprendre les rênes de l’une des sagas les plus incroyables jamais diffusées sur petit écran, vingt-cinq ans après le final de la deuxième saison, en 1991. J’écris « l’une des séries » par souci de ménager les sensibilités, mais quand j’examine sérieusement la question, je ne trouve aucun autre exemple de fiction télévisuelle réunissant ce cocktail de surnaturel, de non-sens, d’humour, d’inquiétante étrangeté et de surréalisme scénaristique. Il y eut peut-être Le Prisonnier en son temps. Quant à Docteur Who, n’ayant jamais dépassé la moitié d’un épisode, je ne peux me hasarder à le comparer à Twin Peaks.


Fait étrange, je n’ai jamais pu m’empêcher d’associer le nom de Silvio Berlusconi à celui de Twin Peaks. Le blasphème est compréhensible et je demanderai à tous les adorateurs de David Lynch de ranger leurs Walter PPK et leurs dictaphones et de se détendre en reprenant une bonne bouffée d’oxygène. J’ai en effet découvert la série lorsqu’elle fut diffusée en 1991 sur la défunte chaîne « La Cinq », propriété du célèbre magnat italien amateur de call-girls. Du jour où j’ai appris que le « Cavaliere » avait été le patron de La Cinq, son nom est resté bêtement associé dans ma mémoire à l’envoûtant générique de Twin Peaks. Je me doute évidemment que Berlusconi n’avait sans doute aucune idée de ce que pouvait bien être Twin Peaks et qu’il faut attribuer tout le mérite de cette diffusion avant-gardiste à Pascal Josèphe, directeur de programme de La Cinq à cette époque. Si Josèphe a eu un jour l’occasion d’évoquer la série de Lynch en présence du Caïman, j’imagine que celui-ci a simplement cru qu’il s’agissait d’une énième version de Côte Ouest et a écarté le sujet d’un vague geste de la main avant de retourner à ses manigances et à ses marivaudages tarifés.
Twin Peaks, peut-on lire souvent, a réinventé la série américaine moderne. Ce n’est pas complètement faux et X-Files lui doit certainement beaucoup, mais les séries telles que Breaking Bad ou Game of Thrones sont des machines de guerre scénaristiques qui doivent plus à la géniale Oz, aux Soprano ou même à L’enfer du devoir, série qui fut elle aussi diffusée sur La Cinq. Si je devais trouver à Twin Peaks quelques héritiers, j’irai peut-être chercher du côté du très beau Carnivale, évocation ésotérique et mystique de l’Amérique de 1929 qui reste cependant bien éloigné de la folie douce et des mystères de Twin Peaks. La série de Lynch n’a pas, en réalité d’équivalents, ni même de véritable descendance. Il y a eu un jour la Quatrième Dimension et puis il y eut la dimension Twin Peaks
Tandis que les séries phares d’aujourd’hui font appel à une armée de scénaristes minutant les rebondissements, l’intrigue de Twin Peaks se dévoilait au gré des épisodes sans aucun égard pour la cohérence d’une enquête policière bien malmenée. Qu’un témoin capital de l’enquête soit une vieille dame conversant avec une bûche qu’elle transporte partout comme un nourrisson, que l’agent Dale Cooper se passionne soudain pour le zen durant tout un épisode, persuadé que la philosophie orientale lui permettra de cerner la personnalité du tueur ou que les frères Horne enseignent aux téléspectateurs une manière unique de déguster un sandwich au fromage, Twin Peaks est resté imprévisible tout au long des trente épisodes des deux premières saisons, imprévisibilité qui devait beaucoup également à la complexité des personnages. De Dale Cooper, l’agent du FBI et protagoniste principal de la série, au personnel de l’Hôtel du Grand Nord ou du Double R Diner, tous sont délicieusement ambigus, qu’ils dissimulent les plus sombres agissements ou une monomanie burlesque. Dans Twin Peaks, l’ode au banal côtoie en permanence la tentation du surnaturel, le plus insignifiant détail ouvre des perspectives inquiétantes et la dérision s’invite sans prévenir en plein drame : il n’y a peut-être jamais eu de mise en scène plus réjouissante de l’inquiétante étrangeté. L’intrigue elle-même est une satire à plusieurs niveaux du schéma hyper-sacralisé du polar télévisuel. Le meurtre de Laura Palmer révèle les secrets enfouis de la petite communauté de Twin Peaks et dévoile les bassesses et les vices qui se cachent derrière la façade lisse du décor à l’américaine qui ne conserve pas longtemps son apparence parfaite. La paisible petite bourgade abrite un lupanar, quelques assassins et pyromanes, des trafiquants de drogue et beaucoup de parents indignes et d’enfants dévoyés. La jeune et délicieuse Audrey Horne a d’ailleurs dû bouleverser la libido de beaucoup d’adolescents dans un épisode où elle fait un usage tout à fait inattendu d’une queue de cerise…


Au fur et à mesure que l’enquête progresse – si l’on peut dire – se mettent en place également tout le bestiaire et la cosmogonie lynchienne. Le géant, l’homme venu d’un autre endroit ou encore le terrifiant Bob achèvent de dérégler l’univers déjà passablement dérangé de Twin Peaks et, à partir du moment où le surnaturel autorise tout, Lynch démonte la mécanique du rêve américain télévisuel : la classique réunion de famille vire au cauchemar en un fou rire hystérique, les crises d’adolescence se terminent au bordel et les histoires d’amour sont brisées par le maléfice ou sont englouties sous une telle avalanche de guimauve que l’on ne sait plus très bien où s’arrête la caricature et où commence la dérision. Pendant que l’Hôtel du Grand Nord devient le réceptacle de toutes les âmes damnées du coin et que son directeur se prend pour le Général Lee, du fond des bois sombres qui entourent la petite ville, le mal se répand depuis la Loge Noire.
Ce lieu, que la tradition ésotérique décrit comme le centre du mal cosmique, est l’archétype de l’esthétique lynchienne. Du moment où l’on franchit le rideau pourpre qui est la dernière frontière de la raison, il est impossible de s’échapper de cette dimension maléfique où l’on croise des esprits qui parlent à l’envers, des jeunes femmes assassinées, la Vénus de Milo et des doubles malfaisants. Face à la dépravation et aux maléfices engendrés par la Loge Noire, la figure de Dale Cooper représente la figure du bien par excellence. Incarnation de la droiture et de la bonté, Dale Cooper fédère autour de lui les personnages les plus positifs. Loin de se contenter de lutter simplement contre les forces du mal à l’œuvre à Twin Peaks, Cooper incarne en quelques scènes mémorables, et une ou deux odes au café et aux donuts, la résistance de l’individu face à la dégénérescence des institutions et de la société. Dale Cooper, son amour pour le café et les cherry pies et sa fascination pour le Tibet, ainsi que son ami et associé, le Shérif Harry S. Truman, qui porte le même nom que le 33e président des Etats-Unis, semblent pouvoir rassembler en eux et autour d’eux ce qui reste de générosité et de bienveillance dans le monde déshumanisé et plein de faux-semblants de la middle class américaine livrée à l’appât du gain, au mensonge, au vice et à la folie. Twin Peaks est une nouvelle plongée métaphorique dans la lutte entre le bien et le mal mais la morale étrange et hédoniste de la série est que, pour conjurer les forces obscures cachées dans les ténèbres, un bon café et un succulent donut restent le meilleur des exorcismes. David Lynch tournera d’ailleurs par la suite quatre publicités pour le café Georgia avec les acteurs de la série…


Difficile de savoir aujourd’hui si David Lynch et Mark Frost sauront vraiment ressusciter Twin Peaks et si la Loge Noire s’animera encore derrière le rideau rouge. D’ores et déjà, Lynch a prévenu que certains visages connus réapparaîtraient, sans souhaiter en dire plus. Seule quasi-certitude : la dame à la bûche refera son apparition en 2016 dans la troisième saison, dont tous les épisodes devraient être co-écrits par Frost et Lynch et réalisés par Lynch : « Il y a beaucoup d’histoires à Twin Peaks. Certaines sont tristes, certaines drôles, certaines sont des histoires de folie et de violence, certaines sont banales, mais elles contiennent toutes une part de mystère, le mystère de la vie et quelquefois de la mort. Le mystère des bois, les bois qui entourent Twin Peaks.[1] » En attendant de redécouvrir ces mystères en 2016, on peut toujours se rendre au "Twin Peaks UK Festival", le 15 novembre prochain. En espérant que le café et les donuts sont à la hauteur...







[1] Log Lady. Prologue du pilote de la première saison. 

2 commentaires:

  1. Enfin un article qui rend hommage, même furtivement, à OZ, géniale série qui a inventé la série moderne.
    Pas étonnant que je lise ceci ici, tant Idiocratie est l'un des blogs les plus impressionnants du web francais - par la qualité de ses articles.

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  2. Vous allez nous faire rougir...et nous faire penser qu'il faudrait écrire tout un article sur OZ...

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