samedi 14 septembre 2013

Gramsci, la culture est un combat




« Nous devons empêcher ce cerveau de fonctionner pendant 20 ans » avait dit Mussolini à la suite de l’incarcération d’Antonio Gramsci en 1926. Secrétaire du Parti communiste italien et chef de son groupe parlementaire, Gramsci est effectivement jugé pour conspiration et condamné à 20 ans d’emprisonnement. Pendant onze années, jusqu’à son décès en 1937, il noircit plus de deux mille feuillets qui constitueront la matière de son œuvre, tout entière contenue dans les Cahiers de prison. La parution d’une belle synthèse (Introduction à Antonio Gramsci de George Hoare et de Nathan Sperber) nous donne l’occasion de revenir sur ce penseur original et plus complexe qu’il n’y paraît au premier abord. En effet, le penseur italien voit la réalité là où elle commence, dans la rue, puis remonte la colonne vertébrale de l’être pour comprendre que cette réalité se niche dans la tête de l’homme (comme représentation), et si l’on monte encore, on finira par trouver que cette tête, une fois coupée, roule dans le pannier commun que l’on nomme « culture ». C’est donc dans un paysage abstrait, décérébré, que la vraie lutte se déroule, à la condition bien sûr d’être parti de la plus plate des réalités. 

         On l’aura compris, Gramsci est un penseur de la culture. D’où vient-il ? Fils d’une famille pauvre de Sardaigne, il intègre l’université de Turin grâce à une bourse d’études et s’engage dans le métier de journaliste, autant par convictions politiques que par goût de la littérature et des arts. D’emblée, il récuse l’acception classique de la culture comme « système de valeurs » pour lui préférer une conception dynamique articulée autour de la « succession de pratiques quotidiennes ». Penseur de la complexité, Gramsci n’omet pas la dimension individuelle (conquête d’une conscience supérieure) comme il ne néglige pas les contraintes politiques (domination d’une élite culturelle) de ce processus ancré dans l’histoire.

Dans ce contexte, l’intellectuel ne doit pas être considéré comme une figure particulière (clerc, philosophe, etc.) qui devise des affaires du monde, mais comme un acteur social engagé dans la production et la diffusion du savoir dans la société. Il existe, dès lors, deux grandes catégories : d’une part, l’« intellectuel organique » qui remplit un rôle d’éducateur et d’organisateur auprès d’une classe sociale et, d’autre part, l’« intellectuel traditionnel » qui veut se situer en dehors de l’histoire pour témoigner de valeurs supposées universelles. Pour Gramsci, il ne fait bien sûr aucun doute que l’intellectuel doit se mêler activement à la vie pratique et devenir ce « persuadeur permanent » qui informe le prolétariat de sa mission historique. 



         Cette conception originale de la culture doit être rattachée à une pensée du politique. En bon lecteur de Machiavel, Gramsci entrevoit le politique comme une « science autonome » présente dans toutes les activités humaines. Elle est la contribution de chaque être humain à la transformation de son environnement social. Il faut cependant distinguer la « société civile » qui englobe toutes les relations sociales de la « société politique » qui se limite au territoire de la coercition. Selon ce schéma, l’Etat peut être compris comme l’unité concrète de la société politique (domination) et de la société civile (consentement). D’où l’importance des institutions culturelles (administrations, tribunaux, presse, radio, armée, etc.) qui ont pour fonction de conformer l’ordre social à la réalité du pouvoir symbolique.

Homme d’action, Gramsci transpose cette analyse dans le cadre de son engagement politique, et porte un regard critique sur les stratégies de conquête de pouvoir. Pour lui, la révolution n’est pas forcément le produit d’un déterminisme historique lié à l’économie (Marx) ou l’effet d’une action violente et soudaine élevée au rang de mythe (Sorel), elle suppose au contraire de s’inscrire dans le présent et de prendre en compte la spécificité de chaque situation. En Europe de l’Ouest par exemple, il vaut mieux favoriser la « guerre de position » – par opposition à la « guerre de mouvement » – menée sur le terrain des luttes culturelles et idéologiques, et ancrer progressivement dans les mentalités l’inéluctabilité du changement politique.  

      Ces deux modalités (culture et politique) débouchent sur une véritable philosophie de la praxis. Réfutant l’idéalisme des philosophes italiens (Croce, Gentile) comme le matérialisme de certains marxistes (Boukharine, Lapidus, etc.), Gramsci conçoit l’homme comme un animal social et historique dont la réalité est constituée par les relations qui l’unissent aux autres hommes. Relation double et circulatoire puisque les circonstances sociales conditionnent l’individu qui peut en retour, en tant que porteur de praxis, influer sur la marche de l’histoire (de ces relations). Ce qui fait, en dernier ressort, de tout homme un philosophe, c’est-à-dire une personne qui établit un rapport mental original avec son environnement social. Et Gramsci de rappeler l’injonction socratique : il appartient à chacun de connaître les strates qui le déterminent pour sortir du chaos, et passer à l’action située. 



Ce travail critique doit également être poursuivi à l’échelle collective et se répercuter au niveau du « sens commun ». Cette dernière expression désigne tout simplement la conception la plus répandue de la vie et de l’homme, d’où son caractère multiple et labile. Ce sens commun est d’autant plus décisif qu’il constitue le terrain de jeu privilégié des luttes politiques, là où les intellectuels organiques devront opérer la jonction entre la vision du monde et les réalités quotidiennes en sorte de provoquer la révolution communiste (i.e. la « révolution du sens commun »). Sans cette mise en abîme pratique, toute pensée est condamnée à se perdre dans les volutes de l’intellectualisme. Autrement dit, et pour reprendre les termes de Marx, « c’est dans la pratique que l’homme prouve sa vérité ».

         Ces trois points (culture, politique et philosophie), on les retrouve dans son idée-force, celle d’« hégémonie ». Cette notion doit être comprise comme la « dimension culturelle et morale de l’exercice du pouvoir politique », laquelle comprend deux dynamiques consécutives. Primo, un processus de recomposition de la culture qui s’appuie sur la persuasion intellectuelle et la négociation politique en vue de former un « bloc historique » dominant. Deuxio, l’accession à un nouveau plan « éthico-politique » qui résulte du projet social en voie de réalisation. Autrement dit, la classe sociale émergente doit dépasser le cadre restreint de ses revendications pour s’ouvrir à une nouvelle conscience dans laquelle le sujet recouvrera sa liberté. 

          Le communisme peut ainsi se comprendre comme le dépassement de la nécessité au moyen de la liberté.  Mais aussi comme l’accession à une modalité d’être qui ne serait autre que la nouvelle culture redescendue dans la rue. Ainsi, le combat pour la culture pourrait être compris comme la lutte avec nos propres fantômes, ne serait-ce que pour savoir lesquels nous décidons (en commun et après le combat) d’incarner, dans nos chairs fragiles. 




1 commentaire:

  1. Très vrai. Heureusement que Staline ne l'a pas suivi et l'a même très mal traité. Nous avons développé un Kulturkampf pour l'Europe du Nord : www.HansaSeminar.zxq.net

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