samedi 7 juillet 2012

Pas de quoi être fier


            Samedi dernier, le 30 juin 2012 a eu lieu la Gay Pride édition 2012. Après la fête de la musique et avant Paris-plage, cet autre rendez-vous capital du culte de l’homo festivus a contribué à déverser un demi-million de fêtards bariolés (60000 selon la police, ce qui n’est déjà pas si mal…) dans les rues de Paris entre la place du 18 juin 1940 et la place de la Bastille.  Le choix du parcours est en lui-même éminemment symbolique de la victoire de l’individu sur l’histoire, revendiquée à grand renfort de décibels par la « marche des fiertés » et l’on peut s’amuser de la façon dont les cohortes colorées ont remonté le temps et rejoint le nadir et le zénith de l’histoire de la république,  du dernier sursaut de la patrie humiliée au réveil vengeur de la nation en armes, dans le grand capharnaüm de la jouissance  post-moderne.
            Le choix de la date de la Gay Pride nous fait également revenir aux fondements de diverses traditions politiques et culturelles européennes et françaises. Pour ne pas faire de mauvais esprit, on laissera d’emblée de côté le 30 juin 1934 et la « Nuit des longs couteaux » qui vit les SA de Ernst Röhm éliminés par la SS de Himmler après une dernière nuit d’orgie qui a servi plus tard de décor au fantastique film Les Damnés de Luchino Visconti. La comparaison pourrait cependant donner lieu à d’intéressants rapprochements entre le culte du corps et de la camaraderie virile dans les régimes fascistes et l’esthétique hédoniste homosexuelle, qui pourrait même nous renvoyer aux formes d’initiations guerrières qui avaient cours au sein de la phalange hoplitique antique, mais le sujet devrait en lui-même faire l’objet d’un développement beaucoup plus long et plus argumenté pour lequel le temps nous a malheureusement manqué.
            Laissons aussi de côté le 30 juin 1908, qui vit un projectile inconnu s’écraser dans les forêts de Sibérie en produisant une déflagration d’une puissance bien supérieure à celle de la bombe d’Hiroshima. Le vacarme assourdissant dégagé par l’interminable cortège de la Gay Pride a pu en effet suffisamment mettre en péril la quiétude d’une ballade estivale en bord de Seine pour que l’auteur de cet article souhaite que se répète le prodige de Tougounska  au moment où 50000 watts et autant de festivaliers lui passaient au-dessus de la tête et gâchaient son après-midi mais cela aurait été quelque peu injuste : après tout quelle idée aussi de choisir le jour de la Gay Pride pour aller se balader le long de la Seine. C’est comme d’aller flâner sur le Trocadéro le jour de France-Italie, on n’a pas idée d’être aussi con.
            Je retiendrai donc plutôt le 30 juin 1968, date à laquelle la droite enleva 354 des 456 sièges de l’assemblée nationale aux législatives et le 30 juin 2005, l’adoption du mariage homosexuel en Espagne, comme des journées susceptibles d’être liées symboliquement à la marche des fiertés du 30 juin 2012 ; une commémoration négative et une célébration positive qui se répondent parfaitement si l’on considère le mot d’ordre de la Gay Pride 2011 qui était « Pour l’Egalité : en 2011 je marche, en 2012 je vote. » Le boulot est fait, pourrait-on dire, le souvenir politique funeste du 30 juin 1968 a été effacé par la victoire complète de la gauche en 2012 et la conquête de l’adoption homosexuelle en Espagne est en passe d’être doublée en 2012 par la France.
            Cet ensemble de concordances chronologiques renforce le caractère quasi institutionnalisée de la Gay Pride qui est devenue désormais une fête nationale et non plus seulement une manifestation associative. D’ailleurs, dernière coïncidence, le 30 juin 1878, il y a cent-trente-quatre ans, était célébrée au cours de l’Exposition universelle, la première fête nationale de la IIIe république, dont le principe devait être officialisé trois ans plus tard, le 29 juin 1881, sur proposition du député Jean Raspail. Cette question de la reconnaissance et de l’institutionnalisation du combat des homosexuels m’amène au cœur de mon propos, celui-ci ne se rattachant pas tant à la question des droits qu’à de plus modestes et plus générales considérations esthétiques et fort peu sociales. En effet, si l’on ne peut évidemment associer toute la communauté homosexuelle à la Gay pride, elle en constitue cependant aujourd’hui la manifestation non pas tant la plus visible que la plus voyante, au sens le plus péjoratif, et si les organisateurs de la manifestation peuvent se vanter d’avoir donné une visibilité certaine aux homosexuels de France, peut-être ont-ils moins conscience du profond déclin culturel qui frappe parallèlement cette communauté et dont la Gay Pride est devenue le symbole le plus évident.

La rue Montorgueil. Claude Monet. 1878

N’en déplaise à Oscar Wilde ou André Gide qui défendaient en leurs temps une vision plus élitiste et intellectuelle de l’homosexualité, il fallait bien sans doute en passer par là.  On ne songerait plus aujourd’hui à laisser croupir le père de Dorian Gray en prison, et l’on peut s’en féliciter, mais on chercherait en revanche en vain à établir un lointain rapport entre l’esthétique défendue par le sulfureux écrivain anglais et la marée dépenaillée, gesticulante et congestionnée qui emboitait le pas ce week-end là sur le pont de Sully à des semi-remorques entortillés dans du papier crépon multicolore et des ballons bleu-blanc-rouge sous le chaud cagnard du mois de juin. Les gays qui défilaient sous les bannières syndicales et les immenses ballons frappés du sceau d’Act Up ont imposé avec succès leur visibilité au sein de la société française et peuvent faire la nique aux malheureux « hétéronormés »  qui grincent des dents et se bouchent les oreilles en voyant passer le cortège et les murs d’enceintes vomissant une techno de centre commercial. L’exhibition de la fierté queer telle qu’elle est mise en scène dans la Gay Pride a cependant plus à voir aujourd’hui avec le bal des pompiers qu’avec le décadentisme élégant ou le dandysme raffiné. Même les formes les plus originales de la dissidence identitaire homosexuelle des années 1970 semblent bien loin aujourd'hui de la démonstration consensuelle, grégaire et moutonnière de la Gay Pride. Si l’on considère le chemin accompli, on peut se demander s’il était souhaitable de pousser le désir de reconnaissance jusqu’à vouloir s’identifier à l’échantillon d’humanité qui se dandinait avec lourdeur sur le pont Sully ce samedi-là.
A voir défiler cette cohorte de bourrins musculeux au crâne rasé et de bœufs peinturlurés et beuglards, ces vagues de visages suants et rougeauds encadrés de moumouttes roses ou ces théories de dindes hystériques, battant le rythme comme une armée en campagne derrière les chars, on a plus l’impression d’avoir échoué au beau milieu d’une bande de supporters du virage Boulogne en goguette, convertis au fuchsia et au rose bonbon. A la rigueur, avec les bahuts en arrière-plan et les cabines des semis hérissées de klaxon, on remplacerait la techno par les plus grands tubes de Mony Gardy ou des Routiers pinardiers que ça ne changerait pas grand-chose.



            La Gay pride m’a rappelé un épisode littéraire bien éloigné des salons feutrés de l’Angleterre victorienne de Wilde ou des vicissitudes raffinées de la pédérastie gidienne. Il s’agit du très célèbre épisode dépeint par Gustave Flaubert dans Madame Bovary : celui des comices agricoles. A mesure que défilaient les chars portant leurs quotas de danseurs comme des charrettes emmenant le bétail à la remise de prix, je voyais se reconstituer le décor des comices au cours desquelles le bellâtre Rodolphe parvient à séduire la rêveuse Bovary. Et de la même manière, j’entrevoyais une similitude troublante entre les mots d’ordres braillés par la sono, déroulant inlassablement des slogans en faveur du « droit à l’égalité des droits » aussi technocratiques et entraînants qu’un discours de rentrée ministérielle en temps de rigueur, et la voix du conseiller Lieuvain qui, dans le roman de Flaubert, débite à la tribune son argument tandis que Mme Bovary défaille, vaincue par la chaleur de l’été et le regard brûlant de Rodolphe :

« Continuez ! Persévérez ! N’écoutez ni les suggestions de la routine, ni les conseils trop hâtifs d'un empirisme téméraire ! Appliquez-vous surtout à l'amélioration du sol, aux bons engrais, au développement des races chevalines, bovines, ovines et porcines ! Que ces comices soient pour vous comme des arènes pacifiques où le vainqueur, en en sortant, tendra la main au vaincu et fraternisera avec lui, dans l'espoir d'un succès meilleur ! Et vous, vénérables serviteurs ! humbles domestiques, dont aucun gouvernement jusqu'à ce jour n'avait pris en considération les pénibles labeurs, venez recevoir la récompense de vos vertus silencieuses, et soyez convaincus que l'Etat, désormais, a les yeux fixés sur vous, qu'il vous encourage, qu'il vous protège, qu'il fera droit à vos justes réclamations et allégera, autant qu'il est en lui, le fardeau de vos pénibles sacrifices ! »[1]

            Le génie de Flaubert, tous les bons professeurs de littérature sont capables d’expliquer cela, est d’avoir figuré une symétrie cocasse entre la parade amoureuse de Rodolphe et la lourdeur bien intentionnée des braves notables qui se succèdent à la tribune et, citent « Cincinnatus à sa charrue, Dioclétien plantant ses choux, et les empereurs de la Chine inaugurant l'année par des semailles. »[2] Avec une bonne volonté encore plus assommante, l’orateur de la Gay Pride qui s’égosille dans son micro et dont la voix surnage dans le tumulte électronique débite d’un ton monocorde le credo de ces comices du XXIe siècle : « Droit à la reconnaissance des gays, des lesbiennes, des transgenres, tolérance, fraternité, solidarité, amour, nous voulons jouir comme nous l’entendons et en toute occasion…etc…etc…etc… ». Ce salmigondis ego-hédoniste est inlassablement repris, ressassé et beuglé au micro par cette voix à l’accent geignard et monocorde. Au moins le discours du conseiller Lieuvain, dans Madame Bovary, a-t-il le mérite de s’achever assez rapidement. La logorrhée du speaker ici semble ne jamais devoir prendre fin. Et tout ce barnum criard qui s’ébranle et se trémousse au nom de l’amour, au nom du respect des droits, du progrès, nous est-il inlassablement répété, offre une caricature de parade amoureuse dont Flaubert aurait peut-être tiré une belle satire (à moins qu’il se soit enfui en courant). A force d’excentricité attendue, de sage transgression et de moralisme assommant, toute cette célébration prétendument subversive paraît seulement moche, convenue et fade. 
La culture gay nous dit-on, s’est bâtie, en réaction à la discrimination, sur la pratique de la transgression, de l’auto-dérision, la subtilité, l’humour et une sensibilité artistique particulière. A contempler cette fête de bourrins, on ne retrouve plus rien d’autre qu’une autre célébration institutionnalisée de la bêtise et de la laideur d’une hyper-modernité devenue la nouvelle religion de l’individu egocentré, qu’il soit homo ou hétéro. Les détracteurs de la Gay Pride lui reprochent d’être une manifestation identitaire. La question qui devrait plutôt être posée aux gays, serait de savoir s’ils possèdent encore une identité particulière. Avides de reconnaissance, les homos de la Gay Pride ne démontrent pas tant une visibilité dont bien peu songent aujourd’hui à s’étonner qu’une autre vérité plus cruelle : les gays eux aussi sont entrés dans l’ère de la normalité, ils sont devenus des beaufs comme les autres. Belle conquête.






[1] Gustave Flaubert. Madame Bovary. (1857)
[2] Ibid.

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