dimanche 24 juin 2012

L'incendie du théâtre


"J’imagine que vous vous êtes mariés ce matin. Ce n’est pas un mariage de convenance. Vous épousez justement la femme que vous désirez épouser. Elle vous paraît charmante : aussi charmante qu’on peut l’être. Bien. Dans l’après-midi vous l’emmenez au théâtre. Vous n’avez pas mal choisi la pièce : c’est du Shakespeare (pour ne vexer personne). Il n’y a qu’un malheur : c’est qu’au second acte le théâtre prend feu. La Préfecture de Police a oublié de vérifier si les bois étaient ignifugés. Ils ne le sont pas : ils flambent comme de petites allumettes, ils sèment la déroute dans les spectateurs, qui s’enfuient en pagaille et commencent à s’aplatir les uns les autres. Heureusement, il se trouve un monsieur – qui n’a pas l’air particulièrement génial, ni malin (ni même, entre nous, très bien habillé), vraiment le premier venu. Eh bien, il se trouve que ce premier venu a de la décision. Il commence par assommer le méchant spectateur qui piétinait déjà sa voisine pour s’en aller plus vite. Il met les autres en rang, on se croirait à l’exercice. Enfin il organise, comme on dit, l’évacuation. Il n’y aura que deux ou trois dames carbonisées. En tout cas la vôtre (de dame) n’en est pas.
Il me semble me rappeler, mon cher ami, que vous m’avez traité l’autre jour de vieux libéral. Et que diable voulez-vous que je sois ? Voilà qu’en cinq heures – je me mets à la place du jeune marié – il m’a fallu successivement être démocrate, partisan de l’aristocratie et royaliste (ou fasciste, si vous aimez mieux – c’est ici tout un).
Royaliste, s’il est des dangers où la seule ressource est d’obéir aveuglément à qui n’est pas le plus éloquent, ni le mieux habillé, ni sans doute le plus intelligent. Aristocrate, car enfin vous avez choisi, pour aller voir sa pièce, le meilleur (à votre sens) des auteurs dramatiques. Démocrate, puisque vous désirez, et même exigez au besoin que votre femme ne soit pas choisie par vos vieux parents – même si vous avez pour eux l’affection qu’ils méritent – ni par votre médecin, fût-il le meilleur du quartier. Non, vous voulez la choisir vous-même. Vous ne lui demandez pas d’avoir reçu un prix de beauté, ni d’être capable d’écrire un recueil de poèmes. Non, vous la prenez pour une foule de raisons subtiles et personnelles, que vous seriez bien en peine de justifier, ou seulement d’expliquer. Et même que vous tenez à ne pas expliquer.
Qu’y faire ? Ainsi va la vie. Ainsi sommes-nous contents qu’elle aille. Le jour où l’évacuation du théâtre sera organisée par votes et par discussions, suivant les sages principes de la démocratie, il n’y aura pas quatre dames carbonisées, mais quatre cents. Le jour où votre femme vous sera imposée par le médecin de la famille, et où les seuls auteurs biens vus du Gouvernement verront leurs pièces jouées, vous découvrirez à votre surprise l’agrément qu’il peut y avoir à vivre sans théâtre, et sans épouse.
Non, la vie n’est pas simplement – comme le voudraient les Politiques – un mariage. Ni un spectacle. Ni un incendie. Elle est tout cela, tour à tour. Et je ne suis pas fâché qu’il me faille être démocrate le matin, l’après-midi aristocrate et le soir royaliste. Ce qui peut, bien sûr, dans l’ensemble, s’appeler libéral. Mais mon libéralisme n’est pas fait de tiédeur, ni d’indifférence. Il est la simple liberté que je prends d’être, suivant le cas violemment royaliste, vivement aristocrate, démocrate avec ardeur."

Jean Paulhan. « Lettre à un jeune partisan. » N.R.F. Novembre 1956. p. 770-772


L'incendie de la cité. Gerardo Dottori. 1926 

2 commentaires:

  1. Waouh. Je découvre enfin un bout de Paulhan, dont la lecture des chroniques de Vialatte n'avait laissé supposer le plus grand bien . Il faudra décidément que je le lise un de ces jours.

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  2. Dans ce cas, je vous conseille vivement de vous procurer le volume II des Oeuvres complètes intitulé "L'art de la contradiction" qui regroupe une partie de ses essais, notamment sur la question du langage.
    http://www.amazon.fr/Oeuvres-compl%C3%A8tes-Volume-LArt-contradiction/dp/2070770745

    Sinon, sa "Lettre à un jeune partisan", dont est tiré cet extrait est un très beau texte. Elle se rattache à une série d'essais qu'il a fait paraître entre 1938 et 1956 dans la NRF:

    "Il ne faut pas compter sur nous", "La démocratie fait appel au premier venu" et "L'espoir et le silence".

    Pour retrouver les références je vous conseille d'utiliser ce moteur de recherche, bien utile, mis en place par Gallimard à l'occasion du centenaire de la NRF en 2009:

    http://www.centenaire-nrf.fr/nrf/index.nrf

    Et puis bien sûr il y a "Les fleurs de Tarbes"...

    Merci pour votre commentaire et votre attentive lecture.

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