vendredi 20 avril 2012

Carnaval quinquennal



"Il est difficile de se faire l'idée d'une opposition plus complète que celle qui venait de s'opérer. Au lieu de ce spectacle de mort sombre et silencieux, la place del Popolo présentait l'aspect d'une folle et bruyante orgie. Une foule de masques sortaient, débordant de tous les côtés, s'échappant par les portes, descendant par les fenêtres ; les voitures débouchaient à tous les coins de rue, chargées de pierrots, d'arlequins, de chevaliers, de paysans : tout cela criant, gesticulant, lançant des oeufs pleins de farine, des confetti, des bouquets ; attaquant de la parole et du projectile amis et étrangers, connus et inconnus, sans que personne ait le droit de s'en fâcher, sans que pas un fasse autre chose que d'en rire."

Alexandre Dumas. Le Comte de Monte-Cristo.

 

       Il existe un très beau tableau de Pierre Bruegel l’ancien, le Combat de Carnaval et de Carême, montrant un village flamand en proie tout à la fois à la liesse et à la folie, où s’exécutent un peu partout danses, jeux et pantomimes. La perspective adoptée par le tableau permet au spectateur d’embrasser largement du regard la vaste scène que compose la place centrale du village, encombrée d’ivrognes vagissants, d’éclopés braillards, traversée par des rondes échevelées et par une foule de personnages qui semblent plus ou moins concernés ou perturbés par le débordement général. Au premier plan du tableau, un gros homme vêtu de couleurs vives enfourchant un tonneau affronte à coup de brochette dans une joute burlesque un vieux carême émacié juché sur un prie-Dieu, vêtu d’une ruche en guise de tiare et armée d’une pelle à pain, aliment plus liturgique et surtout plus frugal que le cochon de lait embroché sur la pique de Carnaval. Le gros carnaval de Bruegel a aussi la tête coiffée d’un pot de soupe, symbole des jours gras qui sont éphémères. Le combat de Carnaval et de Carême n’a pas vraiment lieu, ou il a lieu « pour rire ». Dans l’ordre religieux et chronologique, Carnaval laisse la place à Carême et la célébration de l’un est indispensable à la victoire de l’autre. Les privations associées au Carême ne sont supportables qu’après avoir fait gras lors du carnaval. Le Carnaval est d'abord le « carne vale », « l’adieu à la viande ».  


        Le reste du tableau est tout entier le théâtre d’une joyeuse anarchie. A l’arrière-plan, deux personnages jouent aux dés, l’un d’entre eux porte un manteau à capuche et tient une bougie en plein jour, symbolisant le renversement du temps au cours du carnaval. A côté d’eux s’étire une cohorte de fous et de mendiants, estropiés et cul-de-jatte, un peu plus loin une ronde s’improvise autour de petits pots de terre cuite jetés au sol, devant « L’auberge de la nef » se déroule une pantomime, comble de la farce satirique, qui célèbre les « fiançailles malpropres » d’un couple dépareillé, une femme hirsute et un célibataire réticent traînés vers une tente au sein d’un cortège burlesque d’enfants de chœur et de musiciens échevelés. A droite du tableau, les officiants de la cérémonie du Carême sortent de l’église tenant en main des rameaux, l’un deux chasse symboliquement la Joie avec une toupie qu’il pousse jusqu’au parvis, invitant par là les chrétiens à entrer en pénitence. 

        Etymologiquement, le terme carnaval est composé de carne (chair) et levare (enlever). La signification littérale du terme traduit de l’italien : « enlever la chair » évoque toujours le but premier du carnaval, celui de la désincarnation, c’est à dire le fait de se débarrasser de son enveloppe charnelle, et avec elle, de la réalité. Pour quelques heures, les participants du carnaval laissent de côté leur identité sociale et s’adonnent sous le masque au chant, à la danse, au jeu, à la farce et à la folie. A la survivance du symbolisme pré-chrétien de la fécondité et de la conjuration, les fêtes des compères et des commères ajoutent la satire. On promène quelquefois en tête du carnaval une figure de paille ou de bois, symbolisant l’odieuse année écoulée, que l’on accable de tous les maux et que l’on couvre d’insultes ou de jets de pierre et de fruits pourris. L’élection d’un roi de la fête symbolise, bien plus que la célébration païenne d’une souveraineté magique, le renversement des rapports de forces et la volonté de purifier l’autorité et ses défaillances en mettant en scène la crise du pouvoir. 

         Nous nous apprêtons encore une fois, trois jours avant le début du premier tour des élections présidentielles, à célébrer le combat de Carnaval et de Carême. Sur la place du village tous les figurants courent en tous sens, se bousculent, s'insultent ou se rabibochent au hasard d'unions improbables ou de menaces pour rire en prévision du grand jour. Chacun met en scène à sa manière la déliquescence du pouvoir, entend tirer parti du déclin et de l'impuissance des institutions pour proposer qui de « prendre le pouvoir », qui « une France libre », qui « d'interdire les licenciements », qui « de redonner place au débat citoyen », voire « de peupler le monde avec la physique nucléaire. » Chacun compose sa propre parodie de la course au pouvoir, suggère son propre renversement des valeurs dans un brouhaha qui augmente à mesure que se profile l'apogée de la fête. 

        Au premier plan, les deux principaux protagonistes de la micro-tragédie quinquennale s'avancent l'un vers l'autre. Carême émacié et grimaçant, usé d'avoir si peu et déjà trop régné s'accroche, exsangue, à son prie-Dieu pauvrement rafistolé. Il agite sa pelle à pain, appelle à l'aide, se contredit, ment, geint, cherche à cacher à tout prix qu'il a lui-même bien fait bombance et n'entend pas maintenant choir de son ridicule piédestal pour retourner dans la cour des impuissants et des bouffons. Les larmes aux yeux, il invoque la raison, la sagesse, la grandeur et pleure en agitant ses guenilles ; il est le roi et veut garder le masque mais sous ses pieds le sol tangue et ses suivants ne le poussent qu'avec peine en glissant dans la boue. 

       Et voici que devant lui s'avance Carnaval, « uomo grasso, tondo e colorito sopra cavallo grasso »[1]. Il essaie cependant de ne pas avoir l'air trop gras ni trop réjoui car l'ordre du combat  est cette fois inversé : Carême a fait bonne chère durant cinq ans et c'est Carnaval qui maigrit. Il se doit, pour paraître crédible, d'avoir l'embonpoint austère, il porte gras mais triste, la bajoue timide, les bourrelets en berne et les poignées d'amour en déroute. Le visage grave encadré de sévères lunettes de gestionnaire, il a troqué le pot de chambre contre le costume trois pièces même s'il agite toujours quelques menues victuailles et promesses au bout de sa pique, en dépit des rebuffades constantes que lui inflige Carême. Au pied de son tonneau grimace un suivant aigri qui porte une cravate rouge et donne des coups de pieds dans son improbable monture en rêvant d'y grimper à sa place. De temps à autre, il échange quelques coups avec une virulente mégère qui tente de se jucher entre les deux attelages pour les précipiter à terre. 

       Pour Rousseau, la démocratie représentative, par le jeu des élections, ne donnait au citoyen la possibilité d'exercer de façon très éphémère sa souveraineté que pour mieux le replonger dans l'esclavage, sitôt désignés ses représentants. Accordons-nous donc avec Rousseau mais soyons plus optimiste que lui en jugeant que la comédie du pouvoir est un carnaval qui va se rejouer pour nous dimanche pour notre plus grand amusement. Il importe seulement de bien choisir le masque dont nous nous parerons à cette occasion et de ne pas oublier d'apporter quelques œufs pourris pour les lancer à la face du prochain roi de la fête.  







[1]     Martine GRINBERG. Sam KINSER. ²Les combats de Carnaval et de Carême. Trajets d’une métaphore². Annales, économie, sociétés, civilisations. 1983. Volume 38. N°1. pp. 65-98

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