samedi 3 mai 2014

Une révolution paradigmatique ?


         Un petit livre au titre étrange, Un paradigme, mérite que l’on s’y arrête un instant : en effet, il tente de contourner la sacro-sainte raison pour mieux plonger le regard vers l’intérieur, voir ce qui s’y passe et, peut-être, en ressortir avec un nouveau visage. Son auteur, Jean-François Billeter, est l’un de nos plus éminents spécialistes de la pensée chinoise dont la présence, rare, dans l’espace public s’explique difficilement – en comparaison, notamment, du très médiatique François Jullien. Pourtant, ses ouvrages consacrés à Tchouang-Tseu sont d’une profondeur insondable et font autorité jusqu’auprès des lettrés chinois.

         Son essai ne doit cependant pas être compris comme une volonté de transposer le mode de pensée chinois dans le contexte occidental – équation beaucoup trop simple pour un esprit aiguisé – mais plutôt comme un moyen de voir autrement le monde, sans renier la sagesse chinoise ni abandonner la philosophie européenne. D’où le titre : Un paradigme (« parmi d’autres », faudrait-il ajouter). Car Billeter ne souhaite pas révolutionner le monde, mais plus simplement proposer un autre mode d’accès à la réalité. Quel est-il ? Son paradigme pourrait se résumer en un mot, « activité », et se résoudre dans une expression, « régime d’activité ». Il en convient lui-même, cela n’est pas très compréhensible, et encore moins entraînant.

         Tentons de suivre l’auteur dans son périple, quitte à divaguer un peu en sa compagnie. Le point de départ est a priori simple : dépasser le dualisme corps/esprit pour ne retenir qu’un seul terme : le corps, lequel doit être envisagé dans toutes ses composantes (organes, langage, mémoire, etc.) – comme le pressentait déjà Nietzsche. Et ce corps est défini par une activité constante, seulement en partie consciente, à l’image d’un foyer en perpétuelle combustion. Dès lors, il ne nous est possible de comprendre cette activité que par les processus qui remontent jusqu’à la surface de la conscience grâce aux gestes appris (habitus) et aux paroles prononcées (langage). Sachant qu’il reste toujours au fond de ce que nous sommes une partie en jachères, dans l’attente d’être mise en culture.

         Une fois ce constat posé, Billeter cherche à énoncer les lois de l’activité consciente pour mieux les remettre en cause, et rester en quelque sorte à l’écoute de son corps. La première loi est celle de l’objectivation. L’idée surgit de ce magma incandescent, prend forme à travers les mots et acquiert un sens précis lorsqu’elle est reliée aux choses et partagée par les locuteurs. Ainsi, l’idée est devenue concrète et produit désormais des effets de réalité. Et les idées reliées les unes aux autres s’objectivent dans un monde ou, plus exactement, dans plusieurs mondes. Le travail de la philosophie consiste justement à contester cette objectivation pour en rappeler sa nature incertaine, et toujours transitoire. Le sage chinois, à l’image de Tchouang Tseu, va plus loin : il sent (en lui) que les mots débordent de sens jusqu’à se renverser, puis se vider, pour laisser resurgir la réalité toujours mouvante des mondes. Il faut en quelque sorte se déprendre du « monde réel » afin de retrouver en nous la faculté de former, ou de laisser se former, de nouvelles synthèses imaginaires. Cela est bien entendu un travail de sape, déstabilisant par nature, puisqu’il revient à déconstruire ce que nous avons patiemment bâti. Je vois comment à travers l’activité du langage je produis un monde, et m’en détache pour ne pas en devenir le prisonnier. 


         La seconde loi de l’activité est celle de la puissance agissante. Billeter en donne l’exemple suivant : quand je cherche un mot, un vide se fait, le corps agit. Mais il faut noter ici que le corps est toujours en ébullition et que seule une infime partie de ce feu remontera à la surface de la conscience sous la forme de multiples régimes d’activité : des gestes quotidiens aux rêves évanescents. Et, en intégrant ces différents régimes, voire en les multipliant, on se donne la capacité d’agir, en toutes circonstances. D’où l’importance de laisser ouvertes les vannes de l’inconnu, notamment celles qui surgissent des profondeurs et que Billetter assimile, par un étonnant retournement de perspective, à l’espace de la transcendance. Ainsi, la prière consiste bien à faire le vide en soi pour laisser advenir l’improbable, le miracle. Il écrit :

        « L’esprit ne descend plus sur nous, mais se forme en nous, de bas en haut. La dimension d’inconnu est au fond du corps et de son activité, elle n’est plus quelque part au-dessus »[1].

Il en résulte deux conséquences : l’expérience religieuse peut se comprendre comme un régime d’activité spécifique, celui qui laisse l’autre en soi se débattre et s’ouvrir à la personnalité de celui qui le porte. D’où la complexité de la personne que l’on peut saisir comme un jaillissement continu par rapport à l’uniformité de l’individu englué dans les conventions sociales. Comme disait René Guénon, nous sommes à la fois beaucoup plus et beaucoup moins que ce que nous croyons être. Peut-être pas des saints, mais sûrement pas des atomes équivalents les uns aux autres. 

        A ces régimes d'activité correspondent également des temps particuliers : celui de la vision, celui du récit, celui de l'action, etc. Sachant, là encore, que le temps le plus précieux est celui qui suspend l'activité pour accueillir ce qui émerge, entrevoir  « le point où les forces se touchent et cherchent à se combiner, où le travail se fait ". En somme, l'activité qui s'organise, la vie qui se crée. Hannah Arendt ne disait-elle pas que l'homme est le seul être capable de commencements. D'où la nécessité de remettre le travail sur l'ouvrage, autrement dit le corps sur le monde, pour que les hommes s'ébruitent à nouveau, comme les hirondelles au printemps.

 




[1] Jean-François Billeter, Un paradigme, Paris, Editions Allia, 2012, p. 77.

2 commentaires:

  1. Plutôt unilatérale comme vision. Vous êtes sûr qu'il dit ça Jean-François Billeter? Réinventer le monisme est s'aligner sur l'erreur contemporaine.

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  2. Après l'individualisme prosaïque qui s'épuise à grande vitesse il y aura ce que vous décrivez et que découvre Billeter, qui consiste à trouver la source en soi. S'approprier la source en prétendant que son mouvement est uniquement de bas en haut me fait craindre le pire pour l'humanité si ça devient un nouveau jouet. Avec en plus le jouet transhumaniste ça nous promet des combats de robots contre des dieux, une grande misère spirituelle...

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