dimanche 30 septembre 2012

Parole et action


         
           Faisant suite à la publication de l'entretion filmé de C. Castoriadis par Chris Marker, nous publions une série d'extraits afin de prolonger sa réflexion par le biais de différents auteurs. Aujourd'hui: Hannah Arendt: parole et action. 

Contre les coups du destin, contre les mauvais tours des dieux, l’homme ne peut certes pas se protéger, mais il peut les affronter et leur répliquer par la parole. Et quand bien même cette réplique ne servirait-elle à rien, ni à conjurer le malheur, ni à attirer le bonheur, de telles paroles appartiennent néanmoins à ce qui advient en tant que tel. (…) Que la parole en ce sens soit une sorte d’action, que le naufrage puisse devenir une action, lorsqu’on s’y oppose en y répliquant à l’aide de mots, alors même qu’on sombre, c’est sur cette interprétation fondamentale que reposent la tragédie grecque et son drame, son action. C’est précisément cette conception de la parole, au fondement de laquelle on découvre la puissance autonome du Logos à travers la philosophie grecque, qui passe au second plan dès l’expérience de la polis pour disparaître ensuite complètement de la tradition de la pensée politique. La liberté d’exprimer des opinions, le droit d’écouter les opinions des autres et d’en être soi-même écouté, qui constituent encore pour nous une composante indispensable de la liberté politique, ont été très tôt évincés par cette liberté spécifique tout à fait différente – même si elle n’est pas en contradiction avec la première – d’agir et de s’exprimer, dans la mesure où parler est une action. Cette liberté consiste en ce que nous appelons la spontanéité, soit, d’après Kant, le fait que chaque homme est capable de débuter lui-même une série. Le fait que la liberté d’action signifie la même chose que poser-un-commencement-et-débuter-quelque-chose est très bien illustré dans le domaine de la politique grecque où le mot archein signifie à la fois commencer et dominer. Cette double signification démontre clairement qu’à l’origine on appelait « chef » celui qui commençait quelque chose, et qui cherchait des compagnons pour exécuter l’action ; et cet accomplissement, le fait de-mener-à-son-terme-la-chose commencée, était la signification originelle du mot désignant l’action, prattein. (…) Malgré la philosophie politique de Kant qui est devenue une philosophie de la liberté grâce à l’expérience de la Révolution française, parce qu’elle est essentiellement centrée sur le concept de spontanéité, il est vraisemblable que nous n’avons pris conscience qu’aujourd’hui pour la première fois de la signification politique extraordinaire de cette liberté qui consiste en un pouvoir-commencer, étant donné que les régimes totalitaires ne se sont pas contentés de mettre un terme à la liberté d’exprimer ses opinions, mais ont fini par anéantir la spontanéité de l’homme dans tous les domaines. (…) Car le fait que le monde se renouvelle quotidiennement en vertu du phénomène de la naissance et de la spontanéité des nouveaux venus, et qu’il est constamment entraîné dans une nouvelle imprévisible, s’oppose à l’éventualité de définir et de reconnaître le futur. Ce n’est que lorsqu’on dérobe aux nouveaux venus leur spontanéité, leur droit de commencer quelque chose de nouveau, que le cours du monde peut être déterminé et prévu.

Hannah ARENDT. La politique a-t-elle encore un sens ? Carnets de L’Herne. Editions de L’Herne. 2007. p. 30-33



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