lundi 27 juillet 2015

Un Etrange usage de la fiction

Retour en arrière. Retour dans le temps, il y a dix ans, le 29 mai 2005, quand fut proposé aux Français d'approuver ou non le traité établissant une constitution pour l'Europe. La réponse négative, 54,68 % des suffrages exprimés, enterra le traité, ressuscité le 13 décembre 2007 sous la forme de l'accord de Lisbonne, cette fois sans l'encombrant souci des électeurs. Retour donc dix ans en arrière, sur un vote et un projet d'Europe auquel la crise grecque propose aujourd'hui un épilogue douloureux. 

Hollywood 1973, un jeune cinéaste californien ouvrait une chemise, à l’encre azur y inscrivait : Star Wars, métamorphosant trente ans à l’avance le vote d’une lectrice de Bernanos, d’une barrésienne, devenue biographe par amitié, bref d’une israélite née en France qui considérait l’Europe annoncée et venue comme une catastrophe sans retour. Je veux ici conter cette conversion, ce deuil accepté de l’Idéal, inscrire en lettres capitales une foi qui ne saurait être démentie dans le pouvoir de la fiction.

La  biographe de Barrès, gaulliste qui, en ce rare écrivain, saluait l’invention de la forme vide où la geste londonienne, entière, se coula, n’avait vu Star Wars ni en 1977 ni plus tard en 80 ou en 90. Jeune fille, elle préférait Godard, Garel, Antonioni, Fassbinder et Ken Russel, John Ford et Franz Capra, Frank Borzage et Douglas Sirk, méprisant le cinéma de masse. Quoiqu’un fort intérêt bientôt la poussa à admirer les indépendants du cinéma américain : Carpenter d’abord qui, de l’invasion de mutants et d’inhumains, l’avertit, le jeune Coppola filmant le passager de la pluie et les outsiders du rêve américain, les frères Cohen revenant à la figure de Fritz Lang au cœur des mines de sel d’Hollywood, puis enfin, elle découvrit que dans le moindre navet d’Amérique venu, la puissance de la métaphore surpassait bien des leçons européennes et tint les feuilletons Homicide ou Shield comme de purs chefs-d’œuvre où la part d’ombre et le combat pour le sens se voyaient dénudés avec une puissance qu’ignoreront toujours les Européens les plus doués. Pourtant voir Star Wars ne lui disait rien. Trop de machines,  pensait-elle, et puis la SF pas son truc, mis à part Le meilleur des mondes d’Huxley, cauchemar pleinement réalisé avec son cortège de maux, le refus de vieillir, la dépendance au Prozac, la fuite hors la vie et la mise à l’écart du travail, elle l’estimait genre mineur. Préjugé générationnel ? Question de genre ? Les écrivaines ou auteures n’y excellent guère et les femmes d’ordinaire goûtent d’autres romans, ceux que Jean-Jacques Rousseau, en sa grande sagesse,  voulut leur interdire.


Sans sa fille, sept ans au solstice de juin, sans doute la dame aurait-elle passé l’arme à gauche,  sans connaître l’enseignement de Yoda, le gnome vert, ni su différencier la couleur des épées lasers que les gosses en tous lieux brandissaient. Elle serait morte sans connaître du Seigneur Vador le dur destin, ni son fils Luke ni Solo,  le pilote échappé de la Royale Air Force,  souriant à la mort et répondant au « Je t’aime » désespérée de la princesse Leïla un ironique « Je sais » et surtout, ce qui nous intéresse ici : elle aurait voté NON au référendum sur la Constitution européenne. Pour la première fois, sa voix se serait mêlée à celles des vainqueurs !  Georges Lucas l’en empêcha, en voici le conte.

Je votais NON avec écœurement, pour ce pays qui a cessé d’exister en 1710, l’année où il plût à un roi très chrétien, lieutenant de Dieu sur la terre, de passer la charrue où était certaine abbaye. Non seulement ce grand roi, ce soleil rasant détruisit Port-Royal ce qui déjà était beaaucoup, mais encore purgea l’enclos sacré du cimetière des champs de cinq siècles de cadavres, transportés en tombereaux à Saint Lambert des bois où ils furent jetés en vrac dans une fosse commune où les chiens vinrent se repaître des os des Aimant Dieu.
Mézigue, la biographe de Barrès, avait naguère adoré la France, ses riches heurs, ses capitaines insurgés, le cardinal de Retz et le grand Condé, l’épée au poing aux côtés des révoltés de l’Ormée, ses stylistes, l’immense Saint-Just et ses amoureuses, Madame de Sévigné et Marie de France, ses dramaturges, Corneille en tête, Montherlant ensuite et ses vaudevillistes Labiche et Feydeau. J’aimais de la France, pêle-mêle les grincements d’Anouilh et les ellipses de Giraudoux romancier, comme m’enchantait la petite musique de Charles-Louis Philippe et de Marguerite Audoux. Au nom des Morts, au nom de l’auteur de Vie de Rancé et de son préfacier Roland Barthes, antimoderne absolument, j’étais décidée à voter NON, considérant la dégradation du pays, sans croire à l’existence souterraine d’un pays rebelle, pays réel. Certes, maurrassienne,  je ne fus jamais : ses périodes m’ennuient et ses archaïsmes,  à mes oreilles, jamais  n’eurent le charme du passé recomposé par le jeune Robert Brasillach, je le juge dogmatique. Sans doute toujours goûterai-je seulement les pensées des interstices : celle du Lorrain asiate que fut Barrès, du pédophile moralisateur que fut Henry de Montherlant, de Guy Debord adoré des gauchistes, vivant et mourant en gentilhomme castillan.
Je votais NON jadis à l’Europe de Maastricht, certaine de défendre une certaine idée du passé, une langue mise à mal, des valeurs soudoyées, menacées par l’élargissement. Alentour, en ce monde nouveau, je ne trouvais que sujets de mécontentement, oserai-je dire de souffrances ? Le communautarisme, le gouvernement des lobbies, la lourde caste des fonctionnaires, le niveau scolaire bien au-dessous de celui de la mer, l’Histoire biffée des programmes, le mépris justifié des Puissants à l’encontre d’un peuple versatile, entièrement soumis à la télévision, à l’Opinion publique, prêt à croire le fascisme revenu quand un vote de sanction voulait effrayer l’État souverain, l’absence de grandeur, l’abaissement de la qualité, enfin le peu de valeurs des gouvernants soumis à la loi des sondages, tout cela m’écœurait.
Or, à cette France nouvelle, née de trois défaites, 1870, 1918 et 1940, je n’appartenais plus. Pour toutes ces raisons — retournement autorisé par le pouvoir de la fiction —, j’ai voté OUI hier, fière de me retrouver une fois encore dans le camp des vaincus.


Guerre des étoiles et terre de France


« Il était une fois, dans une très très lointaine galaxie », des planètes peuplées d’êtres aussi divers que le communautarisme l’autorise : des « droïdes », des mutants, des clones, des monstres mi hommes mi bêtes, tour à tour stipendiés par une classe de marchands qui, sur le dos de ces simulacres humains, fomentèrent  des guerres et des paix, au gré de leurs intérêts, ou peuples de démons livrés aux loisirs, au lucre, à la luxure et la fête permanente. Autrefois, au-dessus de ces hybrides, une caste de privilégiés aux mœurs fort semblables aux nôtres régissait, résidant au bord d’un lac, le bigarré, le poïkilos, au nom de principes universels (un mâtiné de 10 commandements, de droit minimum des personnes et de respect de la liberté individuelle dans les limites du Bien commun ). Une Reine, chose rare, la fiction a des droits que le réel ignore, y était élue, mandatée pour 3 ans reconductibles et gouvernait, avec l’appui d’un Sénat qui en référait à une caste réduite, celle des Yedi, chevaliers et sages, moines-soldats, « ronins »  qui, au bonheur de l’humanité, en dépit de ses dévoiements nombreux, pourvoyaient dans les limites de la Raison. Or, il arriva qu’un Sénateur, Palpatine, trahit les Jedi, façonna une armée de clones et devenu Empereur,  extermina les chevaliers,  retournant le meilleur et le plus juvénile d’entre eux (prenant appui sur un attachement trop humain),  assassina les autres, forçant Maître Yoda, gnome quasi millénaire,  à prendre le maquis.
Contemplant ce monde imaginaire, je compris que les femmes-hommes et les hommes-femmes, les quers, les gay-prider institués citoyens faisaient corps avec le monde où je devais vivre, comme les femmes voilées qui méprisaient ma liberté de femelle prétendant partager avec l’homme le poids du monde, comme les supporters de football devenus Légion et ordonnant par un miracle qui n’eut jamais d’égal que tous ou presque s’intéressent aux coupes, que, d’Europe au Monde, elles envahissent notre champ jusqu’à ce que des télés soient installées dans les préaux du lycée et les cours suspendus pour cause de Finale. Bref, j’intériorisai enfin,  que ni l’acceptation ni le refus de la Constitution, à cet état des choses, ne changeraient rien. Game over. Les temps avaient  changé.  Les feujs ne récitent pas de prière à la République ; les immigrés n’acceptent plus le joug, qui soudain cessèrent de rêver s’amalgamer à la terre où la faim les fit chercher refuge, le Vieux de la Montagne et chef des Haschischin,  réveillé ;  les femmes avortent au lieu de prendre la pilule ;  les élèves sont devenus des jeunes et le maître un nul ne sait qui, entré,  sans assignation particulière,  dans une cage d’où il lui suffit de sortir entier…
J’ai voté OUI avec larmes, sur un pauvre pays parvenu au « point le plus bas de l’énergie. »
 N’étant pas un chevalier Jedi, mais accroupie au bas de l’échelle sociale, sujet d’Auschwitz et d’Hiroshima, victime de consensus où je n’avais nulle part, je découvris, contrefactuelle, l’idée de l’Europe à naître, comme une barrière et une digue, opposée à  l’idiotisme généralisé.


Ajoutez à cela que le « cher vieux pays » a sombré corps et biens depuis Napoléon 1er. Incapable de gagner seul la moindre guerre, ce pays n’a connu que des défaites, en outre avec l’Empire du Mal, le côté obscur de la Force, il a naguère collaboré. Aussi songeai-je que des comités d’experts, de sages, pourraient peut-être retarder la mort programmée d’un tel Continent, voire de l’Occident, j’ai donc voté OUI. Pour ma fille ! Que l’exiguïté de l’hexagone ne l’écrase pas, qu’elle puisse résider et travailler à Séville ou à Rome, à Madrid ou à Helsinki selon son humeur, que la claustrophobie ne lui soit pas cette chape qui aura été mienne ! Peut-être enfin cette génération saura-t-elle l’anglais ? Car enfin, au nom de quelle victoire, de quel chef-d’œuvre utile à l’univers entier pouvons-nous réclamer que le français domine encore ? Au nom de Mesdames Nothomb et Gavalda ou même de Michel Houellebecq, rare styliste ? Si les idées valent, la langue n’est point si idiosyncrasique, qu’elle   ne puisse en novlangue, c’est même là son point fort, être lue. La langue où s’illustrèrent Faulkner, Salinger, Bellow, Ellroy convient mieux, ce me semble, à qui prétend encore croire,  une dernière seconde,  à  la visée universelle de l’Homme. 

J’ai voté OUI avec larmes,  comme Lucas termine sa saga par la disparition de la caste des chevaliers.
J’ai voté OUI, en songeant aux Jedis de la mythologie française : à Retz et son rêve de monarchie constitutionnelle,  accoté au Grand Condé ;  à Saint-Just projetant de défaire Robespierre et guillotiné à ses côtés un 9 Thermidor ;  à Bonaparte,  au pont de Lodi,  portant l’idée d’un universalisme potentiel à l’Europe ;  à l’Allemagne mère blafarde de Heine de Brecht le poète, au despote oriental,  qu’on appelait Tsar ces années là ;  au Général sur une plage d’Irlande…  Chers dieux lares qui, en surimpression, me sont apparus comme à Luke Skywalker, le héros de Lucas retournant vers la paix, contemplant ses chers morts, principalement  son père,  redevenu le jeune Anakin, arraché son masque de malfaiteur, réinstallé à sa place, dans la lignée, en dépit de sa trahison et de sa folie,  par son ouvrage.  Au péril de sa vie, Luke Skywalker, fils d’Anakin,  l’Élu passé dans le côté obscur de la Force, a offert sa gorge à la lame paternelle faisant le pari d’un reste de bonté dans une âme au mal vouée.
Luke s’est soumis à l’adhésion et non à la négativité.


Je me soumets à un principe régulateur des démences
Très modestement et à son instar, je me soumets au monde qui vient, sachant la mélancolie stérile et engendrant la répétition, je m’associe à une Europe du marché régulé, haïssant ce faux communisme à l’assaut des capitaines d’entreprise, seul défenseur des communautés d’infortune au nom d’une culpabilité passée. Le Capital flottant, la bourse doivent être régulés, à défaut de disparaître. A quoi sert de défendre l’intérêt immédiat,  quand le Patronat et l’État ont perdu tout pouvoir, dominés par la Matrice seule.
France, je descends de ton train.
De ton superbe royaume, comme de ta République idéelle, tu as démérité. À Versailles, d’abord,  emprisonnant Fouquet, et de ton arrogance excédant ceux qui de ta sueur t’offraient une douce vie ; à la Chambre,  plus tard,  corrompue par tes scandales et tes enrichissements ;  pour finir te ralliant au « Vainqueur de Verdun » et à l’Europe de Herr Abetz, judenrein absolument.  Les jeux sont faits, la partie achevée. Game over.
De tout ce qui fut grand : l’ombre de l’Empereur, tes orateurs fameux, ton général-honneur, Peuple, toujours tu t’es plaint ou gaussé. Toujours, tu préférais le vrai Tyran au maître naturel, devant l’araignée noire gorgée de sang, ceux dont tu fis tes grands hommes n’ont guère bronché. Il est temps,  avant que La Menace fantôme ne t’atteigne, avant que La guerre des clones ne soit tout à fait gagnée, de t’arracher ta superbe et de t’inscrire dans le rang.
Une parmi d’autres, telle demeure la place que,  librement,  tu t’es forgée.
Pas d’exception culturelle,  depuis la disparition de Tati que tu as laissé mourir sans qu’il tienne encore une caméra (pas assez gauchiste), de Demy (trop rose et trop sucré,  estimais-tu,  quand le jeune cinéma asiatique le prend pour champion) — seuls Rohmer et Téchiné,  que tu ne salues guère, réactionnaires, méritent encore le nom de cinéastes. Pas d’exception culturelle en ce monde où aucun scientifique ne trouve sa place et où les Docteurs brûlent leur thèse en Place de Grève, ce microcosme où les vrais écrivains sont réduits à la clandestinité, perdus sous les piles de papier noirci par des gens qui ne mourraient pas de ne plus écrire.
Je choisis l’Europe et sa longue constitution, comme un fugitif dérive sur un vaisseau en quête de planètes nouvelles, sans mêler ma voix à celles des factieux. Trop attachée à l’Antiquité pour méconnaître la puissance destructrice de la stasis, certaine aussi que peu ou prou, les valeurs d’Homère et de Virgile ont sans retour atteint l’aube du XXe siècle. La guerre moderne, l’ypérite et l’aviation, les armes de destruction massive, l’ère des mêmes masses ont évanoui ce monde.

Avec larmes, je choisis l’Europe digue contre la science-fiction où nous vivons déjà et ferme mes oreilles aux chants trompeurs des Sirènes qui voudraient me faire croire possible une résurrection du passé. Les humains ont changé de nature, sous l’influence obscène de la Télévision et du Spectacle de la vie privée.
Je vote OUI contre les trotskistes infiltrés dans les arcanes du Pouvoir, à seule fin,  accélérateurs de particules, de conduire le Capital à son acmé pour que vienne la Révolution, l’Apocalypse. Je vote OUI contre les meneurs syndicaux qui osent parler d’acquis dans un monde où, le danger revenu, une autre solidarité exige de naître.
Je vote OUI pour ne pas voter NON en compagnie du pays réel qui hait les diplômés, les bourgeois et les riches, rêvant de places, de forfaiture et d’accumulation.
Je vote OUI, smicarde, docteur sans poste, écrivain sans lecteurs, du fond de la solitude, sachant que la France seule,  depuis longtemps déjà, depuis le soleil d’Austerlitz, ne peut rien. 
Je me tiens,  devant ce monde livré aux populismes, comme Montherlant naguère le 16 juin 1940 devant ce kiosque du cours Belzunce à Marseille où un encadré bordé de noir annonçait la capitulation.


Cette Europe ne m’est ni un vaisseau Espérance ni un canon tourné contre ce pays que désormais j’abhorre, mais un principe régulateur des démences, des trahisons et des mensonges patriotiques.
 Je vote OUI, certaine,  que parmi les technocrates de Bruxelles, des hommes avisés conscients du péril qui nous menace,  autant de l’extérieur que de l’intérieur, domination de la spéculation, Bourse où se décide l’avenir, décomposition des élites, sentiment de vengeance dressé contre une culpabilisation généralisée, sauront monter quelque digues.
Je vote OUI,  n’attendant  ni les Cosaques ni l’Apocalypse, encore moins le retour du Roi Sébastiaǒ ni la venue ou le retour du Messie.
Je vote OUI,  au nom des morts européens,  dont le martyre deviendra inutile si nous, leurs fils, petits-fils et arrière-petits-fils, nous ne parvenons pas à faire une vraie paix. Les sentiments nationaux ou chrétiens qui ont permis ce qui a été, principalement en Allemagne, en Ukraine, en Pologne, doivent payer la dette ancienne et cette Europe, qu’on se le dise n’est pas un fait, mais une construction. Certes l’Europe chrétienne est l’Europe réelle quand l’autre, utopique, ne se prétend que pur asile dans un océan de folie.


Pour retrouver la France, il suffit d’ouvrir Les Mémoires d’outre-tombe, Charles Perrault ou Le Grand Meaulnes. La littérature seule demeure, ardent sanglot et phare,  dont aucun tribun du NON ou du OUI ne saurait être dépositaire.
L’Europe était faite à Tilsit et Napoléon passe pour un monstre, elle était faite quand les juifs fuyaient l’Est vers Paris et qu’on les enfermait dans des camps de transit en attendant de les livrer, l’Europe reposait dans les mains de Wladimir Nabokov condamné à fuir la ville-lumière pour sauver sa femme Véra. Un jour advient où ce qui a été ne peut être retranché, un jour advint où ce qui a été exige la fin de nos souverainetés.
 Le pouvoir d’achat, le panier de la ménagère, l’aria de la Belle-Équipe et du Front popu ont fait long feu. Un monde nouveau a surgi des décombres de 1945, de l’agitation estudiantine des années 60 et de la décolonisation,  qui empêche toute résurrection ou sauvegarde d’un passé.
Plus jamais ça.
Aux peuples versatiles, en temps de démocratie, un pouvoir supra-national doit s’opposer. C’est avec larmes que j’ai craint la victoire de l’Empire et me suis réjouie de voir Luke, l’orphelin, revenir au pays et c’est avec les mêmes larmes que je constate la modification sans retour du monde des Jedi, des chevaliers et des héros. Les Anciens ont pour jamais cessé  d’être nos pairs et nos frères.
Ce monde a péri.

De ce deuil, je prends la mesure, m’écartant du déni,  pour n’ajouter  point,  à mes maux,  la folie.   

S. V. Juin 2005. 

vendredi 24 juillet 2015

Un été américain - Deuxième partie

Un été américain (suite et fin)


Dinners.

Dans le plus humble des restaurants populaires d'Amérique, vous devez attendre qu'un serveur vous installe. C'est là que l'Amérique redevient cette vaste table où s'abreuvent ceux qui ont soif et sont rassasiés ceux qui ont faim. Sourire et sympathie aux fontaines à sodas, aux comptoirs des US gargotes, surprise de vous y rencontrer, Parisiens, tellement différents. Les pauvres n'y sont obèses que de venir de terres où ils manquaient  de tout et de découvrir l’opulence soudaine d'une table ouverte, presque offerte. Au Texas, j'ai fumé dans des bars, bu du thé glacé et au moment de payer, reçu un sourire en partage : «  Vous n'avez pas mangé : it's free. »  

Melting-pot.

Au Texas, j'ai vu des Latinos heureux, des péons partageant un spectacle de rodéo avec des natifs. D'un côté, l'autre de la frontière, les vaches se capturent avec les même lassos et les jeunes garçons se plaisent à tenter de dompter les mêmes chevaux sauvages. J'ai fait halte à Pécos et dormi à l'Ouest du Pécos. Pas un hôtel, pas un café sur plus de deux cents kilomètres. À Pécos, j'ai vu des vaches ridiculiser des cow-boys fringants et j'ai hurlé avec la foule quand l'une d'elles, triomphe de la jeunesse, se prenait enfin au lasso. J'ai vu des cavalières, fières jeunes filles, filer comme l'éclair entre des obstacles  dans leurs tenue d'or et d'azur  et des garçons tenir plus d'une minute sur le dos d'un devil, taureau ou cheval. Je sais à présent ce que signifie OK Corral.  Cela signifie « Prêt ? ». Je suis aussi allée à Tombstone, Arizona, sur les traces de Victor Mature, le Doc Holiday de la version de Ford,  My Darling Clementine... Val Kilmer était excellent lui aussi dans la version de 1993, mais l'émotion moindre, la faute à la couleur sans doute. Évidemment, l'endroit était grotesque. Aucun moyen d'éviter le saloon de pacotille où de vieilles serveuses en guêpières et des  cow-boys de dixième zone jouaient les figurants. Mais bon, je peux dire que mes pas ont foulé la poussière où passèrent les frères Arp, offrant au bien commun leur sueur et leur vie pour qu'en dépit de tout naisse une nation.  J'ai vu dans  une arène  des soucheux et des latinos,  debout sous le soleil, têtes nues, chapeau sur le cœur, entonner d'une seule voix l'hymne américain, ce n'était pas à Woodstock, aucune saturation des basses ni distorsions des sons, seulement en 2012 à Pécos, Texas, le chant des pauvres gens, heureux dans leur misère de se sentir encore one of them, quelqu'un, poussières d'étoiles sur une bannière. Vue d'ici, la chose donne à sourire, quand aucun de nos athlètes ne chante plus La Marseillaise. Que voulez-vous ? Ici, même  nos têtes pensantes en contestent qui les paroles, qui le jacobinisme, qui le souvenir martial qui présida à sa composition, tandis que le pays se meurt sans que personne ne songe à troubler son agonie. Peuple trop impatient de le livrer, entier, à la diversité, à la confusion ou au parti de ceux pour qui un Empereur, un Président, né en France de parents étrangers, demeure l'incarnation du métèque, du diable.   

Californie.

En Californie, tout sourire avait fui, la faute à la Modernité, le modèle européen a triomphé. À L.A., j'ai vu le gay Marais, ses drapeaux arcs-en-ciel, des femmes anorexiques et solitaires baladant leur chien, des restaurants où l'on picore pour trente dollars au lieu de quatre une nourriture saine, bio et allégée, une nourriture de postulants à la haute gloire d'immortels. En Californie, foin du culte des âmes, seul le culte du corps. À la tombée du jour sur Sunset Boulevard éclatant de splendeur, à profusion, des atomes, misérables avatars humains, footinguent, et vers quelque endroit que l'on lève les yeux, ce ne sont que  corps livrés aux souffrances des arts martiaux, du yoga, aux martyrs du développement personnel. Dans les immeubles, sur les terrasses, jusque sur les  toits, au lieu des merles moqueurs du cher Texas, une forêt de bras et de jambes tendus. Avec le temps,  à l'instar  de Churchill,  je me surprends à détester ces nouveaux Onan, boudins mâles en quête de confiance en eux ou beaux garçons qui n'ont su rendre grâce de leurs dons, devenus si semblables aux dames, contraintes de demeurer fermes et belles  en dépit de l'exactitude de la chronobiologie. Il me semble même qu'un supplément de narcissisme les rend plus veules et plus faibles que ne l'est l'humanité moyenne. C'est peu dire. Comme un élan vers l'autre brisé, un soupçon d'autisme contemporain. Chacun ici frappe au portillon dans l'effroi de s'entendre crier « Au-delà de cette limite, votre ticket n'est plus valable. » Seul le culte des âmes me convient. Je n'irai plus en Californie, hormis pour m'enivrer de sa végétation et attendre la mort devant les rouleaux d'écume de Pacific Palissade ou de Big Sur, bercée  par  la rude  voix de Frère Océan du cher Romain Gary. J'éviterai désormais Venice et ses comptoirs sanitaires de vendeurs de marijuana thérapeutique. Venice, ses marchands de babioles psychédéliques... Comme j'éviterai tous les sites d'exception, tous les lieux à l'otium dédié où sévit aujourd'hui le très honteux negotium et réclamerai refuge aux rares forêts et aux plus rares  déserts encore oubliés des humains. Avant de quitter Venice, je me suis aperçu qu'ici, en Amérique, les obèses avaient cessé de m'écoeurer. Il me semblait soudain voir en eux des éléphants errant dans une futaie de très anciens séquoias et je songeai, la faute à la théorie des climats sans doute, qu'à un si grand espace, la minceur sied mal.   




Arizona.  


De Vegas où je fus pour complaire à ma fille, je ne dirai rien. La cité-mirage constitue l'essence même du péché humain, quand les palais de marbre et de stuc, les tentures et les ors ne servent que les intérêts de quelques-uns et non plus de socle à une civilisation ni de vierge terrain offert aux artistes véritables afin qu'ils y  exercent leur don en vue du bien commun. Tout compte fait, je préfère les savoir rivaliser avec la création d'un dieu qui n'existe pas que d'assister à l'infinie reproduction du veau d'or ; et puis il m'est impossible, songeant à cette anti-cité, de ne pas établir l'atroce parallèle. N'étant pas Léon Bloy, je n'y vois aucune coïncidence raisonnable, seulement la plus violente des ironies, la plus terrible des apories. Où meurt le sens devrait gîter l'insignifiance, et pourtant ! Moïse notre maître est reconnu égyptien par Freud, des gangsters juifs créent Vegas-Babylone, justifiant d'une certaine manière le stéréotype antisémite, à l'instant précis où commence la tentative d'extermination des juifs d'Europe. Opération à demi ratée seulement, tant l'Europe et le monde vont se trouver contaminés. D'un désert l'autre. Quelques années et un bon nombre de cadavres plus tard, le 15 mai 1948  –  Rommel ayant dû se donner la mort sur l'ordre de son Führer, la jonction avec l'armée de la nation arabe à naître ayant échoué –  un million de résidents juifs nés ou arrivés en Palestine sous mandat britannique deviennent citoyens du jeune État d'Israël. Dès lors, les portes de la guerre sont demeurées ouvertes et la haine est revenue avec une égale violence. Vegas, miroir d'un monde où le signe s'est substitué à la chose, m'effraie, France-Europe miniatures, le monde bientôt ne sera plus qu'une très vaste grève, peuplée ça et là de réserves humaines où des hommes-enfants vagueront dans de gigantesques parcs d'attractions. La voici la caverne platonicienne, l'ombre de ce qui fut histoire et civilisation projetée sur un mur où l'homo sapiens pour jamais aura cédé la place à l'homo insanus.

Sarah Vajda

jeudi 23 juillet 2015

Un été américain (Sarah Vajda) - Première partie


Quel point commun y-a-t-il entre Maurice Barrès, Jean-Edern Hallier et Romain Gary[1] si ce n’est que la trame de leur roman personnel donne vie au « culte du Moi » dont chacun organise à sa manière la liturgie, la pompe et le cérémonial ? D’une biographie à l’autre, l’écrivain Sarah Vajda a tracé le trait d’union entre ces trois écritures du Moi et ces trois moments particuliers de la culture française, en commençant par Barrès, l’anarchiste irréconciliable du roman national et l’amant littéraire d’Anna de Noailles, puis Jean-Edern Hallier, mythomane, idiot international, provocateur opportuniste, et enfin Romain Gary, mystificateur, compagnon de la Libération et menteur de génie. La rencontre avec De Gaulle, « l’homme qui fut la France », unit Gary à la hautaine figure de Barrès passé du « culte du Moi » au « culte des Morts », qui se fait lui aussi dans ses Cahiers, « une certaine idée » de la France. De Gaulle donna vie au songe creux barrésien de l'Appel au soldat. Barrès, affabulant le boulangisme, inventa la syntaxe vide du gaullisme et préfigura le roman national gaullien auquel Gary prêta un hommage vibrant. Hallier, quant à lui, a presque quelque chose du Mangeclous de Cohen, « Lord High Life et sultan des tousseurs et haut-de-forme et bey des menteurs et parole d’honneur et presqu’avocat »; pervers dont les larmes sèches ne s'adressaient qu'au misérable enfant qui ne parvint jamais à grandir. Tous, dans leurs grandeurs et leurs mensonges, ont réinventé le roman d’une existence en ajoutant un chapitre terrible ou improbable au roman de la nation. Mais qu’importent le bluff et l’esbroufe ! La littérature préfère les grands menteurs aux petits comptables. 
Un pays ne se survit que par la littérature. L’épopée seule –prétentieuse, mesquine, vaine ou immense – a droit de Cité dans le roman, territoire du créé où la fiction patiemment démêle le vrai du faux. Mensonge - 'duperie nécessaire', aurait dit Sieyès - qui fait se dresser les nations et avancer les hommes. Comme dans le théâtre révolutionnaire de Sylvain Maréchal, l’histoire est un volcan dont les convulsions et les colères brûlantes emportent tout à la fin. Les romans de Sarah Vajda, d’Amnésie à L’An Dernier à Jérusalem, célèbrent le lien indéfectible qui s’établit entre la littérature, école de rêve et de lucidité et le lyrisme souvent mensonger du roman national, d’une nation à l’autre.  
Le premier des textes que Sarah Vajda a bien voulu confier à Idiocratie raconte l’histoire de l’Amérique des rednecks et des interminables horizons, celle rêvée par Gary et celle à laquelle il faut, en France, systématiquement accoler, dans une nouvelle édition du Dictionnaire des idées reçues, l’adjectif « réactionnaire ». Derrière cette image des Yankees vue d’Epinal, il y a une autre Amérique, celle, vivante, réelle, qui a partagé la tragédie européenne quelque part entre 1941 et 1945, et celle qui, comme la vieille Europe, perd pied face à la tragédie plus moderne, qui se joue dans les décors haïssables de l’hygiénisme de Sunset Boulevard ou sur les scènes en carton-pâte de Las Vegas. On quittera par la suite les rivages de cette Amérique trop rutilante pour retourner en Europe et dans le passé, à l'heure de Maastrichit et de la construction européenne, avant de traverser de nouveau la mer pour une digression hiérosolymite et un regard sur l'Israël et le Liban de Richard Millet. 

Bonne lecture.





Un été américain.


Un dancefloor en forêt. 

Nous n'aurons que quinze jours pour tailler la route et nous avons promis à notre adolescente d'aller voir Vegas et L.A., en conséquence nous choisissons d'ignorer la doxa et prenons un billet pour Dallas, résolus à ignorer la texanophobie ambiante, ce concerto sans fausse note qui tient le coup sur papier. Seulement sur papier. En effet, comment songer sans dégoût à un état assez barbare pour exercer un prétendu « droit » de donner la mort à l'encontre d'un handicapé mental avéré ? Ces gens poursuivent la  politique de ségrégation voire d'extermination du Klan par tous les moyens légaux ; sadiques, ils poussent encore la perversité jusqu'à contraindre toute candidate à l'IVG à subir une échographie, à contempler le film avant liquidation de l'avorton ! Racistes, fascistes... À l'envi, les invectives pleuvent.Vus d'ici, royaume de sainte Différence, les Texans font figures de beaufs en goguette à la fête des BBR, de DJ métalleux obèses et boutonneux qui écoutent, nostalgiques du grand Reich, Laïbach au premier degré et lisent Lolita scripto sensu comme un pamphlet anti-américain. Au mieux, ces gens-là sont des brutes. Parcourir le Texas  équivaudrait à rencontrer une dystopie réalisée. La liste scélérate croît à proportion de l'horreur économique. Un mot résume la chose : c'est la patrie des Bush, ces monstres qui du 11 septembre firent, bienheureuse providence, une nuit de cristal afin de justifier l'extermination des musulmans. Plus méchant que le « petit caporal de Bohème  lui-même », l'État criminel décline l'amour de Dieu à tous les modes. Hypocrite, il repeint ses méfaits au sang de Christ-roi.  À chaque pas, il nous faut, excédés d'encens et de chants, buter sur une église des premiers ou des derniers jours, toutes ou presque, crime suprême, amies d'Israël, et toutes à la parade les jours de « gay  shame » ! Shame on you, Texas. Abhorré, tu survis, désert de sable et de pétrole ; obsolètes, tes cow-boys sont fatigués, tes Indiens en carte se doivent se visiter. L'horreur à nu. Au vif de l'injustice. À chaque village, chaque quartier, à tous lieux sa chapelle, de carton pâte dorée, dialogue avec un champ de pétrole. Vue d'ici, l'ombre médiévale à nouveau étend sa ténèbre sur l'irréel pays où à l'infini parmi les  blés et la luzerne des puits d'or noir fleurissent, comme de maigres insectes qui dominent la plaine. Dallas, le feuilleton, a propagé le stéréotype et le Texas demeure un des États où le minimum social est le plus bas d'Amérique. Anti-social, il est aussi anti-gay,  Le secret de Brokeback Mountain le crie ; le Texas est terre d'arriération mentale. Ce ne sont ni les Frères Cohen en y tournant et Blood simple et No country for old men ni Killer Joe de William Friedkin qui nous feront changer d'avis. Aktion T4 requise ! En Amérique, hors de New York et de certains campus, point de salut !
                                                                                 
 Les Texans ont si bien intériorisé le discours de leurs ennemis qu'ils n'ont pas manqué de nous demander, tous sans exception, What are you doing here ? Là-bas et seulement là-bas, nous n'avons pas eu l'air de touristes mais d'expatriés... 

Pourquoi pas ? Si j'avais un éditeur, j'y poserais bien ma valise, histoire d'en rapporter  sinon un roman du moins des brassées de choses vues. Rhizomes à gogo. L'Amérique semble terre allochtone, ni tout à fait la même ni tout à fait une autre, et l'Europe, si loin, si près, rêve familier et tout à la fois étranger... Avec l'âge, un désamour pour ma terre natale m'est venu. À mon tour de vaguer plein ouest. Vers l'infini et au-delà. J'y suis. Epochè, suspension du jugement. Voyage, voyage... l'occasion de tordre le cou à l'arrogance du préjugé et de revenir à la cuisine paléolithique du cher Delteil.

Amateurs de la route 66, s'abstenir.  Je ne vais pas là-bas, comme nos vendeurs de fringues, de bijoux ou nos maroquiniers branchés, quérir l'inspiration en ces terres reculées, pas davantage contempler les camions même si, horresco referons, une bonne part de la mode - swag, post-cool or red carpet - vient de là et que la magnificence des trucks on the road night and day fait exulter en moi l'adolescente qui dévorait naguère Vol de nuit, montait sur l'Ancre de Miséricorde et abordait, hardie, tous les galions et toutes  les frégates de toutes les mers lointaines. Non, je vais au Texas comme je marche dans les cimetières de France, en barrésienne gaullienne que la question sociale taraude et sur ma lyre où il manque une corde, je chante, inlassable, le motif de sympathie, l'antienne de l'homme qui ne se souvient que des moments heureux en terre de détresse où il devra souffrir.


Le hasard, enfin non pas le hasard mais le goût de ma fille pour la musique, nous conduit à Luckenbach. Pas tout de suite. Un tel endroit se mérite et nous mettrons plus de trois heures à le découvrir, quoiqu'il ne fût pas éloigné de plus de six kilomètres de notre point de départ. Niché en pleine forêt, tel que surgit naguère la noce interrompue, au domaine mystérieux où le Grand  Meaulnes vit Yvonne de Galais pour la première fois, Luckenbach nous attendait, que nous ne trouvions pas. La vieille parpaillote bénévole de l'office du tourisme de Fredericksburg avait guidé nos pas vers une ville fantôme. En cette saison, concerts de country tous les jours de cinq heures P.M. à minuit. Luckenback, lieu-dit, un bureau de poste dont les portes ont  fermé le  30 avril 1971 –  son code postal (78647) retiré du circuit – , un magasin général, surtout une salle de bal en bois dressée à couvert en pleine nature, parquet lisse où il me semble voir danser Natalie Wood – captive aux yeux clairs – au bras de John Wayne, frondant le regard des honnêtes femmes. En un instant, je me souviens  des films de Ford, de la Temple dans Elle portait un ruban jaune, de Maureen O'Hara au bras de l'Irlandais... La vallée n'a jamais cessé d'être verte. Nous ne sommes qu'à quelques mails de Fort Alamo, quelques encablures de l'Arizona, tant il est vrai que là-bas l'horizon plus vaste comble mieux nos appétits. La douceur du « déjà vu » toujours entraîne le voyageur à aimer l'Amérique. Ces vieillards en chapeau de cow-boys prennent vite des allures de figurants et « roses pourpres du Caire »,  nous voilà emportés.  L'écran s'écarte  pour  nous faire une place. Étant venus un jour de semaine, la salle de bal est vide. Promis, nous reviendrons danser à Luckenbach et mon amour, tu auras le visage de Richard Widmark dans Les Deux cavaliers... Foin de la guinguette à Gégé et de la rue de Lappe au temps joyeux, ma génération a reconnu Corneille, rivée devant des westerns. Oui, j'ai su à l'avance Eschyle,  le procès qui permet l’avènement de la démocratie devant L'Homme qui tua Liberty Valance et l'impossible cas de conscience de l'officier devant les poings serrés du vieux John Wayne, forcé à l'attaque d'un fort par un jeune crétin de West Point descendu. Solitude non pas d'un champ de coton mais d'un fortin défait. Alentour, le concert. Air connu.  La chanson  parle du garçon monté à la ville, de la fiancée laissée au pays, mariée en son absence, du soir qui tombe sur  les vergers et les vignes, de conscription, de guerre et de combats perdus.  Au bar,  je commande deux bières, que voulez-vous, deux Texanes. What are you doing here ? Non, je ne suis pas journaliste, critique musicale à Technikart ou à Standart, je n'écris même pas dans Causette, une vraie quiche, je ne suis personne, juste un amateur d'âmes, venue pour voir. En gratitude, pour cette soirée unique entre les soirs. 
 Assise sur un banc de bois, Brigitte London chante. Visage lumineux, yeux verts, crinière fauve, elle chante ses racines. Elle chante ce dont ici nous avons honte, l'ordinaire,  et elle le célèbre d'une voix pleine et rauque. D'un cœur entier.  Peu de spectateurs. Dix au nombre. Et quels spectateurs ! Aucune tribu à la mode. Amoureux du look, repassez. Ici, la guinguette a ouvert ses volets, les pauvres sont de sortie. Sur un arbre perchés, des chats et des poules. Je ne suis certes pas rat des champs mais je n'avais de ma vie jamais contemplé un tel tableau. Motif de sympathie. À côté de nous, un jeune couple. Leur fils,  Andrew, souffre de progéria. Ici, ni les vieillards ni les handicapés – faute de sécurité sociale sans doute – ne vivent, heureux, entre eux, à l'abri des rumeurs du monde, sans déranger, hideux tableau, les braves gens, les belles personnes. L'enfant frappe des mains et chantonne d'une voix frêle mais juste les très vieilles mélodies. Deux grosses filles réclament une chanson d'amour, la London s'y colle et  les invite à reprendre le refrain. En filigrane, le film de leur vie, les dizaines de garçons dont elles n'ont obtenu que la faveur d'une danse et une bonne dose de mépris. Dieu vomit les laides, qui pour seule consolation n'auront qu'un refrain de jukebox. Les filles entourent Andrew et chantent avec lui. Le père nous demande de le prendre en photo avec sa famille. Il est professeur d'histoire au collège, à Bâton-Rouge, Louisiane, la ville où  Ignatius, le héros de La Conjuration des imbéciles, relit Hildegarde de Bingen et réclame à l'incendiaire Myrna le salut contre un internement arbitraire pour crime d'intelligence. Cet homme se fiche que nous soyons Parisiens. S'il vient un jour en France, ce sera  pour se rendre à Verdun. Nous évoquons le paysage après la bataille, les vertes collines, que des  millions d'obus, tombés sans discontinuer quatre ans durant sur la plaine lorraine, ont façonné de fer et de sang, la terre soudée d'eau et de larmes mêlées, Américains, Canadiens, Australiens, Européens... Seule manquait à l'appel la Russie communiste.  
Terrible monde que le nôtre, monde du mensonge déconcertant. D'autres ombres bercées par la douce guitare envahissent le bal. En tête, vient Thorez le déserteur, talonné par le fantôme de Nizan, lâché par ses camarades que suivent les lémures des cent-mille fusillés ; pâle simulacre, Sartre paraît au Café de Flore ; et descendus de Belleville, le zombie de la môme Piaf guidé par  Maurice Chevalier braillant les Gars de Ménilmontant toujours remontant... tentent devant un parterre d'ombres vert-de-gris, maladroits, d'assourdir la voix de la Baker, saluant nos boys à Londres. De quel droit haïssons-nous les Américains ? Quel snobisme nous pousse à mépriser les ploucs, les pedzouilles ? Comment osons-nous retrancher une famille parmi les familles spirituelles de la France ? La solitude comme à l'accoutumée effraie mon âme quand je songe que nous devrons rentrer au pays de l'excellence, au lieu de demeurer à l'ombre d'un dancefloor en forêt.
Sarah Vajda.







[1]Personnalités qui, chacune, sont passées entre les mailles de l’écriture de Sarah Vajda pour trois biographies exemplaires : Maurice Barrès (Flammarion, 2000), Jean-Edern Hallier, l’impossible biographie (Flammarion, 2003) et Gary & co (Infoilo éditions, 2008). 

lundi 20 juillet 2015

Chevaucher le tigre



Il est difficile d’aborder froidement l’œuvre de Julius Evola tant cette dernière est devenue la référence ultime des droites radicales, parfois jusqu’à l’idolâtrie. On s’imagine volontiers, à lire l’auteur des Hommes au milieu des ruines, que les « convives de pierres » se tiennent debouts, impassibles, dans les catacombes du monde, prêts à rompre le silence des dieux quand le cycle approchera de sa fin. Evola a lui-même entretenu cette forme de fascisme ésotérique pour se situer au-delà de l’idée, aux abords des paysages du mythe, découvrant ainsi la tradition hyperboréenne dans ses reliefs les plus fantasmatiques. Ce serait pourtant une erreur que d’enfermer l’auteur italien dans cette imagerie occulto-politique ou même de le réduire à son influence dans les milieux néofascistes. Evola nous semble être ailleurs, du côté d’une philosophie de l’existence et, disons-le, d’un existentialisme des profondeurs – un existentialisme de l’abîme. Son dernier véritable essai, Chevaucher le tigre (1964), en est la plus parfaite des illustrations.


Le penseur italien met entre parenthèses son engagement politique, sans pour autant le renier, et s’interroge sur les formes d’existence que peut revêtir un certain type humain : « Dans quelle mesure peut-on accepter pleinement un état de dissolution sans en être touché intérieurement ? » Autrement dit, l’homme qui se trouve au milieu des ruines ne doit plus compter que sur lui-même pour s’orienter dans l’existence. Ce positionnement sous-tend deux abandons essentiels, et contraints, comme par la force des choses. Ainsi, les sempiternels discours sur la décadence, suivis des mêmes sempiternelles résolutions pour sortir de la crise, n’ont plus lieu d’être tenus dans un monde entièrement soumis au règne de la quantité. L’action politique devenue inutile, il ne faut pas s’imaginer, non plus, se réfugier dans des citadelles de l’esprit, entre soi, comme beaucoup de traditionalistes l’espèrent encore. À l’opposé de Guénon, et de ses nombreux « suiveurs », Evola constate que la voie initiatique se révèle également être une impasse. Les grandes institutions religieuses (y compris dans leurs déclinaisons ésotériques), en Orient comme en Occident, ont subi de plein fouet les effets de la modernité jusqu’à devenir l’ombre d’elles-mêmes. Ce constat ne doit pas être interprété comme un aveu d’impuissance, encore moins comme un renoncement pessimiste, mais tout simplement comme un état de fait incontournable qui soulève une nouvelle fois la question : que faire ? « Chevaucher le tigre », nous dit Evola.


Cette belle formule extrême-orientale signifie que, si l’on réussit à chevaucher le tigre, on l’empêche de se jeter sur vous et si, en outre, on parvient à maintenir la prise on aura peut-être raison de lui. En l’occurrence, le tigre représente la société moderne, et il appartient à un certain type d’homme, les « hommes différenciés », de goûter les poisons de cette société pour les transformer en remèdes, c’est-à-dire en faire des moyens d’élévation spirituelle. Qui sont précisément ces hommes ? Au début de son ouvrage, Evola rappelle qu’il ne s’adresse ni à la « petite troupe qui semble disposé à se battre encore sur des positions perdues », ni aux ascètes qui ont les dispositions intérieures et les moyens matériels de s’isoler complètement, mais aux hommes qui ne peuvent ou ne veulent pas couper les ponts avec la vie actuelle sans pour autant se laisser engloutir par elle. Ces hommes se différencient des autres par leur rejet instinctif du monde moderne et par leur aspiration à quelque chose qui les dépasse, une forme de transcendance. En cela, ils restent bien des hommes de la Tradition qui se trouvent plongés dans un monde privé justement de traditions. Dans ce contexte, seule l’existence peut servir de support de réalisation, une existence toujours au bord du précipice.




Il a parfois été reproché à Evola de rester vague dans ses propositions et de s’en tenir finalement à un positionnement de principe. C’est oublier qu’il se situait dans une optique clairement individualiste, voire anarchisante, qui laissait ouverte toutes les possibilités d’éveil. En outre, il a tout de même fourni un cadre dans lequel le contenu de certaines doctrines traditionnelles sont transposées dans le contexte de la modernité – nous ne sommes pas loin ici d’une sorte de sécularisation de la métaphysique. La première orientation consiste à « se connaître soi-même en s’éprouvant » dans le but de se donner sa propre loi. Cette épreuve par le feu des expériences est naturellement risquée puisqu’elle plonge l’individu dans le chaos du monde moderne. À ce titre, Evola passe en revue une multitude de mouvements (teddy boys, hipsters, beatniks, etc.) et de philosophies (Sartre, Nietzsche, Heidegger) pour insister sur le décalage entre les modes existentialistes et la mise en abîme existentielle. Peu importe les moyens, l’objectif est d’atteindre la racine de l’être, ce qui caractérise en propre une personne, et de se conformer à son principe essentiel. La seconde orientation consiste justement à dépasser sa propre personnalité (le Soi) pour accéder à son noyau inconditionné. En termes hindous, cela suppose de surmonter tous les conditionnements de l’existence humaine pour « rester debout, même dans le vide, dans le sans-forme. C’est là l’anomie positive, au-delà de l’autonomie ». On reconnaît ici l’une des dernières étapes du processus initiatique qui se caractérise par une sorte de présence absolue, où  « l’immanent se fait transcendant, et le transcendant immanent ».


En conclusion, Julius Evola se propose de transcrire cet état d’impersonnalité active dans une posture politique : l’apoliteia. Ce terme grec renvoie à l’irrémédiable distance que doit éprouver l’homme différencié à l’égard de la société moderne et de ses valeurs, à son refus absolu de s’unir à celle-ci par le moindre lien. Chevaucher le tigre a souvent été interprété comme une sorte de manuel pour l’anarchiste de droite. Il lorgne effectivement du côté de Stirner et se réfère fréquemment à Nietzsche, mais la figure la plus proche est sans conteste celle de l’anarque esquissée par Jünger dans le Traité du rebelle et finalisée dans son roman Eumeswil. L’écrivain allemand y décrit un intellectuel qui s’est forgé sa propre loi intérieure pour se rendre étranger au monde : « Le rebelle a été banni de la société, tandis que l’anarque a banni la société de lui-même ». Dans ce contexte, l’action politique n’a aucun sens sauf lorsque cette dernière est conçue comme une mise à l’épreuve de soi dans un face à face radical avec l’Etat moderne. Evola dira, bien sûr, que c’est le meilleur moyen de se brûler les ailes tout en précisant que de voir les principaux agents de la société bourgeoise dans un état d’insécurité permanente n’était pas pour lui déplaire. Un reste de kshatriya sans doute.  


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https://www.helloasso.com/associations/idiocratie/paiements/idiocratie-numero-moins-deux



 




vendredi 17 juillet 2015

Gustave



Gustave revient sous les traits de Jacques Weber depuis le 16 juin 2015 au théâtre de l’Atelier. La pièce, montée il y a vingt ans, en 1996, par Arnaud Bedouet et Jacques Weber, a été reprise en 2008, puis l’an dernier, avant d’être proposée à nouveau cet été, jusqu’au 25 juillet sur la scène du théâtre de l’Atelier, avec une mise en scène de Christine Weber. Pièce ? Un monologue d’une heure trente plutôt, porté par la stature imposante de Jacques Weber qui offre à la correspondance de Flaubert un gueuloir à la mesure du grand Gustave. Seule la présence d’un auditeur silencieux – Eugène, homme à tout faire fictif et résigné, interprété par Philippe Dupont – donne à cette lecture qui n’en est pas tout à fait une l’allure d’une conversation. Encore la conversation s’avère-t-elle anémique. Pendant près de deux heures, Eugène le domestique, las et accablé, prête une oreille compatissante aux éructations de l’écrivain reclus dans son exil normand. Saluons la performance de Philippe Dupont qui parvient à donner silencieusement la réplique à ce Gustave wébérien occupant tout l’espace et ne prononçant, pendant toute la durée de la représentation, qu’un seul mot, mais non des moindres : « Abricots », deuxième entrée du Dictionnaire des idées reçues, invariablement suivi dans toute conversation de bon aloi de « Nous n'en aurons pas encore cette année. »
Le Flaubert que donne à entendre Jacques Weber est celui, librement inspiré, des lettres échangées par Flaubert avec Louise Colet et quelques autres (des proches comme Ernest Chevalier ou Louis Bouilhet, ou encore la mère de Flaubert). « Une masse de facéties, pour reprendre les termes d’une lettre envoyée en 1840 à son ami Ernest Chevalier, de dévergondage, d'emportement, le tout pêle-mêle, en fouillis, sans ordre, sans style, en vrac, comme lorsque nous parlons ensemble et que la conversation va, court, gambade : que la verve vient, que le rire éclate, que la joie nous saccade les épaules et qu'on se roule au fond du cabriolet. » Le style est bien là pourtant, il éclate, il tonne, il tance, il éructe, fustige, gifle, emporte tout et n’épargne rien ni personne et surtout pas les femmes, pour commencer, auxquelles Gustave pense tout le temps mais à qui il reproche leur passion envahissante, comme Flaubert le reprochait à Louise Colet en, lui écrivant de sa retraite, en 1847 : « Tu veux savoir si je t’aime ? Eh bien, autant que je peux aimer, oui ; c’est-à-dire que, pour moi, l’amour n’est pas la première chose de la vie, mais la seconde. C’est un lit où l’on met son coeur pour le détendre. Or, on ne reste pas couché toute la journée. Toi, tu en fais un tambour pour régler le pas de l’existence ! »
Le Gustave sur lequel s’ouvre le rideau du théâtre de l’Atelier est un Flaubert éconduit par cette Louise qu’il a aimée mais à laquelle il avoue qu’il ne peut consacrer toute son existence puisqu’il a choisi « d’entrer en littérature » comme on entre au couvent. «Que veux-tu que j’y fasse ? Que je vienne à Paris tous les mois ? Je ne le peux pas », annonce-t-il à la malheureuse qui se lamente. Gustave lui-même se lamente beaucoup, sans affectation, sans les poses maniérées des faiseurs qu’il abhorre mais toujours avec excès. Ce Gustave-là est un égoïste qui s’assume, un asocial qui se revendique et un goujat qui s’expose. « J’estime autant un forçat que moi, autant les vierges que les catins et les chiens que les hommes. À part ces idées un peu drôles, je suis comme tout le monde. »
Oreilles chastes, esprits raffinés à la sensibilité exquise, poètes amoureux de vos langueurs morbides : fuyez ! Ici on ne verse pas de larmes amères, on beugle ; on n’éprouve pas de délicieux tourments mais on saigne, on boit trop et on crie ; on ne tombe pas en pamoison mais on révère la concupiscence et les putains ! Lamartine en sort assassiné, et avec lui toute la cohorte des rimailleurs qui « en contemplant leur pot de chambre s’imaginent voir des lacs », invoquant le Panthéon, les Grecs et les Romains en se drapant dans une couverture. Musset survit à peine à l’éreintement : « ce fut un brave garçon pas très inspiré », lui accorde Gustave, juché sur une chaise, s’imaginant délivrer son oraison funèbre en entrant à l’Académie. Il faut dénigrer l’Académie, dit en effet le Flaubert du Dictionnaire des idées reçues « mais tâcher d'en faire partie si on peut. » Pourquoi donc ? Pour prononcer un discours à faire trembler ses murs pardi ! tonne Gustave. Le seul auquel le reclus tonitruant rend un véritable hommage est Victor Hugo, le « grand crocodile » auquel Flaubert vouait une admiration sans borne.
En attendant de faire trembler les murs de l’Académie, le Gustave de Weber fait trembler ceux du théâtre de l’Atelier et du décor de la maison du Croisset, où Flaubert s’était établi à partir de 1846. Le Flaubert de Weber est celui qui a « fait le pari de tout dire », de ses voyages en Orient jusqu’à ses expéditions au bordel. Tout y passe donc : les relations entre les femmes et les hommes, la prétention et la bêtise bourgeoise, mais aussi celle des artistes et des faux poètes. Les puristes pourront regretter la liberté prise quelquefois avec le texte, les raccords acrobatiques entre les correspondances et le reste de l’œuvre mais le texte demeure, somptueux, incandescent, servi par un Weber qui arpente la scène comme un ours en furie. On pourra regretter peut-être que certains passages aient été transformés, comme celui de l’enterrement de Mme Pouchet, où Flaubert se rendit en réalité et où il fit l’expérience une fois de plus du véritable grotesque qui lui inspira peut-être le Homais de Madame Bovary : « j'en ai été accablé à l'enterrement de Mme Pouchet, écrivait-il à Louise Colet en 1853. Décidément le bon Dieu est romantique ; il mêle continuellement les deux genres. Pendant que je regardais ce pauvre Pouchet qui se tordait debout comme un roseau au vent, sais-tu ce que j'avais à côté de moi ? Un monsieur qui m'interrogeait sur mon voyage : "Y a-t-il des musées en Égypte ? Quel est l'état des bibliothèques publiques ?" »
L’omission est bénigne et l’interprétation de Weber et la mise en scène restituent sans la trahir toute la force du verbe flaubertien. Vingt ans après la première mise en scène, les années donnent même à Weber une stature qui convient mieux encore à ce Gustave volcanique.  Flaubert fustigeait il y a un siècle et demi le bourgeois conformiste confit dans l’esthétisme pédant, il exécute aujourd’hui le moderne repu de subversion tranquille et de transgression convenue.

Première : 16/06/15
Dernière : 25/07/15
Mise en scène : Christine WEBER
Distribution : Jacques WEBER, Philippe DUPONT
Guichet : Atelier 1 place Charles Dullin  75018   PARIS
Tél. location : 01.46.06.49.24




Goustaf est aussi chez Causeur.fr